Compte-rendu de lecture par Dominique Dubreuil
« Musique, le plus coûteux de tous les bruits »,
« la musique, un bruit qui pense ? » : l'aphorisme ironique court
les boulevards, mais qu'on ne s'attende pas à le retrouver dans des Actes
de Colloques ! La journée d'étude du 23 janvier 2008 à
l'Université Lumière est, dans sa forme publiée de livre, une addition de
communications savantes, par des enseignants de Musicologie-Lyon-2, dans
ce territoire en effet décisif mais surtout laissé à un certain
relativisme d'appréciations, comme si la bienséance musicale commandait
qu'on se penchât avec circonspection sur un tel sujet trop... bruyant ou
uniformément musical. Voici donc, introduites par un avant-propos de
Gérard Le Vot et mises en publication par Gérard Streletski, dix
contributions, les unes plus « ponctuelles » et historicisées (parfois sur
une matière fort proche du bel aujourd'hui), les autres d'une
interrogation à caractère plus général et philosophique....
Histoire « avérée », en tout cas bien balisée ? On sait
par exemple le XVIe français (et anglais) fort ami de la « citation
directe » et d'un art éventuellement bien ancré dans la réalité. Jean
Duchamp, se référant aux oiseaux, picorant les raisins antiques chez
Zeuxis, voyant l'imitation de la nature dans les joyeusetés
rabelaisiennes, montre le savoir-emprunter-au-réel chez le Maître du
genre, Clément Janequin. Cris marchands, et chants de « la gent ailée »
dans la ville, bruits militaires, entrent dans « la symphonie »,
nourrissent le contrepoint, domestiquent le tumulte et la matière brute,
grossière, en l'apprivoisant de façon artistique dans des œuvres de grande
envergure. » Du côté de chez Proust – le Narrateur s'éveille avec
Albertine et cite à sa Prisonnière Moussorgski ou Debussy « en arrière des
cris du marché parisien », ou avec Milan Kundera réfléchissant sur « les
voix humaines qui donnent chair sonore à la vie », les voix écrivantes et
modernes n'auront pas manqué, qui prolongent en littérature la poésie
paradoxale de ces « collages » assemblés sans trop de hasard pour sublimer
le bruit.
Mylène Pardoen prend le relais XVIIe–XVIIIe pour les
bruits de guerre...(Sans avoir cité en exergue irrespecteux Courteline,
Boris Vian, ou simplement la vacherie signifiante de Clémenceau : « La
justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à
la musique », ce que le rédacteur fait ici volontiers)... Elle nous montre
avec force documents comment en ces deux siècles la musique s'exerce : et
avec ses « signaux », toute une théâtralité de la ville ressort, et «
l'art de la guerre »s'exprime en « musiques d'ordonnance », « bruits »,
battus ou sonnés. Reste à se tourner vers les œuvres constituées qui
résonnent du fracas des idéologies et de leurs batailles, par exemple dans
le temps révolutionnaire français ou européen, sans oublier Beethoven et
surtout la sublimation de Haydn dans sa 100e Symphonie (« Militaire »), au
message si ambigu...
Anne Penesco descend vers l'orée du XXe, scrutant
l'importance et la rupture que constitue l'avancée du futurisme italien en
direction des nouveaux territoires du bruit. Marinetti d'un côté (qui,
rappelons-le, mit sa modernité au service de la dictature mussolinienne),
Russolo de l'autre (s'opposant, lui, au fascisme, et en payant le prix)
illustrent radicalement deux aspects de la rupture esthétique, et
d'ailleurs déclenchent l'ire des traditionnalistes qui les appellent
joliment « les assassins du clair de lune ». Leurs manifestations – à
rapprocher du dadaïsme français pour la provocation –, et leurs partitions
sont audacieusement liées au propos «motorique », avec des instruments «
nouveaux », voire extravagants, pour donner éminente dignité aux «
intonarumori » (bruiteurs). Leur descendance immédiate (Tzara,
Apollinaire) traversera le siècle et resurgira dans les hommages de Pierre
Henry. Mais un « grand théâtre » y est aussi présent, dans l'apparente
tradition chez Mounet Sully, et dans la rupture absolue chez Antonin
Artaud, dont l'utopie poétique des « Cenci » et « l'athlétisme affectif »
se tournent vers les intuitions de Varèse, avant de sombrer dans la
glossolalie et l'inarticulé d'une épopée du cri.
