Conférence prononcée le 17
janvier 2008, au Conservatoire de Caen, dans le cadre de conférences
pluridisciplinaires consacrées aux relations du texte et de la
musique.
[écoute : Schuman,
l'Oiseau prophète]
1. L'oiseau prophète ou le
siècle du langage
Autour des spirales
prophétiques de l'oiseau schumannien, tels les mystérieux mélismes des
tefillin hébraïques, s'enroule une langue. A quoi
obéit-elle ? Qui en gouverne le sens ? Cet oiseau solitaire qui
révèle le langage au cœur du romantisme parle t-il ? chante
t-il ? Observe t-il la grammaire ? Sa langue est-elle
naturelle, comme les vielles langues naturelles d'Europe, l'anglais,
l'allemand, l'espagnol ou le français ? Ou est-elle artificielle
comme celle, mécanique, des oiseaux de contes, ou comme le
« volapück » de Schleier ou « l' esperanto » de
Zamenhof » ? Parle t-il une langue morte d'essence sacrée et
secrète dont on a perdu la clef et qui git dans les sons ?
Parle t-il une langue vernaculaire au milieu de la forêt, une langue
populaire, le patois de Thuringe ? Parle t-il une langue de haute
culture, juché sur un conifère germanique hégelien ? Parle-t-il une
langue politique en emplissant l'espace de son message initiatique à
l'adresse d'un conquérant germain, futur Siegfried des bois ?
Le récit que l'oiseau nous
dit appartient à la langue. Il appartient à la langue musicale, dont le
double pouvoir de structuration entre son et sens, s'inscrit dans le giron
de l'histoire des langues littéraires.
Le récit de l'oiseau nous
convoque dans les eaux dangereuses du discours plaqué sur la musique.
Subtil s'il en est, le terrain s'apparente souvent au commentaire le plus
trivial, voire au mauvais goût, tel certain
rubato trop chaloupé adapté au texte des valses de Chopin. Une
bonne approche du
rubato disent les stylistes oblige pourtant à la sophistication,
vis à vis du rythme, du timbre, du tempo, de l'harmonie, du genre de la
pièce ; par conséquent à tenir compte de données multiples.
[écoute : Valse de
Chopin / R. Koczalski]
De même une approche correcte
de la relation entre littérature et musique ne pourra s'en tenir aux lieux
communs littéraux concernant le sens descriptif. Elle fera, prudente, son
œuvre d'herméneute, d'interprète, avançant pas à pas dans le lacis des
analogies.
Notre démarche de généraliste
du langage musical ne peut prétendre dans ce cadre ni la scientificité du
linguiste ni à celle de la méthode historique encore moins qu' à celle de
l'esthéticien ou de la philosophie du langage, c'est à l'ombre
de ces disciplines que l'on voudrait cependant - bien naïvement sans
doute - tirer quelques enseignements pour nourrir ce soir un propos à
trois temps :
- Premièrement, le Romantisme comme culte du
langage
- Deuxièmement, Liszt comme médiateur central
du transfert entre culture littéraire et musicale
- Enfin, la langue musicale comme Voix des
Peuples ou message d'émancipation des nations d'Europe qui nous donnera
l'occasion de conclure cette séance sous la forme d'un petit récital.
*
La saisie du temps en
mouvement est un acte commun à la littérature et à la musique. Depuis le
XIX
e siècle, (rivage peut-être déjà un peu exotique que l'on
voudrait ici d'abord esquisser sous forme panoramique),
l'exploration des possibilités du langage cesse, semble t-il, de
s'apparenter pour l'écrivain, à un jeu, aussi intellectuel soit-il
d'ailleurs, tels que les formalismes poétiques voluptueux du Parnasse.
Depuis Verlaine et Rimbaud, mais peut-être déjà depuis Jules Verne,
cette exploration au cœur du langage s'engage comme une puissante aventure
spirituelle. La littérature n'est plus chez les écrivains et les poètes du
XIX
e siècle ornement du monde, art décoratif, mais elle
cherche à ÊTRE le monde. Claudel aux confins du siècle fait aussi du
langage l'outil qui donne existence au monde. Dans la descendance de Hugo,
puis des symbolistes de Rimbaud à Mallarmé, le drame de Claudel- sorte de
synthèse littéraire du siècle – envisage désormais le langage écrit comme
acte créateur. Ainsi le grand dramaturge traite t-il de l'écriture
poétique dans la seconde partie de
La Ville (1897) :
[« Par le moyen de ce
chant sans musique et de cette parole sans voix, nous sommes accordés à la
mélodie de ce monde.]
« Tu n'expliques rien, ô poète, mais toutes choses par toi nous
deviennent explicables. »
Voilà donc l'écrivain
moderne. L'écrivain tel que sorti de la forge romantique, des
Misérables au
Soulier de Satin, forçat condamné au travail adamique, au travail
génétique de « nomination », par qui l'action de l'écriture se
confond consciemment à la conception du monde même. La littérature est
donc, pour les romantiques, conquête de l'homme sur la mort, et par-delà
la mort finale, cette grande inconnue, une conquête sur la mort connue,
cette seconde mort qu'est, selon Flaubert, « la vie
quotidienne ».
Depuis le XIX
e siècle, divers textes essentiels semblent dire que la
littérature s'apparente toujours davantage à une entreprise de
désintégration du temps, temps d'ailleurs d'autant plus mécanisé dans le
réel qu'il se trouve comme décomposé dans l'écriture littéraire. Ce
processus de réinterprétation totale de la durée entraîne de profondes,
savantes et irréversibles recompositions dans le champs littéraire
romantique. Comme en s'altérant avec le temps, le siècle du roman – genre
romantique s'il en est - voit le passage du héros stendhalien, conquérante
figure post-napoléonienne de l'ambition et l'utopie, s'incliner vers le
Swann de Proust, cet « être en forme de temps » ce mangeur de
madeleine à souvenir de
La Recherche du Temps perdu. Le siècle du roman s'incline vers le
personnage de Hans Castorp, cet être au corps ankylosé de Thomas Mann qui,
confiné au sanatorium dans
La Montagne magique, a enregistré tant de sensations qu'il est
comme « composé de temps », rythmes bruyants de son corps et
rythmes assourdis du monde extérieur se font écho. La littérature se fait
écriture polyphonique du temps, en tant qu'elle s'emploie toujours plus
subtilement à le recomposer, s'éloignant de toute copie illusoire de la
réalité.
