Anna Shvets est doctorante à l'Université Marie Curie-Skłodowska de Lublin en Pologne.
Comme on le sait, les vingt premières années de chaque nouvelle époque définissent la formation de nouvelles conceptions et systèmes esthétiques qui ont par la suite une influence directe sur l'art de l'époque donnée. A l'issue de la première décennie du xxie siècle, on peut déjà tenter de désigner les tendances globales qui définissent l'art. Au début du xxe siècle José Ortega y Gasset tentait de définir la ligne patrimoniale pour le nouvel art de son temps : « Dans le monde, il y a un fait indiscutable du nouveau sentiment esthétique. Ce sentiment réalise le début patrimonial de toutes les directions actuelles et créations individuelles, étant leur source première1». C'est-à-dire que les œuvres d'art reflètent non seulement le monde individuel et spirituel de leur créateur, mais aussi ce qu'on appelle « l'esprit de l'époque ».
Que signifie cette notion d'« esprit de l'époque » ? C'est l'ensemble des représentations de l'humanité sur la vie à une période concrète historique, indépendamment des différences ethniques. L'ensemble de ces représentations est étroitement lié au progrès technologique de la société : les ouvertures de Nicolas Copernic ont changé la conscience de la société du xvie siècle ; ayant préparé le sol pour la première révolution scientifique et technique, les acquisitions d'Albert Einstein ont influencé radicalement tout le xxe siècle ; la plus grande ouverture qui caractérise le xxie siècle est la découverte des nanoparticules.
Les acquisitions technologiques ont amené au remplacement des types de société, en fonction du mode de production prépondérant : agricole, manufacturier, technologique, et enfin, d'information. Ce remplacement des types de société est lié directement au changement du point de vue de l'art, remarqué par Ortega y Gasset2, et à l'envergure de l'esprit : une vue rapprochée de l'objet, avec le volume et le relief caractéristique correspond au type agricole ; l'éloignement du point de vue et la perte par les objets des anciennes qualités du volume et du relief accompagne le type manufacturier de la société ; l'art abstrait, avec ses objets géométriques inventés correspond au type technologique ; enfin le caractère illimité de l'espace vide correspond au type informationnel de la société.
La théorie de l'espace vide dans la sculpture, exposée et réalisée pour la première fois dans les travaux d'Alexander Archipenko3 et la représentation de l'espace vide dans la peinture se conformeront à la théorie de la société de l'information4, dont le produit est l'information, mais la sphère de production est l'espace incorporel de l'information. Ainsi les fonctions du produit corporel dans la vie de la société sont accomplies maintenant par l'information incorporelle, et dans l'art (comme un reflet de ce phénomène), les fonctions du relief sont accomplies par l'espace vide, par le fond. Nous allons tenter de décrire les tendances dans l'art du xxie siècle à l'exemple d'un de ses aspects : la peinture, avec une projection ultérieure sur l'art musical.
Sans changer le monde, sans détruire ses contours visibles, les peintres tentent de le remplir de son autre sens par la voie du changement de certains éléments de la réalité et l'érosion des contours du relief avant sa transformation complète en fond. L'action du changement de certains éléments de la réalité reflétée garde pour elle la situation de la réalité, mais une réalité qui n'existe pas encore, une réalité d'ordre supérieur. L'effet de ces changements est par cela si grand que la réalité changée est semblable à la réalité objective. Une particularité de la plupart des toiles modernes est l'absence de la représentation de l'homme. D'une part, ce phénomène peut être expliqué par la position de l'artiste, proche de la position des sculpteurs utilisant « l'accueil », inventé par Archipenko, interprétée comme l'impulsion vers l'acte créateur du spectateur : « Les vides sur mes sculptures ont des racines créatrices, et l'importance psychologique de ces vides incite aussi à l'acte créateur. Les vides sont perçus comme les symboles de l'absence de la forme et deviennent les bases pour la naissance des associations et l'apparition du sentiment de la relativité (…) Notamment, l'absence de chose, et non la présence, est la raison, l'impulsion du motif de l'œuvre5 ». D'autre part, cette absence de la représentation de l'homme dans les toiles modernes peut être expliquée par le besoin de l'homme moderne de resserrement des masses humaines dans les mégalopoles modernes, et d'accessibilité aux relations directes avec ses semblables dans les réseaux électroniques - dans ce cas l'art accorde la possibilité rare de se retrouver seul avec ses pensées comme dans un temple improbable, fantastique et si désirable pour la mentalité fatiguée de l'ordinaire importun.