Céline Chabot-Canet, du côté fort actuel de la chanson
française récente, en privilégie une approche scientifique, et aborde par
sonagrammes et « courbes de voisement » Barbara qui s'aventure au « Bois
de Saint-Amand » (sur la page d'en face, le K. 563 de Mozart et Les
Histoires Naturelles de Ravel)... Timbre rauque d'Aznavour ou Ferré
gémissant « avec le temps » permettent de s' interroger : la voix parlée
ne serait-elle qu'un bruit ? Aidé par Max/MSP et supervp.trans de l'IRCAM,
explorant « l'extraction des transitoires », retournant à l'athlétisme
vocal d'Artaud, on ausculte amplification, inspiration et souffle, on
revient à Roland Barthes, sans oublier le jeu de Bobby Lapointe
crépitant « Ta Katie t'a quitté », les composantes érotiques de la
(petite) voix-Birkin, et les clins d'oreille autodérisionnels-familiaux de
Vincent Delerm. Ainsi restera-t-on du côté du corps, réinvesti dans la
chanson, et donc du bruit.
Gérard Le Vot franchit, lui, l'Atlantique, et pointe
là-bas « Cinq paradigmes du bruit nord-américain dans la musique populaire
». Il interroge avec acuité – et amitié –
Rock tradition,
Funk et
Rock-Pop dans leurs rapports avec un message de « révolte et
subversion », « rituels de la fête», en particulier dans le monde de
la musique « noire » qui intègre la corporéité de la sueur et de la
transe. Au fait,
dirty (sale) or
clean (propre) music : il n'est pas inutile de se rappeler
l'origine raciste (initialement puritaine garantie) de ce binôme, et
comment il a fallu que s'accomplisse un retournement de l'arme des valeurs
pour enfin clamer que « Black is beautiful », notamment via la funk. J.
Hendrix, Lou Reed, Bob Dylan, Morrison, Zappa, sont ainsi étudiés, d'un
ton vif et synthétique; G. Le Vot reprend les bons vieux concepts
d'imitatio et de mutatio pour comprendre le bruit dans les musiques
actuelles, en les rapportant aussi au politique (guerre du Vietnam,
évidemment), à la fête et aux drogues. Ainsi chemine-t-on – à l'horizon,
Jack Kerouac fait signe « Sur la route » – en traversant « le tunnel qui
est dans le monde obscur du bruit » (selon la formule d'André Schaeffner),
en revisitant l'interrogation fondamentale sur « la musique de l'autre
perçue comme du bruit »,
via John Cage, à la frontière du savant et des espaces « sauvages
». Nous sommes incités à la lucide progression, « un peu vertigineuse
sur la ligne de crête entre gouffre rédempteur et sommet aliénant ».
Pour mieux saisir « le propre de l'art, qui est de ne jamais trouver le
chemin de Jerusalem et de poursuivre la route » ?
Une démarche interrogative au titre savant – « essai de
phénoménologie et de taxinomie » conduit Bertrand Merlier, avec l'aide des
outils modernes scrutant des exemples sonores concrets – la frontière
toujours indécise entre bruits et musique. Le désormais mythique « porte
et soupir » de Pierre Henry, les bruits perturbants de votre voisin
pendant une fugue de Bach sont passés au crible (en couleurs !) des
visualisations de formes d'ondes, et référés ou mis en situation de
dictionnaires, schémas et tableaux. Hommage est rendu à l'intuition de
Pierre Schaeffer « popularisant » dans son Traité le concept d' « objet
sonore ». Et il est prudemment rappelé que « l'opposition entre bruit
et musique est probablement un mal socialement ou culturellement
nécessaire ».
Avec une « précaution » – non « inutile » sans doute,
en tout cas fort légitime, et qui témoigne de prudence et de
modestie scrupuleuse –, Pierre Saby confronte deux passages-clés de
Schubert à l'esthétique française des Lumières, et s'interroge sur une
lecture des phénomènes précurseurs, préfigurateurs et héritiers dans les
découvertes, quelque part entre pré-romantisme et préclassicisme. Dans le
1er mouvement de la Sonate D. 960, c'est le « trille à la basse » qui est
premier moteur, mais sonne en « bruit inarticulé, indéchiffrable, hostile,
étranger au chant et le menaçant ». Et au delà de l'« obscure et spectrale
résonance » du trille, l'auteur de l'Inachevée, à un détour du 2nd thème
(1er mouvement), fait surgir un « accord massif et tassé dans le grave,
suivi d'un autre, dont la violence inarticulée est menace inexorable. » P.