Le piano, instrument
dont l'individualité se déploie au XIX
e siècle, médiatise le temps. Cet instrument, véritable centre
de l'expérience du son pour les romantiques, héros triomphal de l'ère
industrielle, fut l'objet de toutes les passions au XIX
e siècle, des plus bourgeoises (on pense ici à
Emma Bovary bien sûr) aux plus aristocratiques. Ce clavier,
dont Paris fut l'épicentre européen, peut sonner à pleine voix chez
Erard sous les mains de Liszt ou chanter à mi-voix chez Pleyel, joué par
Chopin mettant à disposition le temps du discours musical pour un public
toujours plus large. Etonnant médium polyphonique qui fait vibrer plus de
deux-cent cordes sur sa délicate table de sapin, le piano à la faculté de
dire, car, il a celle de
se
souvenir. Cette faculté de refonte du temps, du récit
musical, le piano la réalise en particulier
en tant qu'instrument à pédale. Il est question ici de la Grande
Pédale, cette « âme du piano » ainsi que la qualifie le grand
virtuose russe Anton Rubinstein. Ce levier métallique, mû par le pied, a
pour rôle spécifique de prolonger la durée des sons, d'en augmenter
l'intensité et d'en faciliter la liaison en tenant les étouffoirs relevés
pendant tout le temps qu'une pression est exercée sur elle. Pédale qui,
depuis Beethoven, constitue l'instrument de base du phrasé au piano, de
l'accent de la phrase, par extension de l'organisation de ces phrases en
structures, autrement dit, élément essentiel de la syntaxe pianistique.
Améliorée au fil de chaque décennie du siècle, cette pièce de métal
inscrit à partir de Chopin et Liszt la résonance comme élément essentiel
de la langue pianistique, comme un idiome propre à l'instrument. Si la
Sonate en ut dièse mineur de Beethoven, dite « au Clair de
lune », inaugure et incarne cette relation, le piano de Debussy comme
celui de Fauré aux confins du Romantisme en est devenu le symbole. Dans
toute la musique de piano du XIX
e siècle, la résonance comme écho, comme phénomène de mémoire,
de souvenir du son, agit comme principe fondateur autant que novateur de
l'écriture. Il s'agit ici de la réécriture du son sous des formes
infiniment déclinées et amplifiées, cortège de sons octaviés (donc
ré-écrits), de registres démultipliés, contrepoint de mélodies, accords
suivis de leurs résonances etc. écriture qui rend si
« fabuleuse » la narration du piano de Schumann, de Liszt ou de
Chopin. On comprend mieux pourquoi le motif littéraire de la cloche,
symbole de cette relation résonante entre son du piano et sa mémoire (ou
son écho), traverse de manière continue l'œuvre des pianistes tout au long
du siècle. Image littéraire autant qu'analogie instrumentale, le
motif-cloche parcourt les pièces à programme de Franz Liszt, de
Moussorgski jusqu'aux
Préludes de Claude Debussy, tour à tour pittoresque souvenir d'un
Album de Voyage helvétique (« Les Cloches de Genève », pièce
finale du premier volume des
Années de Pèlerinage), mais aussi incarnation épique de la mémoire
nationale russe avec le carillon modal des Grandes portes de Kiev (pièce
finale des
Tableaux d'une exposition) ou encore souvenir légendaire chez
Debussy.
L'un de ses préludes emprunte
en effet – en une spirale de réminiscences musicales et littéraires - son
motif au début des
Mémoires d' Ernest Renan– texte-source d'où l'écrivain breton fait
jaillir les souvenirs de sa vie et où Debussy puise l' inspiration
celtique de sa mystérieuse « Cathédrale engloutie ». La pièce
impressionniste se construit librement, dans un tempo lent, sans contours
mélodiques précis, laissant émerger en son centre, et comme au plein jour,
le véritable motif littéraire et thématique du récit, les volées sonores
d'un clocher mythique, celui de la légendaire ville d'Ys, engloutie sous
les eaux, archétype de la cité fabuleuse ou d'un paradis perdu qui appelle
un climat sacré.
[écoute : Debussy,
La Cathédrale engloutie ]
Il est sans doute frappant de
considérer ici de quelle manière le temps du récit musical, comme pour le
roman, se transforme dans la pièce de piano au fil du XIX
e siècle. Les cortèges d'accords parallèles qui fondent ce
prélude, sorte de « topos » pour évoquer les vieilles
cathédrales dans le lied allemand par ex. , se trouvent ici si
étrangement mises en cortège sur le plan des couleurs harmoniques par le
compositeur français qu'elles accèdent à une sorte d'intemporalité ou de
temps narratif replié et immobile, comme ankylosé lui aussi.
Pour reprendre à présent
l'ordre de la chronologie s'impose à l'aube du romantisme français la
littérature de piano lisztienne comme l'une des plus significatives de
l'écriture de l'instrument. « Les Cloches de Genève », pièce
datée de 1835 est extraite de sa fameuse collection de poèmes pianistiques
« à programme » intitulée « les Années de pélerinage »
et constitué de trois recueils
La Suisse, l'Italie I, l'Italie II. Il s'agit d' une composition
élaborée à partir d'éléments figuratifs et symboliques typiques de cette
conception musicale et littéraire du son. Ce nocturne programmatique,
assez imagé ( dédié à sa première fille, Blandine ) est fondée sur le
procédé de résonance et l'usage de la pédale :
[écoute : Liszt,
Les Cloches de Genève]
Ces pittoresques volées de
cloches nous entraîneront à nous attarder sur deux points un peu
plus précis historiquement de la carte annoncée comme panoramique suite à
ce beau moment musical, deux points situés en deçà et par delà le Rhin,
épine dorsale de la culture romantique. Par delà la pureté pastorale
et rousseaussite de cette carte postale genevoise, ce carillon ouvre
d'autres espaces, symboliques ceux-là, autant que littéraires.
Espace en forme d' hommage
pianistique de la part de Liszt - admirateur de la Révolution – à l'esprit
de tolérance et de dialogue entre les cultures européennes dont la
protestante Genève est le coeur depuis la fin du XVIII
e siècle. Dans la cité suisse s'était constitué sous
l'Empire en effet autour de la figure de Madame de Staël un cercle
philosophique et cosmopolite. Le groupe du château de Coppet ( de
Staël vivait sur les rives du lac de Genève, en exil, bannie en 1803 par
l'empereur français qui se méfiait de son influence ) entendait en effet
parachever à sa manière les intentions de la Révolution française dans
l'esprit d'ouverture et de dialogue des peuples contre le despotisme
impérial de Napoléon. L'un des traits saillants de ce groupe genevois de
penseurs et d'écrivains se signale par l'encouragement de Madame de Staël
dès l'aube du siècle à la traduction ainsi qu' à la littérature
comparée.