Les phénomènes décrits plus haut sont inhérents non seulement à l'art moderne professionnel dans l'œuvre de peintres italiens, tels que Adriana di Dario, Claudia Ceconi, Paolo Veneziani, mais aussi aux essais d'amateur des peintres françaises : Martine Aballéa, Françoise Petrovich. Les points de contact semblables de l'art professionnel et semiprofessionnel sont observés aussi dans la musique entre les représentants du minimalisme (Steve Reich, John Adams etc.) et de nombreuses compositions d'« ambient ». Un tel dialogue de l'art professionnel et amateur, malheureusement, est prétexte à une estimation négative de l'art postmoderne6, mais témoigne en fait de l'apparition de la nouvelle base esthétique qui est comprise par l'intuition de différentes couches de la société. N'est-ce pas là l'esprit de la nouvelle époque ? S'il est question d'une nouvelle base esthétique, qui est
comprise par la voie empirique, seulement en vertu de quelque signe se manifestant déjà au niveau de l'action de création et reflété dans l'œuvre d'art finie, on peut la révéler.
Avec l'apparition au xxe siècle de la monodramaturgie comme génération spéciale de la conception dramaturgique, dans la littérature liée à l'utilisation du flux de la conscience dans les œuvres de James Joyce et Marcel Proust, on avait désigné le tournant vers un nouveau type de mentalité, qui a été fixé organiquement dans des courants musicaux du postmodernisme tels que le minimalisme et la nouvelle simplicité, où la méditation contemplative subjective de l'état affectif a remplacé l'efficacité existant jusque là. Il est important de remarquer que le type de la monodramaturgie statique peut accomplir la fonction de compensation psychologique par rapport aux rythmes implacablement rapides de la vie de l'humanité au xxe et au début du xxie siècle. Il est intéressant qu'une telle génération de la dramaturgie dans l'art musical apparaisse seulement dans la deuxième moitié du xxe siècle7 — dans la première moitié, l'humanité tentait de rattraper encore le temps par la série des directions constructives mais en quelques 60-70 ans, elle s'est déjà fatiguée de cette course, en tentant de trouver dans l'art quelque chose de tout-à-fait opposé à la vie courante. Établissant l'analogie entre la peinture de l'espace vide, du fond, c'est-àdire la peinture sans héros, et les phénomènes qui se font enregistrer déjà dans l'art musical, il est nécessaire d'indiquer l'absence de conflit comme tel : tout l'événement dans l'espace musical réside dans le fond.
Comme nous l'avons déjà évoqué, la découverte des nanoparticules est devenue l'événement significatif influençant directement l'esthétique du xxie siècle. En quoi consiste l'essence des changements ? Autrefois il était nécessaire à l'homme de rompre la nature pour, de ses fragments, construire la sienne propre, aujourd'hui il est capable de contrôler les actions de la nature sans la casser, sans construire, en donnant seulement l'algorithme du développement. Et l'œuvre musicale du nouveau temps ne doit pas avoir une logique artificiellement créée - le créateur a le droit de donner seulement l'algorithme de l'organisation de la matière, mais ses particules sont capables d'autoorganisation comme les nanoparticules qui s'assemblent indépendamment, en formant au final la deuxième nature, une nouvelle nature qui existe et se développe en dehors de la volonté de l'auteur. La phrase de John Adams proférée lors d'une interview par Davidson est une illustration vive de la méthode exposée : « The basic way I compose is to take a cluster of sound, like a handful of paint. First of all I give it some kind of rhythmic impetus, and then I let it go forward8 ».
