Spampinato Francesco : Debussy, poète des eaux. Métaphorisation et corporéité dans l'expérience musicale (préface par Bernard Vecchione). L'Harmattan, Paris 2011 [270 p. ; ISBN 978-2-296-13662-5 ; 24, 50 €].
Dire de Debussy qu'il est « poète des eaux », voilà une affirmation qui ne devrait pas surprendre spécialistes de la musicologie et mélomanes avertis. Au cœur des considérations musicales – historiques et contemporaines —, les compositions de Claude Debussy sont intimement liées au milieu aquatique ; bon nombre de critiques, biographes et musiciens utilisent lorsqu'ils discourent sur Debussy et sa musique, un vocabulaire particulier, extra-musical, faisant la plupart du temps référence aux milieux naturels, aérien ou aquatique.
D'où découle ce rattachement implicite au monde naturel ? Pourquoi la musique de Debussy nécessite quasi nécessairement dans sa description, un discours métaphorique ? Et plus encore, en quoi cette métaphorisation peut-elle servir la compréhension de l'œuvre ?
Ce sont là, entre autres, les questions fondamentales qui nourrissent cette seconde publication personnelle de Francesco Spampinato. S'intéressant aux caractéristiques matérielles et imaginatives inhérentes à l'expérience musicale, l'auteur fournit avec le présent ouvrage une approche originale de l'œuvre de Claude Debussy. Originale non pas qu'elle remette en question les nombreuses études s'intéressant depuis près d'un siècle au compositeur français, mais bien parce qu'elle ne trouve pas d'égale dans les entreprises musicologiques. La préface de l'ouvrage, remarquablement rédigée par Bernard Vecchione, permet d'appréhender la pertinence des propos que développe Francesco Spampinato. Dépassant la simple présentation, le texte de Bernard Vecchione souligne avec éloquence et sincérité l'originalité des intentions contenues dans ce livre et la solidité de l'argumentation mise en œuvre pour les présenter.
Ainsi, l'orientation prise ici par Francesco Spampinato se détache de la musicologie analytique — qui ambitionne soit d'objectiver soit de subjectiver les véritables volontés des compositeurs au travers de l'étude de leurs œuvres —, en proposant une musicologie expansive : le phénomène musical se trouve considéré selon plusieurs approches, mêlant sciences humaines et sciences « dures ». L'investigation du discours métaphorique offre une nouvelle conceptualisation de l'appréhension de la musique, à la fois rationnelle et imaginative, reflet de l'expérience musicale. Cette dernière apparaît comme point de rencontre entre la musique — objet sonore vécu — et la musicalité — vécu individuel de l'objet musical – que la métaphore permet d'aborder. Selon toute vraisemblance, l'œuvre musicale de Claude Debussy, de par son exploitation de la matière et les images qu'elle incorpore, se révèle être un modèle remarquable pour l'étude de la théorie de la métaphore.
Afin de présenter cette autre approche musicologique, Francesco Spampinato va s'appuyer sur la présence aquatique, véritable archétype stylistique omniprésent au sein de la création musicale de Debussy. Ainsi, c'est au travers du compositeur, de ses écrits, et de ceux qu'il a pu susciter, que l'on aborde cette nouvelle approche du phénomène musical. Pour cela, l'ouvrage s'organise en trois parties, l'une s'intéressant aux écrits de Debussy, une seconde aux écrits sur Debussy et sa musique et une dernière concrétisant l'ensemble des présupposés établis par une approche analytique de Jeux de vagues.
Mêlant à la fois approches herméneutique, sémiotique et linguistique, le premier chapitre dévoile la réelle connivence reliant Debussy au monde naturel et à l'univers matériel qui en découle. Des écrits du compositeur, transparaît son rattachement au milieu naturel et sa conception d'une réelle collaboration entre musique et nature : la nature fait la musique qui n'en est en quelque sorte que le reflet. Cet examen textuel des figures métaphoriques signifiant le phénomène musical souligne la considération d'une musique comme « substance matérielle ». En ce sens, les différents titres des pièces et les textes poétiques mis en musique attestent l'affiliation aux éléments matériels, au sein desquels l'imaginaire aquatique occupe une place dominante. On y discerne la présence d'une essence liquide les inscrivant dans le monde naturel. De même pour les indications portées sur la partition par le compositeur à l'usage des interprètes, qui s'avèrent elles aussi empreintes de valeurs métaphoriques, naturelles et matérielles. Ainsi les mots du compositeur pour parler de et sur la musique se révèlent ancrés dans « l'imaginaire aquatique ».