L'art de bien traduire -
reliant révolution politique et révolution littéraire selon Madame de
Staël au sens où, au sens plein du terme, la traduction engage le
véritable dialogue entre les peuples - constitue en soi une pratique de
l'hospitalité. Hospitalité langagière qui se doit de restituer à une
pensée étrangère ce qui la constitue : son sens singulier, sa
tonalité, son énergie. Selon la baronne, intellectuelle ardente, l'esprit
de traduction est celui des temps nouveaux.
C'est dans cet élan de
fraternité des peuples que, Madame de Staël (1766-1817) s'opposant à
l'hégémonie du modèle littéraire français rédige son très fameux ouvrage
« De L'Allemagne », ouvrage savant dont l'objet – en
introduisant la pensée allemande en France – est de donner aux français
l'exemple d'un autre peuple comme modèle culturel. Le livre, qui sera
d'abord saisi par la police de Napoléon, avant de paraître à Londres
d'abord en 1813 puis à Paris à la chute de l'Empereur en 1815, fait vite
événement dans toute l'Europe. Il dresse un tableau de mœurs et trace un
modèle culturel et philosophique de l'Allemagne, mettant en valeur
l'originalité de la culture allemande en jetant les bases d'un romantisme
sans frontière. Elle y défend entre autres au sujet du théâtre l'idée, qui
passionnera la génération des romantiques français, de la supériorité de
la dramaturgie moderne sur la tragédie classique française, point de vue
contraire aux préjugés en 1810.
L'ouvrage – point de passage
entre esprit des Lumières et Romantisme – s'impose en quelques décennies
en France comme la bible de la première génération romantique. Dans toute
l'Europe en effet, et par-delà l'admiration pour Napoléon, les guerres
impériales dites « de libération » accentuent dans les états
européens le désir d'émancipation nationale. La réflexion de Madame
de Staël et de son cercle porte une secousse définitive aux
fondements d'une culture européenne très « franco-centriste »,
c'est à dire pour le préciser gréco-romains, depuis Louis XIV. Avec
« De l'Allemagne » Madame de Staël conçoit de fait un
modèle neuf de la littérature, une conception nouvelle de la
littérature comme affirmation identitaire. Sa pensée ouvre une voie
féconde qui sait pointer à la fois les dangers de la stérilité de
l'hégémonie de la culture classique française tout en pointant aussi les
dangers précis du repli identitaire, y compris allemand.
L'ouvrage prépare donc la
France à accueillir la langue allemande, il prépare la France à accueillir
Schiller et Goethe, il prépare la France à accueillir le chant de la
langue allemande, de la littérature allemande et par delà de la
littérature étrangère en général. Il favorise en France dans les cercles
avancés le cosmopolitisme culturel.
Ainsi par exemple, au début
du XIX
e siècle, il est encore d'usage d'adapter en France les
textes étrangers selon les lois de la tragédie racinienne à la scène, de
les tordre en quelque sorte à la manière française sous forme d'adaptation
plus ou moins heureuse. Conséquence d'une intense réflexion sur l'activité
de traduction à l'aube du XIXe siècle, Chateaubriand se vante au début des
années 1810 d'avoir traduit l'un des grands poèmes bibliques anglais,
Le Paradis de Milton, « en le calquant à la vitre »
dit-il, fidélité que Pouchkine – le fondateur de la littérature russe
moderne - relève comme exemple inouï d'humilité pour le premier écrivain
français ! Dans cette traduction, Chateaubriand le français fait
violence à la syntaxe racinienne par le biais par exemple de néologismes
bizarres, tels que « emparadiser » ou « surombrage », on
trouve même des exemples de « franglais », quand Adam se dit —
je cite : le « copartner » d'Eve !
Dans ce contexte
d'effervescence linguistique du romantisme français Victor Hugo dans la
préface de
Littérature et Philosophie mêlées (1834) fait l'histoire du
« remaniement profond » subi par la langue en dix ans, entre
1820 et 1830. Il insiste sur l'idée de procurer au XIX
e siècle une « langue poétique ». En rendant à la
langue, dépouillée de la rhétorique classique et de ses codes rigides, la
couleur, par le retour à l'esprit des origines, on forge ( ajoute-il avec
puissance) une langue « pour tous les accidents possibles de la
pensée ». On forge, dit encore Hugo,
une langue qui empile - par strattes – la mémoire de toutes celles des
siècles passés.
[écoute : Liszt, « O quand je
dors », mélodie pour soprano et piano sur un poème de Victor Hugo, extrait
des
Rayons et des Ombres]
[Dans ce vaste recueil écrit
avant l'exil politique, en plein romantisme utopique, Hugo pense mettre sa
pensée poétique au service d'une « Œuvre civilisatrice ». Selon
une double trajectoire, ou une double voix dans ce recueil,
Les Rayons traversent l'univers joyeux de la beauté, de l'amour, de
la nature en fête et du souvenir des jours heureux ; à l'opposé,
Les Ombres expriment la tristesse, les morts, les rois, les héros
oubliés. Ensemble, ils forment la vie... ]
« Oh quand je
dors » peut être perçu comme un bref hommage d'Hugo à la langue de
Pétrarque, l'inventeur de l'italien et du sonnet, l'amoureux de la belle
Laura. Ici l'« imitation » de cet italien antique et précieux se
concilie au naturel romantique de la forme, idée reprise par la suavité de
la mélodie lisztienne présentée dans un simple écrin à reprise que
viennent nimber des effets de harpes suggérant l'antique lyre
renaissance et ce moment où poésie et musique ne se concevaient pas
séparément.
Au confluent de nouveaux
territoires linguistiques, l'écrivain romantique pour dire son siècle,
pour y accomplir ce qu'il entend être une œuvre
civilisatrice conjugue espace exotique et naturel de la langue
populaire et espace historique et culturel de la langue comme archéologie
de la société humaine.
En déplaçant notre regard de
l'autre côté du Rhin donc, en Allemagne, dès le « Sturm und
Drang », cette forme précoce du romantisme allemand que les allemands
désignent eux-mêmes comme « Verwilderungsperiode » ( retour à
l'état sauvage ), le grand philosophe et écrivain Herder avait dénoncé
l'idée d'étroitesse de l'allemand de son temps. Pour Herder rien de plus
urgent que de retrouver dans le peuple lui-même les restes d'une
expression poétique sauvage et naturelle, une poésie populaire qui ne soit
pas bridée par la versification artificielle, une poésie lyrique et
populaire. Dans cet élan Herder forge une notion nouvelle, une notion
amenée à connaître au tournant du XVIII
e siècle une fortune immense : le VOLKSLIED ou
poésie du peuple. C'est désormais sur le rythme du sentiment
originaire et naturel ( opposé au compassé rationalisme français ), rythme
devenu musique, que repose la volonté des poètes et écrivains allemands
d'accroître l'expression de leur langue. Goethe développant à son tour
l'idée d'une « puissance secrète » de l'allemand renouvelle pour
sa part cette langue sous deux modes. D'une part en ouvrant sa langue à
des univers « étrangers » historiquement et nationalement,
tels ceux antiques de Pindare, renaissants de Shakespeare ou de la Bible
de Luther , mais aussi en reprenant à son modèle immédiat Klopstock l'idée
très féconde d'une « suractivité » de la langue. Goethe appelle
par là à une forme de débordement du sens de la langue.