Le phénomène accompagnant le changement des tendances de style dans la société de l'information est le déplacement des accents, la surestimation des valeurs liées au changement de la place de l'homme dans le tableau de l'être : au xxe siècle, les structures créées par l'homme ont soumis leur créateur à elles : « La technique donne à l'homme, l'artisan, le dernier rôle. Maintenant l'instrument ne sert plus à l'homme, mais au contraire : l'homme devient l'appendice de la technique9 ». Au xxie siècle la possibilité de la gestion des actions du développement de la matière vivante permet à l'homme de se sentir, à nouveau, modèle de la création, et par les structures créées de tenter d'approcher la nature humaine même au niveau de la matière – par exemple, dans la biotechnologie. Le facteur de la ressemblance humaine et, donc la nature émotionnelle, est le critère principal dans la création de la technique de la nouvelle génération. Ainsi, la nature humaine elle-même, et non la structure créée par l'homme, est le standard du beau au xxie siècle. Cela se conformera admirablement au remplacement alternatif des facteurs émotionnels et rationnels dans la théorie de l'esthétique : en remplacement du facteur rationnel est revenu le facteur émotionnel, qui était nié au xxe siècle. En outre, « La société se fatigue de l'isolement, de l'esprit révolutionnaire de l'avant-garde, en remplacement au moderne vient le postmodernisme10 ». Et maintenant, tentons une projection plus détaillée sur l'art musical. L'expression de la volonté de l'auteur au niveau de l'harmonie musicale est le système fonctionnel, à savoir son développement, l'aggravation des gravitations, et en conséquence, l'espace chromatique total, qui a amené à sa désagrégation, la destruction la plus totale, jusqu'à la disparition du son comme tel11. Donc, pour rendre à la musique l'expression palpée, sonore, il est nécessaire de s'adresser à la période précédant l'apparition du système fonctionnel, c'est-à-dire pendant l'harmonie modale dans laquelle chaque harmonie exprimait l'idée autosuffisante de l'état défini n'aspirant nulle part et presque fermé à cet état de contemplation de l'objet en différents points de vue, mais la succession de tels états créait l'image intégrale de l'univers. Par un phénomène intentionnel, dans le lit d'une telle interprétation de la modalité, se produit l'intérêt pour la musique ancienne de la période jusqu'à Bach (Renaissance, Baroque) - une série d'écoles de la musique ancienne qui se sont ouvertes au milieu de xxe siècle en Europe a marqué l'apparition du nouveau besoin esthétique de l'homme d'un autre sentiment du temps musical, qui grâce à la distance des siècles n'est pas soumis à une logique active et devient un espace alternatif, disposant à la réflexion et à la méditation.
Comme un nouveau moyen de sentir le temps, la méditation, pour la première fois en Europe, a été utilisée par Claude Debussy dans son Prélude à l'après-midi d'un faune, qui est un résultat des relations avec la musique des cultures non européennes. De plus, si on se rappelle de l'autre représentant de cette époque — Erik Satie qui fut découvreur de l'idée de la musique d'environnement dans son cycle instrumental Musique d'ameublement — le fait du développement de la musique ambient dans la modernité n'est pas surprenant tant ce genre est inscrit dans l'esthétique postmoderniste. Il y a une question régulière : quelle relation a le style de la fin du xixe siècle avec l'esthétique du postmodernisme ?
En se référant à l'histoire du phénomène naturel du remplacement des styles, on peut observer la régularité précise de la négation de l'époque précédente et le retour (certainement, à un autre niveau) à l'esthétique de l'époque précédemment déniée : le classicisme viennois a défini la domination de la logique comme la manifestation de la beauté supérieure ; le romantisme a refusé le principe logique de l'organisation de la forme au profit du principe intuitif, émotionnel ; l'avant-garde a annoncé la dictature de la raison au-dessus de la matière musicale formée à la théorie sérielle ; donc, l'époque ultérieure doit proclamer le refus de quelque principe logique comme tel, qui peut exister dans l'œuvre d'art : « la ligne du paradigme du postmodernisme est l'anticaractère systématique12 ».