Saby voit là, selon une belle formulation, « l'opposition matricielle et
radicale de l'ineffable et du sauvage, du chant et du fracas, de l'intime
et de l'hostile ». Ainsi sera fructueuse la « mise en perspective » de ces
creusets de l'obscur – « rumeur unique et confuse, chant interrompu par un
geste de rupture » – avec les débats bien antérieurs et hors-champ
chronologique direct, de Rousseau et Rameau sur « la dualité
bruit-musique, à travers la discrimination bruit-son », et leurs
conséquences sur la fondation des « véritables beautés de la
musique »...
Avec Denis Le Touzé, et à travers une réflexion sur le
pur et l'impur du romantisme à l'École de Vienne, on en vient aux concepts
d'organisation et de désordre hérités du système sphérique universel et
gravitationnel de Newton. Un de nos guides sera l'astrophysicien
Jean-Pierre Luminet – qui est aussi pianiste de
Jazz et « theloniusmonkien » – décrivant vie, mort et
transfiguration d'une étoile...qui pourrait justement être le système
tonal ; chez Beethoven, le mélodrame (le parlé, donc) dans
Fidelio y serait l'irruption du bruit comme la dissonance dans la
Grande Fugue ; chez Schubert – à chacun sa perturbation –, ce
serait plutôt une juxtaposition tonale « étrangère », sans glissement
protecteur. Retour avec J. P. Luminet – décidément aussi poète en ses
transcriptions – pour saisir la déperdition d'énergie et le
refroidissement « fatal »chez un Debussy qui avec la gamme par tons gomme
toute aspérité des sons les uns par rapport aux autres et compose
l'univers froid et silencieux (la mort de Mélisande), comme plus tard
l'indifférenciation des
Atmosphères de Ligeti. À l'inverse même du cataclysme – explosions,
cri, sang et mort – d'un Wozzeck analogue aux « supernovae »..., et de
Webern qui « fait vivre l'état cristallin, stade suprême du corps
stellaire, par la suspension radicale de la tonalité, et atteint à l'idéal
de pureté. Alors ? « Dans l'épopée de l'ordre tonal, le bruit vivifiant et
destructeur ne serait-il pas un symbole de nos espérances et de nos
angoisses face au déroulement inexorable du temps ? »
Jean-Marc Warszawski (seul auteur non-Lyon-2…),
articule sa réflexion fondamentale au titre insolite – « la musique est le
silence du bruit » – en partant des couples théâtralement disputant du
sensible et de l'intelligible au XVIIIe, de Rousseau et de Rameau. Mais
au-delà et en deçà, qu'y a-t-il dans un « nous » qui cherche à trier, y
compris dans l'espace du concert, le bruit parasite externe ou même
interne (les instruments) pour mieux saisir l'organisation conceptuelle
des sons agencés par l'écriture ? D'où l'appel à Aristote (l'âme et son
médiateur, la forme) et à son platonicien disciple Plotin, pour qui
s'accomplirait une séparation de l'essence et de la fureur de l'univers,
en une médiation qui n'a pas recours « à l'harmonie des nombres mais à une
beauté incarnée ». On passera ainsi pour le monde chrétien – fin de
l'Antiquité, Moyen-Âge – à une « réflexion » fort diversifiée sur le
bruit, entre son et silence, mouvement des planètes et mouvement de l'âme.
Connaissez-vous bien Gil de Zamora et les Frères Moraves (XIIIe) ou
Johannes da Ciconia (XIVe) ? L'auteur nous rafraîchit les idées à leur
sujet, tout comme à celui de saint Augustin ou de Grégoire Le Grand sur le
rôle des instruments ou de la voix chantante aux marges du silence
sacralisé, de l'opposition de l'espace monastique – préservé, idéal – et
de l'espace d'église – bruits et tumulte...C'est aussi pour mieux sauter à
des exemples du XXe : Penderecki couvrant peut-être de son « écriture
tonitruante » Auschwitz et Hiroshima commémorés pour mieux neutraliser une
analyse (impossible ?) des horreurs ? À l'inverse, Jankélévitch décrivant
Fauré dont « la musique remplit le silence et devient elle-même manière de
silence ». Ainsi « la musique permet le silence ; elle est le silence
(ajoutons : reconquis) du bruit ». Contre le tumulte en couches
superposées et disjointes chez Ives ou le Zimmermann des
Soldats, devenu dramatico-esthétique dans le quatuor
Helikopter de Stockhausen. Et sublimé-politique chez Jimi Hendrix,
où le « silence des paroles » recouvre l'improvisation infernale (les
bombardements américains sur le Vietnam), là où « le bruit met en valeur
l'aspiration au silence, dans lequel elle s'éteint ».