L'année 1797, celle dite des
« Ballades » constitue la manifestation symptomatique de
cet élan de surexpression du langage que Goethe exalte durant huit
années avec Schiller en concevant la poésie comme « mise en mouvement
de l'âme entière ». Dans cette poésie lyrique nouvelle, l'emploi
insolite et massif de certains verbes ou compléments d'objet tend à
décupler le sens de certains mots. Mots devenus actifs dans la phrase qui
se défait de ses rigidités, mots sortant de leurs passivités en qqe
sorte au sens grammatical du terme, en tant qu'ils marquaient seulement
des états ou des fonctions dans la syntaxe classique. Ces nouveaux mots de
Klopstock ou de Goethe, par exemple procédant par ajout de proposition et
qui amènent un caractère irruptif à l'allemand romantique indiquent une
direction, un « agir » du mot qui se développe en lui-même.
Ainsi le verbe « schwellen », qui précédé de über (
« überschwellen » ), transforme le sens du mot
« croître » en verbe « déborder » ( cf.
durch-komponiert / ajoute au participe passé « composé » une
direction / un mouvement de part en part ). Activité intense encore
de ces multitudes de participes présents qui, dans la poésie du Temps de
Goethe, ne traduisent plus une qualité mais une sorte d'ébulition du
substantif auquel il s'apposent, tel un motif musical animé par un trille
ou une nuance vibrante. Ainsi, un rayon rouge pour Goethe devient
rougeoyant « rötender » (litt. une sorte de rouge « en
développement » si l'on veut), l'âme se fait-elle « cherchante
» « meine suchende Seele » ( une âme en quête, en mouvement
), le cœur devient-il « battant » das schlagende Herz …. Autant
de tournures inédites qui donnent chair à cette nouvelle poésie en tension
vers l'explosion de passions élémentaires, celle que Herder désigne avec
intuition dans ce recueil fondateur du romantisme germanique comme
STIMME DER VOLKER IN LIEDERN : VOIX DES PEUPLES EN MELODIES.
A l' appui de ces longs, trop
longs peut-être, détours du côté de l'écriture, revenons à la musique.
Revenons au piano et à son développement. Par le principe de résonance, le
piano est donc capable de reproduire l'espace. Tout au long du XIX
e siècle, le piano se développe comme « scénique »,
espace acoustique propre au récit. C'est ce qui favorise naturellement le
piano romantique à privilégier l'accompagnement de la voix, notamment
cette nouvelle poésie romantique sur laquelle vont fleurir romances,
mélodies et surtout donc les Lieder dans les pays de langue allemande.
Mais, si la langue littéraire obéit à une syntaxe, le langage musical
obéit lui à une double syntaxe celle du sens et du son, cette dernière
relevant d'une logique liée à la grammaire dite tonale à l'époque qui nous
concerne. Il s'avère que l'on peut envisager la floraison des lieder comme
un mouvement de poussée de la syntaxe littéraire jusque dans la
syntaxe tonale elle-même, ce que l'on voudrait montrer à présent.
Parmi les quelque 600
lieder de Schubert, plus d'une centaine (dont les plus aboutis d'entre
eux) constituent des mises en musique de Goethe et de Schiller. Ces
mélodies pour piano et voix allemande – étape de mise en forme artistique,
étape d'élaboration du Volkslied en Kunstlied (lied savant) par le
compositeur viennois - se situent à l'aube du XIX
e siècle comme l'illustration ou plutôt la conséquence la plus
fascinante de ce mouvement intense de la langue littéraire, mise en
vibration cosmique de la langue allemande jusqu'au point le plus extrême
de la sensation, jusqu'au point de la modulation de la langue écrite
en langue pianistique. Qu'il s'agisse de la sensation primaire d'un
balancement de cavalier sur son cheval au galop dans
Le Roi des Aulnes, du mouvement de pied d'une adolescente sur son
rouet dans
Marguerite au rouet , ou ( comme nous allons l'entendre
maintenant ) de celle d'une embarcation légère sur l'eau
emportée par le jeu incessant des vagues.
La poésie de Stollberg que
Schubert met ici en musique fait comme chez Goethe un usage intensif des
gérondifs,. Elle s'emploie par ce procédé à faire miroiter chaque
substantif à la rime. Ce procédé poétique d'emphase entraine semble-t il
chez Schubert l' exceptionnelle animation de l'accompagnement
pianistique ; exemple de cette fluidité unique sur le plan rythmique
mais aussi du mouvement d'enchaînements de modulations, vibrations
majeures/mineures en particulier, si typique de son style. Il faut
encore souligner le double rapport, constitutif des lieder, entre sphère
objective et subjective ; entre la description concrète d'une barque
et sa métaphore subjective qui apparaît dans la troisième strophe. Au fil
d'une forme strophique d'apparence répétitive, la barque
« module » littéralement – grâce à l'activité dynamique du piano
- en âme traversant l'univers. Dans cette dualité typique du lied se
trouve inscrite la fonction du piano. Par delà son rôle de simple soutien
d'accompagnement, le clavier unit désormais le son, le rythme, la couleur
et timbre pour constituer l'essence acoustique du récit, mettant en
vie, agissant, la partie mélodique, la voix poétique.
[écoute : Schubert,
« Auf dem Wasser zu singen », Lied sur un poème de F. L.,
Graf von Stolberg (1750-1819)]
Mélodiste naturel, grâce en
particulier à l'illusion acoustique de la pédale, le piano romantique –
instrument polyphonique - est aussi le mieux à même aussi de reproduire
l'orchestre symphonique. Il procède depuis Beethoven comme
memento, comme répertoire symbolique des timbres de l'orchestre
symphonique. Ceux que, dès la Symphonie fantastique, en 1830 Berlioz
associe de manière décisive pour l'histoire de l'orchestration à des
personnifications de type dramatico-littéraires, procédé systématisé dans
l'esprit de l'
Encyclopédie dans le « Traité d'orchestration » de 1846.
Exemples célèbres de ces très littéraires personnages de timbres, le
hautbois se voit ainsi attribuer par Berlioz le caractère pastoral et
bucholique d'une poésie de Virgile ou encore le cor anglais incarne t-il
par son timbre mélancolique le passé, possédant le pouvoir singulier, dit
le théoricien et critique de « faire vibrer la corde secrète des
tendres souvenirs ».