La régularité établie permet de s'adresser à l'œuvre de Debussy aussi au niveau des éléments de la langue musicale. Ainsi, il a accordé pour la première fois la possibilité à la matière du fond musical d'exercer les fonctions de la matière en relief. En comparant ce fait à l'art musical du XXIe siècle, il faut se rappeler l'œuvre de Valentin Silvestrov, postavantgardiste ukrainien13, puisque cette composante, qui est une des composantes principales de la langue musicale du post-avantgardisme est inhérente à sa musique : « le fond musical mérite une attention spéciale, dans les conditions du confusionnisme de la facture, des signes particuliers d'allusions (à la musique des époques précédentes), tantôt apparaissent tantôt se dissolvent en lui 14 » en outre, « le courant du temps musical dans les œuvres de Silvestrov est décrit comme extensif, c'est-à-dire tel qu'il gravite vers l'élargissement15 ». Et la tendance à l'élargissement du temps musical correspond à la théorie de l'espace vide dans la sculpture et la peinture.
Quant aux analogies avec la littérature, si nous puisons les sources de l'inspiration de l'art moderne dans l'esthétique de la fin du xixe siècle, en particulier dans l'esthétique de l'impressionnisme, nous pouvons considérer l'allusion comme une autre qualité du postmodernisme, comme l'incertitude ou l'instabilité : « En fin de compte Proust apporte à la littérature ce qu'on peut appeler « l'environnement aérien ». L'environnement et les hommes, l'extérieur et l'intérieur — tout demeure en état d'instabilité scintillante16 ». En même temps « L'investigateur américain du postmodernisme (…) parmi les signes principaux de la conception postmoderniste appelle (…) l'instabilité17 ». Ce signe se manifeste dans l'œuvre de V. Silvestrov, à qui « sont entièrement inhérentes les lignes principales du postmodernisme, parmi lesquelles se manifeste particulièrement sensiblement l'incertitude18 ».
Quant à la langue harmonieuse dans l'œuvre de Debussy, la modalité qu'il applique nous aide à comprendre les phénomènes du présent : « le retour quasi systématique de la tonalité (Wolfgang Rimh, John Adams) ou d'une harmonie consonante (modalité d'Arvo Pärt)19 » est un des signes principaux du postmodernisme. En général le problème du retour de l'art vers les éléments de la langue des époques passées est posé par plusieurs musicologues20, mais on remarque que le phénomène de retour à l'art des époques passées est nié par les compositeurs à l'instar de Pascal Zavaro : « je n'éprouve aucune nostalgie à l'égard des musiques du passé. Je ne suis pas un compositeur néoclassique, je n'ai pas l'impression de répéter ce qu'ont fait Stravinsky ou Bartók, même si leur musique m'a influencé. Je me sens, en un sens, très expérimental moi aussi, et ma musique se fonde également sur des recherches sonores. Elle n'est pas moins moderne qu'une autre21 », moins rudes sont les regards de l'autre postmoderniste, Silvestrov, qui lors des cours consacrés à leurs œuvres, à la salle de l'union des compositeurs à Kiev en 2007, a exprimé l'idée que les compositeurs romantiques n'ont pas utilisé toutes les ressources de la langue romantique musicale, en particulier harmonieuse, et le compositeur voit dans la recherche de ces ressources une des tâches de son œuvre. Ces ressources pourraient donner une autre direction au développement de la musique future. Dans ces deux regards des compositeurs pour l'art personnel, il est facile de remarquer une idée les unissant — l'idée de la recherche en général et la recherche des ressources sonores en particulier. En développant l'idée des recherches, nous tenterons de passer de la base sonore matérielle vers la base idéologique. Sans se fatiguer de revenir à l'œuvre de Debussy comme vers le point de départ du développement du postmodernisme nous noterons quand même une certaine différence, qui aborde le domaine idéologique — si Debussy reproduisait dans son œuvre les moments de l'être humain, un nouvel