Enfin ce n'est pas sans émotion qu'on lira la dernière
contribution au colloque, parce qu'elle est signée de Costin Cazaban – un
maître de la réflexion sur la musique et le Temps, dont l'autorité modeste
rayonna sur les enseignés et les enseignants de Lyon 2 –, disparu
prématurément au début de 2009. Partant sans paradoxe mais avec un sourire
amusé de l'idée que 4'33 de John Cage est « la musique la plus bruyante du
répertoire XXe », C. Cazaban – mine de rien – transpose les citations («
l'alto soluble dans l'air de Berg »), nous éclaire en références à la
peinture (Bacon, Velikovich), et nous fait saisir, via Wittgenstein, que
pour le compositeur américain, adossé au bouddhisme zen et à
Finnegan's wake de Joyce, « le monde (des sons) est ce qui arrive
», et ainsi peut être soumis à l'indétermination et à la contingence
spatio-temporelles. « En face », Helmut Lachenmann dont la radicalité
refuse « la nature essentiellement bonne et innocemment artiste de la
nature, propose avec sa musique concrète instrumentale une production
d'énergie qui rend aux sons « la virginité imperméable aux dépôts de
l'Histoire ». Et passe aux travaux pratiques de l'opéra dans sa « Fille
aux allumettes » d'après Andersen, où la voix se prive évidemment de tout
chant, et s'offre le contrepoint de« deux bruits à grande échelle », un
texte de Gundrun Esslin (Fraction Armée Rouge), jugé « aberrant »
par Costin Cazaban, et une méditation « merveilleuse de substance », par
Léonard de Vinci. Un opéra de Salvatore Sciarrino,
Luci mie traditrici, sur le Prince et Assassin musicien, Gesualdo,
illustre aussi ce regard... que l'on sent – et hélas, sait – désormais
interrompu.
Ainsi se proposent au lecteur évidemment fort attentif
et qui devra s'assurer un asile de... silence contre les bruits gênant la
méditation, ces dix contributions, dont chacune détient un style, un
regard, un tempo... Et qui se prolongeront – hors du débat de janvier
2008, dont les minutes ne sont pas ici transcrites – vers un espace
d'interrogation en soi-même, ou avec d'autres participants, à ce retour en
arrière.
Dominique Dubreuil
Mai 2009
Présentation de l'éditeur
Actes d'une journée de réflexion sur « Bruit et Musique
: influences, interactions et discriminations », au Département de
musicologie de l'Université Lumière-Lyon 2, qui s'est déroulée le 23
janvier 2008.
Comment tracer les frontières entre le bruit, le son et
la musique. Ces frontières changent-elles au cours des temps, des
civilisations? Le bruit est-il perçu de la même façon selon les lieux et
les époques? Et d'abord est-il le même pour tous; y-a-t-il un bruit de
nature universelle ou bien dépend-il des conditions hic et nunc? La
musique n'est-elle pas la phénoménologie du bruit et le bruit le
phénomélogie de la musique? Le tracé de ces frontières sans être
imprévisible subit des changements dont il est intéressant sur les plans
anthropologique, sociologique, moral, esthétique.., de dessiner quelques
contours.
Au sommaire
- Le Bruit dans les chansons de Clément Janequin, par Jean
Duchamp
- La Musique est le silence du bruit, par Jean-Marc
Warszawski
- Réflexion autour de deux fragments de Franz Schubert : le chant, le
bruit et l'inscription linguistique du musical, par Pierre Saby
- Le Bruit comme perturbation ou dissolution de la sphère de
cohérence tonale, par Denis Le Touzé
- Les « Bruits de guerre » aux XVIIe et XVIIIe siècles : du signal
fonctionnel à la musique, par Mylène Pardoen
- Le Futurisme italien : bruits et sonorités, par Anne
Penesco
- Bruit ou Musique ? Essai de phénoménologie et de taxinomie, par
Bertrand Merlier
- Cinq paradigmes du bruit dans la musique populaire nord-américaine
(1966–1977), par Gérard Le Vot
- Entre bruit et mélodicité : la voix dans la chanson française,
par Céline Chabot-Canet
- Bruit et matériau à la fin du siècle dernier, par Costin
Cazaban
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