[écoute : « La
Juive » [ex.cor anglais / traité de Berlioz]
Pierre angulaire de
l'orchestre moderne, cette mise en série des timbres de l'orchestre
consignée par Berlioz prend elle-même, entre autre, sa source directe dans
les
Symphonies de Beethoven, répertoire découvert par Berlioz au
Conservatoire de Paris l'année de sa mort en 1827. Depuis les symphonies
Héroïque et Pastorale, tous les grands types d'intonations
narratives instrumentales sont inventoriés sur le plan de l'expression des
affects pour répondre aux cadres nouveaux de la rhétorique romantique.
Beethoven, quant à lui, dans
ses
32 Sonates pour piano avait à Vienne consigné lors du premier quart
du siècle – sous forme de préfiguration – l'ensemble de la palette de
timbres développés par la suite par les symphonistes modernes, à commencer
par lui-même, ce que dévoile toute analyse méticuleuse de ses techniques
de compositions.
Ici, donc, une remarque. La
langue musicale romantique repose sur une articulation que viennent
souligner ces diverses observations. Articulation qui viendra clore cette
première partie. En tant que mouvement paradoxal de mémoire et
d'annonce prophétique du monde symphonique, les relations qui existent
entre l'écriture de piano et celle de l'orchestre se font en un sens le
reflet, ou pour mieux dire l'écho de la question du rapport entre musique
et littérature. Au sens large, elle se rapporte à un problème de
TRANSCRIPTION.
Ainsi la relation entre la
musique et les lettres procède d'une translation qui n'est possible qu'au
prix d'un travail de « traduction » et d'une réflexion
approfondie sur le langage. Lié à une offensive anti-réthorique de la
langue, au sens classique et pour une large part français du terme, le XIX
e siècle est celui qui conçoit scientifiquement les langues
comme des organismes vivants, qui invente le mot « linguiste »
(1816), la linguistique (1833) puis la linguistique historique (1868).
C'est celui aussi qui conçoit (avec Sacy, Renan et Burnouf) que tous les
idiomes, et non plus seulement les langues nobles, sont dignes d'étude
telles que la langue des troubadours ou encore les langues orientales et
sémitiques , et qu'il faut les comparer. C'est dans cet horizon que
pensent les Goethe, Hugo et Baudelaire quand ils traduisent, composent ou
pensent leurs vers désormais résonnants d' « étrangetés
romantiques » tout en affirmant chaque peuple comme premier créateur
de la langue.
Sur un plan musical, la
transcription pour piano si souvent négligée ( dans un vaste
quiproquo ) comme genre mineur ou démonstratif, est tout à l'inverse l'un
des phénomènes les plus riches de sens pour saisir la musique
romantique dans sa dimension infinie de polyphonie. Pour les compositeurs
du XIXeme la relation entre l'écriture de piano et l'écriture d'orchestre
est médiatisée par des principes de transposition, de métamorphose, de
transformation des formes symphoniques et lyriques vers le clavier
(paraphrases, transcription, adaptations). Il ne s'agit plus d'une
opération de copie, si artistique soit-elle comme au XVIIIe siècle, de
nature utilitaire ( on pense ici à la musique de cour qui nécessite
une demande incessante de partitions d'où l'usage intensif de la
transcription ) mais, d'un acte de passage créateur, de création
consciente de la langue pianistique. Langue en pleine découverte de soi,
reliée à l'expansion incessante de la facture instrumentale dans le
domaine pianistique.
II. Liszt le passeur
Il a ici été surtout question
de perspectives françaises et allemandes dans ce travail de passage de la
langue musicale et littéraire. Il s'imposait à ce point de préciser la
place de celui qui, dans l'histoire du romantisme musical s'honore d'être
le plus grand passeur linguistique de tous les pianistes du temps. On veut
bien sûr parler de Franz Liszt.
Hongrois d'origine, mais
instruit dans la langue allemande de l'Empire ( sa patrie hongroise
n'était qu'une province de l'empire autrichien ) il devait arriver à Paris
en 1823 ( après avoir été en contact à Vienne avec Beethoven et avoir été
l'élève de Czerny ), en quête d'une position et de reconnaissance sociale
comme étranger et simple donneur de concert dans la gigantesque et
vibrante métropole post-révolutionnaire. Sa formation se déroule donc au
sein de cette France envoûtée par Madame de Staël et l'esprit
multiculturel. Et c'est au cœur d'un Paris cosmopolite que dès 1829, le
jeune adolescent, génie du clavier, entreprend son œuvre titanesque
de transcripteur. Anciens comme modernes, selon les vœux de Hugo, il
traduit au clavier plus de 80 compositeurs de Bach à Palestrina jusqu'à
Wagner, Berlioz ou Verdi. Il traduit aussi d'un médium à l'autre le violon
de Paganini vers le piano ( la célèbre
Campanella ) et l'orchestre de la
Symphonie Fantastique, il s'attache à traduire des
« impressions de voyage » au clavier, impressions pittoresques
et de la civilisation européenne, enfin il se transcrit lui-même,
travaillant par cercles concentriques chacun de ses ouvrages, marqués par
des états successifs dont chacun est une œuvre en soi ( cf. les trois
états des Études d'exécution transcendantes de 1826 / 1837 / 1851 ).
Colossal massif de
transcriptions, d'inégale valeur mais toutes marquées par un rapport
véritablement corporel, fusionnel avec la langue. Peut-être
d'ailleurs celui qui définit par nature l'exilé. Dans un célèbre texte
passionné adressé en 1835 à son instrument et à l'humanité, Liszt
plein de fougue s'exclame :
mon piano, c'est pour moi
ce qu'est au marin sa frégate, ce qu'est à l'Arabe son coursier ;
plus encore peut-être, car mon piano, jusqu'ici c'est moi, c'est ma
parole ».
Puis, il ajoute au sujet de
son instrument
je regarde son importance comme très grande : il tient à mes
yeux le premier rang dans la hiérarchie des instruments ; il est
généralement le plus cultivé, le plus populaire de tous. Cette importance
et cette popularité, il les doit en partie, à la puissance harmonique
qu'il possède exclusivement ; et, par suite de cette puissance, à la
faculté de résumer et de concentrer en lui l'art tout entier. Dans
l'espace de ses 7 octaves, il embrasse l'étendue d'un orchestre ; et
les dix doigts d'un seul homme suffisent à rendre les harmonies produites
par le concours de plus de cent instruments concertants. C'est par son
intermédiaire que se répandent des œuvres que la difficulté de rassembler
un orchestre laisseraient ignorées ou peu connues du grand monde. Il est
ainsi, à la composition orchestrale, ce qu'est au tableau la
gravure ; il la multiplie, la transmet à tous, et s'il n'en rend pas
le coloris, il en rend du moins les clairs et les ombres.