art doit sortir pour une autre spire du développement et reproduire les moments au-dessus de l'humain (divin, spatial, irréel, en fonction de la compréhension par le compositeur du sens « au-dessus de l'humain »), puisque « Le postmoderne, … est égal au néoconservatisme, l'appel vers l'éthique cosmologique22 ». L'idée « au-dessus de l'humain », au sens spatial, est apparue pour la première fois dans l'œuvre d'Aleksandre Skriabin (aussi à la fin du xixe siècle), puis lui ont succédé Olivier Messiaen, Paul Hindemith, György Ligeti, enfin Arvo Pärt et Valentin Silvestrov (dans la compréhension divine du terme « au-dessus de l'humain »). Les œuvres de ces deux derniers appartiennent au xxie siècle, et, selon la tendance, résistent à l'esthétique de l'avant-garde, c'est-à-dire appartiennent à un nouveau temps. C'est pourquoi la conception des régularités de la méthode créatrice de ces créateurs permettra d'éclaircir les tendances magistrales du nouvel art, en particulier au niveau idéologique. La méditation comme idée supérieure est inhérente aux œuvres de Pärt et de Silvestrov. Mais si l'état méditatif dans les œuvres de Silvestrov rappelle les motifs sonores orientaux 23, bien que l'analogie ait spécialement le caractère allusif, au niveau de la langue musicale, l'œuvre de Pärt a peu d'analogie avec l'art de l'Est, mais les tentatives de la recherche des racines de l'état méditatif dans ses œuvres changent le vecteur de tendance de la culture orientale vers la culture occidentale qui a aussi connu une période de perception ralentie des événements dans l'espace musical, mais à un temps plus éloigné, en comparaison de la tradition musicale de l'Est — au Moyen-Age. À partir de ces positions, il est logique que Pärt utilise les textes latins canoniques — porteurs de cette culture ancienne européenne, en qui au niveau latent on met une telle perception du temps.
En outre, on peut supposer que la perception ralentie des événements du temps musical est l'idée supérieure de notre époque, chacun indépendamment peut choisir la source de cette idée — la tradition orientale et la culture occidentale du Moyen-Age accordent un vaste horizon culturel pour cela. Il est important de remarquer que la réalisation de cette idée supérieure peut acquérir des formes diverses : comme le minimalisme, avec la répétitivité caractéristique des structures mélodiques et le remplacement lent des événements harmonieux24, comme une nouvelle simplicité, avec le fond caractéristique et les intonations du caractère allusif 25, et toutes les formes de la musique semi-professionnelle de l'ambient26. Après avoir défini les repères de l'art musical postmoderne, nous tenterons d'observer la relation des philosophes et des esthètes avec les conceptions du postmodernisme.
Le postmodernisme est né dans les sous-sols du modernisme — dans la littérature ce phénomène de passage est reproduit dans les œuvres de Joyce : « " Portrait ... " — le récit du mouvement vers le modernisme. " Dubliners " — antérieur mais plus moderniste que le " Portrait ". " Ulysses " — l'œuvre frontalière. Et, enfin, " Finnegans Wake " — déjà le postmodernisme27 », mais la particularité du postmodernisme du xxe siècle est son unité syncrétique avec le modernisme :
Selon mes notions, l'écrivain idéal du postmodernisme ne copie pas, mais aussi ne rejette pas les pères du vingtième siècle et les grand-pères du dix-neuvième. Il traîne la première moitié du siècle non sur la bosse, mais dans l'estomac : il a eu le temps de la digérer. [...] Il doit penser qu'il réussira à pénétrer et passionner, un jour, un public plus large que le cercle de ceux que Mann appelait les premiers chrétiens, c'est-à-dire que le cercle des serviteurs professionnels du haut art. [...] Le roman idéal du postmodernisme doit se trouver quelque image au-
dessus du combat du réalisme contre le non- réalisme, le formalisme avec la richesse du fond, l'art propre avec l'art engagé, la prose élitaire avec celle de la masse28.