La seconde partie de l'ouvrage s'attache quant à elle à la réception de Debussy et de ses œuvres, que l'on découvre au sein d'études esthétiques ou biographiques. Les différents auteurs, musicologues ou biographes qui ont écrit sur Debussy et sa musique utilisent eux aussi un langage imagé, métaphorique, soulignant l'ubiquité de l'imaginaire liquide debussyste. Se trouve ici précisée l'importance du vécu dans la verbalisation métaphorique, et l'importance que celle-ci peut avoir lors d'une approche analytique. Cette association au milieu liquide occupe une telle place au sein des écrits sur Debussy, qu'elle construit sa désignation stylistique : le style « aquatique » de Debussy. Le discours figuré sur la musique, en se référant à d'autres expériences de la nature humaine, permet donc une approche stylistique approfondie. L'approche du style debussyste se trouve ici à contre courant des analyses habituelles : détachée aux premiers abords de la partition pour se centrer sur les images et les impressions engendrées par l'écoute. La métaphorisation découle de l'expérience vécue lors de l'écoute et de l'imaginaire qui lui est associé. Elle rend donc compte à la fois d'une manière universelle de concevoir la matière musicale et d'une compréhension personnelle de l'auditeur (qui produit la métaphore), symbole d'un vécu particulier.
Pour soutenir son argumentation Francesco Spampinato fait appel à des domaines variés ; ainsi, la volonté d'observation des dits sur Debussy élargit le champ musicologique, mettant en relation des écrits tant biographiques qu'esthétiques, philosophiques ou psychanalytiques. L'expérience fonde la compétence musicale, intimement liée à la capacité de produire du sens autour de la musique et par la musique. Le vécu musical, par la métaphorisation et la corporéité qu'engendre l'expérience, nous offre alors une voie d'accès au sens de l'œuvre.
Les œuvres de Debussy, comme la plupart de celles composées depuis le premier XXème siècle, malmènent les analyses traditionnelles qui recherchent une forme établie et une organisation interne – harmonico-rythmique – ordonnée. Historiquement, Debussy apporte un allégement et une intimité à la musique occidentale, engendrant ainsi une métamorphose de la matière musicale : la forme musicale en mouvement, symbole de la globalité de l'œuvre, de l'indivisibilité de ses parties. La création en musique, devenue élément dialectique entre progrès et tradition, déstabilise l'étude courante et nécessite alors une nouvelle approche, plus singulière, plus intérieure, issue du vécu musical.
Pour illustrer et concrétiser ces propos, Francesco Spampinato nous livre dans une troisième partie une approche sémio-psycho-physiologique de Jeux de vagues — œuvre exemplaire en ce qui concerne la fluidité de la matière sonore — nous entraînant par là au cœur de l'imaginaire musical. Afin d'obtenir les éléments nécessaires à cette analyse, l'auteur s'appuie sur un recueil de commentaires d'écoute, issus du vécu immédiat de la pièce musicale. Les observations concernant cette œuvre, se trouvent nécessairement investies de dimensions métaphoriques proposant une entrée nouvelle au sein de la pièce musicale. La verbalisation qu'engendre l'écoute fait ressortir la place de la fluidité matérielle — aérienne ou aquatique — et de l'investissement corporel que Jeux de vagues suscite chez l'auditeur. La dynamique de la musique debussyste se trouve assimilable à celle de l'eau dont l'écoulement crée la puissance, la vigueur et le développement, dont le balancement rappelant les mouvements des vagues entraine l'auditeur au travers de son corps. Les précisions verbales apportées par les différents individus associées à une analyse détaillée du texte musical vont alors permettre de faire ressortir les traits musicaux vécus lors de l'écoute, faisant par là émerger les aspects signifiants de l'air et de l'eau, l'imaginaire musical des matières fluides.
L'ensemble de l'ouvrage repose sur une organisation claire des propos qu'il développe et apporte une observation approfondie et novatrice du phénomène musical. Pour cela, il alterne adroitement analyses musicales et approches théoriques, faisant appel à de nombreuses références documentaires diversifiées. La réflexion proposée chemine ainsi, entre autres, entre les dits et pensées de Vladimir Jankélévitch, Bernard Vecchione, Gino Stefani, ou encore Michel Imberty.
« L'ETUDE du discours métaphorique autour de la musique est une voie privilégiée pour la compréhension de l'expérience musicale, aussi bien comme expérience de réception que comme expérience de production » (235).
Avec cette phrase, Francesco Spampinato illustre explicitement son positionnement au cœur d'une « musicologie ouverte » : cherchant à s'imprégner de l'œuvre dans sa globalité en envisageant en premier lieu d'appréhender pleinement l'expérience musicale, il accorde une place toute particulière à « l'imaginaire musical ». L'analyse métaphorique de la musique semble prendre tout son sens dans une approche plurielle du phénomène musical et ouvre des perspectives pour de probables considérations inter-artistiques.
Sylvain Brétéché,
Département « Musique et sciences de la musique »
Université de Provence Aix-Marseille I
Avril 2011
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Vendredi 9 Février, 2024