Faisant écho à la quête des
écrivains du Romantisme français qu'il ne cesse de côtoyer, Liszt
s'emploie durant plus de vingt ans de labeur à traduire sur son
instrument, à accueillir, à assimiler, à conquérir puis à surplomber la
langue étrangère à son instrument afin de façonner une
« méta-langue » pianisitique qu'il désignera alors comme
virtuosité « d'exécution transcendante ».
Au même moment, la musique
romantique allemande se met littéralement à « parler » aux
écrivains français, moment de confluence où simultanément les plus grands
littérateurs se mettent à la traduction et entendent la musique allemande
devenue axe essentiel de la sensibilité romantique française. Ainsi,
George Sand relate comment, recevant Liszt et Marie D'Agoult à Nohant,
Bethoveen et Schubert transporte son imaginaire :
« Quand Franz joue
du piano […] toutes mes peines se poétisent, tous mes instincts
s'exaltent » ( cf. Claudon, p.20 ) puis encore, l'écoute d'un lied de
Schubert transcrit au piano par Liszt déclanche chez l'écrivain, installée
à sa table sur ses journaux intimes, cette transcription improvisée
au style quasi hoffmanien :
ce soir là, pendant que
Franz jouait les mélodies les plus fantastiques de Schubert, la princesse
se promenait dans l'ombre autour de la terrasse (…) Elle était vêtue d'une
robe pâle, un grand voile blanc enveloppait sa tête et presque toute sa
taille élancée. Elle marchait d'un pas mesuré qui semblait ne pas toucher
le sable. (…) La lune se couchait derrière les grands tilleuls et
dessinait dans l'air bleuâtre le spectre noir des sapins immobiles. Un
calme profond régnait parmi les plantes (…)
( G. Sand,
Entretiens journaliers, Pléiade, 1971, tome II, p. 981, 983, 989
)
Au sein de ce flot de
réécritures lisztienne deux entreprises de transcriptions émergent
singulièrement : d'une part sa vertigineuse transcription complète
des
9 Symphonies de Beethoven pour le piano, de l'autre son activité
non moins apostolique en ce qui concerne les lieder de Schubert qu'il fait
découvrir dans les salons de concerts français. Lieder certes, mais que le
virtuose des virtuoses présente à son auditoire seul au clavier, sous
forme de transcription mélodiques « sans paroles » pianistiques
à partir des années 1835. Dans un cas comme dans l'autre, la dimension de
Liszt comme passeur s'affirme comme l'un des traits les plus aigus de son
génie et de sa personnalité musicale puisque, dans cette disparition du
texte s'opère l'apparition d'une langue nouvelle, transcendante de
virtuosité : celle du piano moderne.
Ecoutons donc « sans
paroles » cette réécriture lisztienne du lied de Schubert, ainsi que
le public parisien du temps, et parmi eux Balzac, Hugo ou encore George
Sand pouvait entendre chanter le piano, « en allemand ».
[écoute : Schubert,
« Auf dem Wasser » transcription pour piano seul de Liszt]
Pour l'auditeur de cette
poésie chantée, la perception la plus évidente de ce récit musical
« ohne Worte » en est la fluidité. Fluidité métaphysique qui se
signale comme thème littéraire récurrent de ce répertoire nouveau
pour voix et piano. De Schubert à Wolf, l'archétype même du lied – reflet
vivant de la langue – se fonde sur l'image du voyage, de l'errance de
l'être, ( le « Wandern » ). En lien avec l'agitation interne de
l'allemand de la fin du XVIII
e siècle, ce thème du voyage hante le climat des textes
germaniques, du roman de formation à la poésie, de Goethe à Heine. Ce
thème, tour à tour affliction pleine de « Weltschmerz » (mal du
siècle) ou jubilante célébration du héros en formation dans la nature, tel
le merveilleux « Propre à rien » voyageur d'Eichendorff ou
le
Werther de Goethe, peut enfin atteindre, poussé à l'extrême de son
intensité sous la forme des ballades, la fantastique traversée cosmique du
temps et de l'espace à cheval. Toutes ces déclinaisons qui vont à partir
du modèle varié du « Wanderer » schubertien de 1816, avoir
des répercussions décisives sur le plan musical, et en particulier
au plan de l'élaboration formelle. Aux côtés de l'antique
« strophe », que le piano classique chantait dans des régions
tonales limpides et voisines, se développe désormais chez les compositeurs
de lieder du temps de Schubert une forme musicale inédite et chromatique,
fondée sur le cercle ouvert et constamment mobile des modulations de
couleurs ( on en compte pas moins de 25 dans le
Roi des aulnes ! ).
Émanation du climat onirique
des ballades de Goethe et Schiller, cette forme nouvelle, manière inédite
de transpercer le cercle des quintes du système tonal, est désignée très à
propos depuis lors par les théoriciens comme la forme
« durchkomponiert ». Dans le cadre du lied, et au sein des
formes musicales, cette forme s'avère l'une des plus riches d'avenir pour
le XIX
e siècle, l'une des plus performantes sur le plan de la
TRANSCRIPTION du récit littéraire. Elle permet au poème lu et chanté en
allemand une translation vers le poème pianistique pour piano seul.
Poème pour piano qui, aux limites de son développement, finira par
muter - comme organiquement - au milieu du siècle, sous la forme d'une
écriture d'orchestre,. Pour preuve, ce bel exemple de crescendo si
révélateur de l'évolution des formes romantiques reliant une série
de mutations ou d'états d'une composition d'origine lyrique : la
poésie du
Wanderer devenant lied chez Schubert, lied utilisé à
son tour comme source d'une vaste pièce pour piano, la Wanderer-fantaisie,
mémorable fantaisie de piano reprise comme transcription orchestrale par
Franz Liszt dont le style chromatique et futuriste apparente cette version
à la wagnérienne et métaphysique chevauchée des walkyries, véritable poème
philosophique pour orchestre. C'est ainsi que se développe la
catégorie générique mise au point par Liszt à Weimar vers 1850 sous le
terme éloquent de « poème symphonique ». La transcription
ou pour mieux dire la
transfiguration du mot écrit devient le support d'une refonte
poétique de la forme symphonique.
Transfiguration héroique du
style sublîme de Hugo par Liszt, sorte de refonte sur trois portées du
style !