Barth pense déjà à la poursuite d'un plus large public, sur l'utilisation de l'expérience des « grand-pères du dix-neuvième » bien que le dialogue avec l'art du modernisme et la tentative de liaison du « formalisme avec la richesse du fond » et de « l'art propre avec l'art engagé » confirme la thèse sur le syncrétisme. En plus, mettant en relief au développement du modernisme trois étapes, Ermilova constate que, à la troisième étape, « le modernisme insère partiellement l'avant-garde tardive, et le postmodernisme précoce, en se manifestant comme chaînon intermédiaire29 ». La même unité syncrétique est facile à observer dans l'œuvre d'un des compositeurs du xxe siècle : l'état méditatif, la répétitivité alternative et l'intérêt pour les cultures non européennes, c'est-à-dire toutes ces qualités qui sont propres à l'art du postmodernisme, sont propres aussi à l'œuvre d'Olivier Messiaen, bien que ces éléments chez lui, se marient librement avec les techniques de la composition sérielle et atonale de son époque.
Il est intéressant de comparer les points de vue de deux philosophes - esthètes appartenant à différents moments de la même époque artistique : si au début du xxe siècle, José Ortega y Gasset, en tentant de protéger la musique de Debussy, proclame et cultive l'idée d'élitisme de l'art :
Si nous comparons la culture asiatique avec la culture européenne, nous remarquons que dans la culture asiatique est absent, peut-être, un motif initial, qui ne serait pas accessible simultanément à l'homme du peuple et à l'érudit. La philosophie de l'hindou scientifique, au fond, ne se distingue en rien de la philosophie du paria illettré. Les œuvres des peintres chinois peuvent être comprises par le mandarin comme par le coolie. Les efforts que les Asiatiques font depuis longtemps pour opposer culture du peuple et culture élitaire confirment seulement dans les yeux de l'observateur impartial leur identité traditionnelle. La culture européenne n'a pas besoin de souligner cette différence, puisque elle a toujours été évidente30
Umberto Eco, à la fin du siècle, en analysant le postmodernisme à travers la discussion de Leslie Fiedler avec les écrivains américains, exprime un point de vue directement opposé :
« Fiedler (…) veut simplement démolir le mur séparant l'art de la distraction. Il sent que gagner le grand public et envahir ses rêves, en cela consiste l'avant-gardisme moderne ; mais il nous démontre que posséder des rêves ne signifie pas du tout bercer les gens31 ». Pour poursuivre notre analyse, citons un autre investigateur : « L'autisme, la schizophrénie, le
caractère fermé sur soi-même - tout cela est caractéristique du moderne avec son désespoir universel et la nouveauté, l'originalité et le totalitarisme, la rupture avec la tradition et la production d'énergie puissante, si attrayant à l'âge de la jeunesse de l'humanité. Le postmodernisme — c'est une certaine maturité, l'aspiration à comprendre et être témoin32». Ainsi, les critiques négatives, avancées par l'avant-gardisme du xxe siècle contre le postmodernisme comme « nécessité de communication », « plaisir de l'écoute », « d'élargissement du public », « postmoderne qui (...) serait d'abord un produit éphémère de la sous-culture de masse33 », sont simplement des compliments, puisque caractéristiques de ce processus de rapprochement. Les sources de l'interprétation négative du postmodernisme consistent en ce que très souvent l'homme, même s'il vit dans une époque nouvelle, est guidé par de vieilles représentations, formées dans l'époque précédente : ainsi, Ortega y Gasset en exprimant en son temps l'idée la plus moderne de la déshumanisation de l'art34, a conscience de l'influence qu'a sur lui l'époque romantique : « La peinture et le roman — ce sont les aspects romantiques modernes de l'art, très proches de nous35». En cela se trouve la raison de l'inertie des regards de plusieurs théoriciens de l'art - comme ils ont eu à peine le temps de s'habituer à un système, qui a gagné les positions après un demi-siècle, un nouveau système, qui sape les fondements anciens, entre dans un rude conflit avec leurs théories, puisque « on ne peut pas enfermer le beau dans les cadres de la conception, fluide, il trouvera une fente et s'évaporera, comme ces fantômes que chassait en vain quelque nécromancien pour les enfermer dans des flacons36 ».