[écoute :
« Mazeppa » (supplice d'un héros national polonais de la
Renaissance condamné à être ligoté sur la groupe d'un cheval sauvage)]
VOIX DES
PEUPLES
ou l'émancipation des nations
Ici, notre long périple
bientôt s'achève. Mais quelques mots encore. Quelques mots au sens
propre. Quelques mots sur les mots et sur leur signification. Le
romantisme littéraire correspond donc pour partie à une véritable bataille
rangée contre le bastion de la langue classique française et plus
précisément celui de la tragédie. Langue française qui si l'on veut, dans
le domaine de la culture, s'apparente à une langue d'état. En ce sens,
elle est outil de conquête de territoire ( tel ce vieux castillan de la
Renaissance, fils du latin, qui permit de conquérir l'Amérique ). Elle est
outil d'une conquête universaliste, celle de la France bonapartiste. La
langue a toujours accompagné la puissance impériale. Les batailles
romantiques fameuses des écrivains –
Hernani en 1830 – tels celles d' Hugo ou de Heine constituent donc
des visions politiques, des engagements dans le territoire d'une vision
cosmopolite du langage, c'est à dire du monde. D'une certaine
manière, la musique romantique connaît aussi cette bataille, bataille de
nature politique contre l'hégémonie d'un idiome pétrifié, d'une langue qui
serait dans l'incapacité de se développer, contre ce que l'on peut à juste
titre qualifier de langue d'état musical.
On le sait, l'épicentre de la
culture musicale européenne au début du XIXe siècle se situe à Vienne, au
confluent du Rhin et du Danube. A Vienne, capitale de l'Empire
multi-séculaire d'Autriche-Hongrie, un empereur musical règne sans partage
depuis les années 1810. L'empereur parle allemand. Oui, Beethoven parle
allemand. Dans l'une de ses célèbres dernières sonates, la preuve en est
apportée, sous forme symbolique.
1. donner la mélodie sous
forme de réduction.
2. focalisation de Bethoven
sur les 3 premiers sons (« poétisation » du motif ….. timbre de
cor (3
ce / 5
te de Mi bémol) ... sonnerie lointaine ... aboutissement sur VI
qui assombrit la proposition ( cf. « Adieux » ).
sol / fa / mi bémol = parfois
syntaxe de désinence, parfois proposition introductive.
Le procédé pourrait se
réduire à l'anecdote si ce n'est ici que ce « mot », ici,
toujours davantage détaché de la fonction de la phrase atteint dans cette
sonate au statut de motif générateur de toute la pièce, ce qui confirme sa
liaison avec la pratique allemande du « mot musical » à savoir
le choral, syllabique, élément central de la pensée littéraire et musicale
allemande, depuis la Réforme.
[écoute : Michaël /
introduction des «Adieux » op.81.a]
« Les Adieux »
évoquent le départ de l'Archiduc Rodolphe de Vienne, tenu de s'en éloigner
pour cause d'invasion française.
Ces
Adieux constituent peut-être l'allégorie d'une première brêche
mortelle dans l'édifice supposé infissible de l'Empire des Habsbourg, dans
ce Reich centre-européen à l'ordre social aussi fondamentalement
indestructible, pensait-on, que les notes de la gamme tonale, coagulation
d'états pliés par la police d'état à la botte de l'Empereur comme la
dominante et les degrés secondaires se subordonnent sans faille à la
tonique dans l'ordre tonal.
Au crépuscule de cet Empire,
la raffinée langue de l'écrivain juif galicien Joseph Roth, permet de
prendre la mesure – au travers trois générations de héros, les von Trotta
– dans l'un de ses plus fameux romans de ce que fut cette société
autrichienne en pleine désintégration politique et sociale. Joseph Roth,
avec une ironie typique du temps, livre en 1760 le constat d'un ordre
social en pleine défaite. A cet effet, il se réfère dans son titre à l'une
des marches militaires les plus célèbres de tout l'Empire : la Marche
de Radetzky. Radetzky est le nom de ce maréchal autrichien, aux fortes
moustaches, chargé de rétablir l'ordre dans l'Empire suite aux révolutions
de 1848 et 1849 qui ébranlèrent l'Empire. Avec les maréchaux Schwarzenberg
et Windischgrätz, Radetzki fut l'un des principaux artisans de la Réaction
au Printemps des Peuples dans l'empire d'Autriche (qui déboucha sur le
« Système Bach »). Il inspira Johann Strauss père pour sa
célèbre marche militaire, interprétée rituellement tous les ans en clôture
du Nouvel An à Vienne. C'est cette composition musicale qui constitue le
refrain du roman de Roth, au long de la chute tragique de l'Empire.
LECTURE
[écoute : la
Marche de Radetzki / musique de chambre autrichienne]
Contre l'impérialisme
viennois, d'autres langues de l'Empire aspirent à se faire entendre,
d'autres conceptions du monde et de l'ordre social. D'autres langues
musicales donc. Radetzki contre Racoczi : les peuples sont en marche.
C'est le cas de le dire, les marches se font front. Marche de Radetzki,
symbole de la domination et de l'ordre socio-culturel autrichiens contre
marche de Rakoczy, mélodie à laquelle s'identifie tous les patriotes
hongrois au milieu du dix-neuvième siècle, peuple dont la langue comme la
culture se trouvent mises à l'index par le pouvoir central viennois depuis
150 ans. Du fonds des racines folkloriques surgit l'hymne comme
incarnation de la nation :
[écoute appel de Racoczy
(l'une des multiples sources – turque - ethnographique de la mélodie)]
Liszt s'attache cette mélodie
comme un étendard, elle devient le substrat d'une de ses fameuses
rhapsodies hongroises ( n°15 ). Hymne de ralliement de la cause hongroise,
désignée par Liszt comme une sorte de « Marseillaise aristocratique
hongroise », la
Marche de Racoczy est jouée par le virtuose tout au long d'une
tournée triomphale en Europe centrale peu avant les évènements de 1848.
Durant cette tournée, le pianiste est surveillé par les autorités
policières, placées sous l'autorité viennoise de Metternich. Alors que
Liszt fait imprimer ses programmes de concerts en langue hongroise, les
dépêches de police se suivent et filent à Vienne au fil des récitals afin
de surveiller et parfois d'interdire la teneur révolutionnaire de cette
langue pianistique inspirée des tziganes, dangereuse entre toutes…
[écoute version Liszt]
C'est dans ce contexte que
Franz Liszt met en chantier l'atelier des 20 poèmes hongrois nationaux les
plus fameux : la langue héroïque et patriotique des
Rhapsodies.