Naturellement, les théoriciens honnêtes, qui ont dépensé tant d'énergie pour la mise en valeur de l'ancien système, voyant que l'objet de leur étude n'occupe plus la position de tête, s'indignent d'un tel état des choses et tentent de précipiter la visiteuse rétive du piédestal. Cette dernière occupera tout de même les vingt prochaines années. Néanmoins, malgré toute la transparence d'une telle situation qui se répète à l'arrivée de chaque nouveau style (l'histoire de l'art musical est remplie de noms des génies qui n'étaient pas reconnus par leurs contemporains), à chaque période concrète de transition les créateurs de ce style ont fort à
faire face au vieux système : « A l'époque de mes études, au début des années 80, l'avantgarde post-sérielle et atonale régnait encore et avait conquis l'institution. Il était donc difficile de promouvoir un autre type de musique contemporaine37». En revenant au problème des rapports des styles de l'époque antérieure avec les styles de l'époque contemporaine, nous constatons déjà le fait de l'unité des sources et la contrariété polaire des idées supérieures, engendrant les moyens divers de la réalisation. Mais la lutte et l'unité des contraires — la loi de la dialectique de Hegel — n'assure-t-elle pas l'harmonie de la lumière et de l'obscurité, la logique et l'alogie, le mouvement et l'inertie, en rendant la seule forme possible harmonieuse de l'existence de la matière ? « La matière éternellement vieille et invariable passionnée par les tourbillons, allant à toute vitesse toujours selon de nouvelles trajectoires, voilà le sujet de l'histoire de l'art. Les tourbillons qui apportent au monde quelque chose de nouveau, qui augmentent idéalement notre monde, ce sont les styles38 ». En conséquence, barrer la voie à ces styles qui « enrichissent idéalement notre monde », c'est une manifestation de la psychologie du conservatisme, condamnée par l'auteur du roman sémiotique le plus connu39 qui nous incitait à percevoir autrement le problème de la création nouvelle — en utilisant les textes déjà connus pour l'estimation et la création des nouveaux sens à leur sol — d'où une idée d'allusion comme élément nécessaire pour la validité de la création nouvelle. En outre, l'intégration des spectateurs comme personnages de l'œuvre n'est-elle pas liée directement à l'idée de la forme ouverte40 ? C'est-à-dire quand l'art propose la deuxième réalité, la deuxième vie, sans imposer aucun sujet ou scénario : « La non-linéarité accorde la possibilité du choix des voies du développement, c'est pourquoi chacun, à l'époque du postmodernisme, a la liberté de l'écriture des scénarios du développement de la vie41 ». Donc, l'art propose au spectateur (auditeur) de manifester sa créativité et de créer l'algorithme du développement des événements, de créer un environnement alternatif à l'être, et sans frontières…
Anna Shvets
2011.
1. Ortega y Gasset J., « La déshumanisation de l'art et Idées sur le roman », Ortega y Gasset J. L'esthétique. La philosophie de la culture, (1991), p. 233.
2. Ortega y Gasset J., « Sur le point de vue dans l'art », Ortega y Gasset J. L'esthétique. La philosophie de la culture, (1991), p. 186 - 203.
3. Archipenko A., L'album. l'Essai de V.A. Korotich (Kiev : « Mystetstvo », 1989, 200 p., illustré).
4. Webster F., Theories of the Information Society (Second Edition, London : Routledge, 2002).
5. Archipenko A., op. cit.
6. Cotro V., « La résurgence du passé dans le jazz contemporain: une problématique postmoderne ? », Revue de Musicologie, 91/2 (2005).
7. Holopova V., La forme des œuvres de musique (Saint- Pétersbourg, 1999), p. 456.
8. A Vast Synthesising Approach. An interview with the composer John Adams. Interview conducted on the 27 February1999 by Robert Davidson.
9. Ortega y Gasset J., « Les réflexions sur la technique », Ortega y Gasset. J. Les travaux élus, (1997), p. 223-224.
10. Ermilova G.I., « Le postmodernisme comme phénomène de la culture », La Connaissance. La compréhension. Le savoir-faire (Revue Électronique) 4 (2008).
11. Eco U., « La note sur les champs de “Le nom de la rose” » Eco U. Le roman. Les notes sur les champs de « Le nom de la rose ». L'essai, (1997), p. 636.
12. Il'ina A., « Les tendances postmodernistes dans la musique de Valentin Silvestrov » Musicologie ukrainienne, 33 (2004), p. 490.
13. Bondarenko A., « Vers le problème de la coopération de la musique des différents types: les lignes totales de la musique de V. Silvestrov et la direction d'ambient », Le messager scientifique, 79 (2008), p. 77.
14. Bondarenko A., art. cit., p. 81.
15. Bondarenko A., art. cit., p. 81.
16. Ortega y Gasset J., « Le temps, la distance et la forme dans l'art de Proust », Ortega y Gasset J., L'esthétique. La philosophie de la culture, (1991), p. 182.
17. A. Il'ina, art. cit., p. 489.
18. A. Bondarenko, art. cit., p. 77.
19. V. Cotro, art. cit., p. 435.
20. V. Cotro, art. cit.; A. Bondarenko, art. cit.; A Il'ina, art. cit.; Françoise Decarsin, « L'analyse du passé, probabilité de la création? », Inharmoniques, 4 (septembre 1988).
21. Bonnaure J., « Rencontre avec Pascal Zavaro », La Lettre du Musicien, 356 (Avril 2008), p. 6.
22. Ermilova G.I., art. cit.
23. Bondarenko A., art. cit., p. 83.
24. A Vast Synthesising Approach, art. cit.
25. Il'ina A., art. cit.
26. Bondarenko A., art. cit.
27. Eco U., art. cit., p. 632.
28. Barth J., The Literature of Exhaustion (Athlantic Monthly, aug. 1967) p. 29-34.
29. Ermilova G.I., art. cit.
30. Ortega y Gasset J., « Musicalia », Ortega y Gasset J. L'esthétique. La philosophie de la culture (1991), p. 164-165.
31. Eco U., art. cit., p. 638-639.
32. Ermilova G.I., art. cit.
33. Cotro V., art. cit., p. 436.
34. Ortega y Gasset J., « La sonate d'été », Ortega y Gasset J. L'esthétique. La philosophie de la culture, (1991), p. 49 – 58 ; Ortega y Gasset José, « La déshumanisation de l'art et Idées sur le roman », art. cit.
35. Ortega y Gasset J., « À Adas dans le paradis », Ortega y Gasset J. L'esthétique. La philosophie de la culture, (1991), p. 77.
36. Ortega y Gasset J., « À Adas dans le paradis », art. cit., p. 65.
37. Bonnaure J., art. cit., p. 6.
38. Ortega y Gasset J.. « Essai sur les sujets esthétiques en préface », Ortega y Gasset J. L'esthétique. La philosophie de la culture (1991), p. 94.
39. Eco U., « Le nom de la rose », Le roman. Les notes sur les champs de « Le nom de la rose ». L'essai, (Saint-Pétersbourg : Simposium, 1997), 685 p.
40. Ermilova G. I., art. cit.
41. Ermilova G.I., art. cit.
1. Ortega y Gasset J., « La déshumanisation de l'art et Idées sur le roman », Ortega y Gasset J. L'esthétique. La philosophie de la culture, (Moscou : « Iskusstvo » 1991, la traduction russe de S.L.Vorob'ev), p. 218 - 260.
2. Ortega y Gasset J., « Sur le point de vue dans l'art » Ortega y Gasset J. L'esthétique. La philosophie de la culture (Moscou : « Iskusstvo », 1991, la traduction russe de T. I. Pigareva), p. 186 - 203.
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Lundi 5 Février, 2024