En visite dans la capitale
hongroise, Berlioz très frappé par les couleurs de la langue lisztienne
dans un célèbre arrangement de cette marche décida d'intégrer lui aussi
cette texture et ce thème révolutionnaire dans sa
Damnation de Faust. C'est ainsi que, dans sa transcription de
Faust, si imaginative, le héros de Goethe part se promener en
Hongrie ! [Berlioz a découvert la marche par Erkel en 1846]
[écoute : version Berlioz de
la « Marche de Racoczy »,
La Damnation de Faust]
Il sera fait grand reproche à
Berlioz dans la critique française traditionaliste de transgresser les
codes narratifs de la poésie d'opéra française, d'en faire au sens
propre exploser les frontières… Sa très grande proximité avec le virtuose
polyglotte hongrois, depuis l'expérience révolutionnaire de la
« Symphonie fantastique » à Paris, en 1830, est indiscutablement
à la source de cette nouvelle conception de la langue musicale
française.
A la quête d'universalisme
des Lumières incarnée dans la sonate, et sa belle symétrie ordonnée, la
langue des pianistes romantiques se dérobe.
Langue cosmopolite par
essence, langue d'accueil des exils européens – de la mazurka de Chopin à
ses polonaises, de la transcription lisztienne du viennois de Schubert, du
berlinois de Meyerbeer ou du hongrois des rhapsodes – la langue des
pianistes au XIX
e siècle a donc muté. Hantée elle aussi, comme chez les
littéraires, par l'idée de littérature universelle.
ÉPILOGUE
Le pianiste romantique, on le
sait, est un héros, virtuose soliste face au clavier depuis
l'invention lisztienne du récital. Mais souvent ce héros du XIX
e siècle, ne nous y trompons pas, venu tenter l'aventure dans
la capitale française depuis le fin fonds des empires de l'Europe de l'Est
en décomposition, a t-il statut d'exilé à Paris, ce « salon de
l'Europe » vibrant de pianistes. L'une des catégories les plus
symptomatiques de la langue des pianistes post-beethoveniens – peut-être
celle qui a su le mieux véhiculer la culture littéraire de ces territoires
d'Est en Ouest puis d'Ouest en Est, se conçoit donc, depuis Schubert
jusqu'à l'école de piano russe, comme stylisation sophistiquée d'une VOIX
des Peuples, en ce sens paradigme de toute la musique occidentale. Ces
modèles d'hymnes patriotiques, de danses nationales, de gammes et
d'échelles folkloriques, de couleurs instrumentales et harmoniques
d'essence populaire, de techniques rythmiques et formelles venues des
nations de la
Mitteleuropa sont bien connues. Mais venues se greffer comme
déplacées, sous forme de « réminiscences »,
« souvenirs » ou « regrets » dans les langues et
formes d'états, dans les formes officielles de la langue, et de la syntaxe
- principalement allemande de la musique – ces modèles se déforment,
s'altèrent. Ils s'altèrent en formant un nouveau langage, une nouvelle
conception de l'écriture moderne, et par conséquent de l'être, ce que pour
conclure ici - en forme de cadence non résolue - cette trop générale
approche, on nommera une écriture de l'exil.
Etait-ce là un sens étrange
de cette prophétie que disait peu avant 1848 l'oiseau schumannien ?
Peut-on alors définir ici la vocation de l'instrument romantique
comme lieu, ou plutôt comme territoire littéraire à part entière ?
Peut-on se saisir du piano romantique comme territoire
acoustique de l'exil ?
Je vous remercie
Afin d' honorer la nation la
plus importante d'Europe dans l'histoire du piano, nous concluerons
ce périple en Russie. Avec deux extraits reliant texte et musique.
[écoute : Rachmaninov,
« ne dis jamais » ; Tchaïkovski, « air de
Lenski »]
Constance Himelfarb
17 janvier 2008
PRÉSENTATION DES
CONFÉRENCES
Instants de grâce que ces
moments de passage d'un projet rêvé à l'état de réalité, avec la peur
qu'il s' évapore quelque chose de cette rêverie au moment toujours
fragile de la rencontre… liée à tant d'aléas matériels… mais sans doute
sont ils ce soir surmontés, et cela grâce à un collectif d'acteurs que je
veux avant toute chose remercier :
Redire le soutien de
l'établissement depuis maintenant de longues années à ces cycles de
conférence du jeudi soir au Conservatoire de Caen, mais aussi
collaboration très précieuse et fidèle de mes collègues, Christian David,
Jean-Claude Montac et Marie Pascale Talbot ainsi qu'à Serge Levavasseur et
à toute l' équipe. Enfin, remerciements très vif et sincère à l'engagement
sans faille des étudiants dans ces aventures un peu inédites parfois au
sein d'études dont on connaît l'exigeance.
Nouvelle série des
Concerts-littéraires prend relai des Concerts de philo, dont nous saluons
ici le souvenir, après 4 ans d'existence ! Et dont vous pourrez trouver
les archives au Centre de documentation de l'établissement.
Pour 2008 l'idée est donc
apparue de réserver cet espace de réflexion à sonder les relations
passionnelles entre la littérature et la musique. Perspective qui sans
doute devrait pouvoir nous occuper de nouveau au moins… quelques années…
Prenant le parti de refuser la segmentation stérilisante des disciplines
de la pensée et de l'art, j'ai toujours souhaité laisser librement
circuler pensée et musique ici, dans un format volontairement ample, non
normatif sans doute « inutile », qui permette sans réserve ce
dialogue fécond entre le fait musical et son lien avec l'extérieur du
monde au sein d'un établissement spécialisé.
Dans une vision un peu
gogolesque d'un conservatoire, pourrait-on imaginer le compositeur, le
musicien, le mélomane sous forme d'une grande oreille – séparée du cortex
- qui déambule dans les couloirs ? C'est bien un peu, sans
plaisanteries, le mal du siècle que cette atomisation à l'extrême du
sujet et des savoirs . C'est bien là qu'il faut, sans doute, opiniâtrement
agir et résister.
C'est donc ce que moi-même,
François Chesnel et Damien Dauge nous vous convions à partager au fil de
cette série entre janvier et mars. Ces séances sont une composition à
trois voix. Il m'appartient de tenir le rôle – un peu tristement doctoral
– de la voix musicologique, discours porté de la table par celui qui ni ne
joue ni n'écrit, mais tente de relier les deux actes. François
Chesnel, acteur connu de la scène-jazz de Caen a accepté avec sa
générosité coutumière, de venir lire en musicien et ausculter – depuis le
piano – un roman de Vian hanté par le thème du jazz, jusqu'à en absorber
le style, enfin Damien Dauge, donnera la troisième voix, celle
vibrante du littéraire, scrutateur amoureux de musique, ou plutôt
amoureux d'
Emma Bovary, roman emblématique s'il en est, sur lequel il prépare
une étude de fond à l'Université de Caen.
Ces trois ateliers nous
donneront l'occasion de croiser de nombreuses illustrations musicales,
préparées par chacun des intervenants, maîtres d'œuvres de leur
concert ! et donc d'entendre de nombreuses prestations des étudiants
musiciens.
Très bonne soirée à toutes et
à toutes.
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