Il y a un peu plus de dix ans s'éteignait
une figure insolite du jazz français : Barney
Wilen (1937-1996), saxophoniste à la carrière
particulièrement irrégulière et
aventureuse, dont l'œuvre polymorphe1 résiste
aux catégorisations stylistiques. C'est que sa
musique, extrêmement changeante, reflétant
des influences très diverses, semble constamment
à la recherche de liens entre différents
courants musicaux et artistiques.
La carrière de Barney Wilen
se divise selon trois périodes : 1954-1961 où
le saxophoniste réalise un parcours de jeune
musicien prodige, passant du lycéen niçois
anonyme à l'accompagnateur de Miles Davis et
collaborant avec des jazzmen majeurs ; après
une disparition de cinq ans, Wilen revient au devant
de la scène de 1966 à 1971 où il
est un des animateurs les plus actifs des mouvements
d'avant-garde ; il disparaît une seconde fois
pour opérer un retour remarqué en 1986
avec la « Note Bleue »2 . Il
se réoriente alors vers un jazz plus académique,
style dans lequel il continuera à jouer jusqu'à
sa mort.
Indépendamment de ces trois
périodes, l'œuvre de Barney Wilen se développe
autour de trois axes différents : une partie
que nous désignerons comme appartenant à
l'esthétique du jazz moderne, c'est-à-dire
des courants qui se sont épanouis durant les
années 1940-1950 ; une partie expérimentale3
, par quoi nous indiquons les productions dans lesquelles
Wilen cherche à rompre avec les formes traditionnelles
du jazz, en participant notamment aux groupes d'avant-garde
; enfin une partie associant musique et image,
à travers les collaborations de Wilen avec des
cinéastes et les créateurs d'une bande
dessinée.
Nous décrirons tout d'abord la musique de
Wilen, en organisant notre travail selon ces trois axes.
Dans une seconde partie, notre réflexion se portera
sur l'unité de cette œuvre. Pour cela, nous nous
intéresserons au contexte dans lequel elle s'inscrit
et à l'identité culturelle complexe de
son auteur, Barney Wilen, musicien de jazz moderne français.
Une solution intermédiaire
Si Wilen a fait son apprentissage à l'alto,
approché le baryton et le soprano c'est néanmoins
au ténor qu'il réalise ses premières
productions discographiques. À partir de 1959,
il alterne le ténor avec le soprano, moins souvent
avec l'alto, réutilisant épisodiquement
le baryton, notamment à la fin de sa vie.
C'est
parce qu'il est attiré par leurs couleurs propres
que Wilen a eu recours aux autres tessitures. Il est
visible en effet que sa démarche ne consiste
pas à transposer son jeu au ténor sur
les autres supports mais plutôt à exploiter
les spécificités sonores des autres registres.
Son jeu au soprano, il est un des premiers jazzmen post-bop
à en avoir fait usage, est très clair,
doux, « féminin »4 selon ce
qu'en affirmait Wilen lui-même. On trouvera moins
souvent Wilen à l'alto, peut-être du fait
de l'importance historique de Parker, figure plus qu'intimidante
pour les jazzmen de cette époque. Lors d'un enregistrement
réalisé en 1960 avec la formation d'Art
Blakey5 , on constate que l'approche de l'alto chez Wilen
est d'une étonnante dureté, marquée
par une sonorité rude et agressive, incisive.
Son
choix du ténor comme instrument principal est
le résultat d'une autre recherche. Wilen affirmait
avoir adopté le ténor parce que celui-ci
représentait, pour lui, une « solution
intermédiaire »6 aux autres tessitures.
Le ténor serait devenu son instrument principal
non pour ses qualités sonores propres, non pas
parce que Wilen a sans doute un meilleur niveau technique
sur ce support mais en ce qu'il le considère
comme un instrument polyvalent, capable de rendre et
de synthétiser à lui seul les possibilités
des autres registres.
Si
une telle démarche ne s'impose pas de manière
évidente pour qui écoute Wilen au ténor,
on peut néanmoins relever deux caractéristiques
qui sembleraient la confirmer. D'une part, l'approche
de Wilen au ténor, beaucoup plus que sur les
autres registres, a été l'objet d'une
évolution importante qui confirme une recherche
constante sur la sonorité. D'autre part, lorsque
Wilen exploite le registre supérieur du ténor
il s'exprime d'une manière qui rappelle son utilisation
du soprano : de façon plus chantante et avec
une approche rythmique plus libre (valeurs rythmiques
longues, expression plus legato et liberté par
rapport au tempo)7 .
Cette
recherche d'un équilibre sonore, Wilen va l'étendre
à son héritage stylistique marqué
principalement par les figures des grands boppers et
de Lester Young8.
Les débuts du saxophoniste montrent une influence
bop évidente. Dès ses premiers enregistrements,
Wilen s'impose à Paris comme un des grands espoirs
du jazz moderne. L'album « Tilt »9 révèle
un leader de vingt ans s'exprimant avec une grande assurance
grâce à une sonorité puissante,
un impressionnant niveau technique et une improvisation
mélodique audacieuse. Le répertoire emprunte
volontiers au jazz moderne (Blue Monk) et aux standards
du be-bop (A Night in Tunisia et Hackensack). On retrouve
également l'influence du be-bop à travers
une certaine agitation rythmique (fréquents doublements
de tempo, alternance de croches et de triolets), l'utilisation
de dissonances et un discours heurté marqué
par une logique d'opposition entre les phrases. Néanmoins,
Wilen donne l'impression de maîtriser parfaitement
son expression, il se refuse à toute exubérance,
ne semble pas connaître d'hésitation. Malgré
son jeune âge il montre déjà une
préoccupation très lesterienne pour la
justesse et l'équilibre.
Wilen va peu à peu abandonner la rudesse de
sa première approche et s'orienter vers une forme
de souplesse mélodique caractérisée
par un rythme flottant et la recherche d'un discours
plus homogène. Sa sonorité aussi change,
s'adoucit, son vibrato devient plus léger, le
son s'accompagne d'un très léger souffle,
un peu à la manière de Stan Getz. C'est
le type de sonorité qu'adopte définitivement
Wilen, on la perçoit même dans les productions
de tendance free où elle se manifeste en dehors
des passages de violence expressive et de hurlements.
L'association entre le be-bop et le courant lesterien
trouve son équilibre lors de la troisième
période. Pour résumer, on pourrait avancer
que Wilen est lesterien dans sa sonorité et sa
construction rythmique, bop dans son approche harmonique.
Wilen se dirige vers une forme de sophistication sonore
et mélodique qui trouve dans les ballades un
lieu d'expression idéal.
Les expériences ou combinaisons
La seconde période de Barney Wilen se caractérise
par un certain nombre d'expériences musicales
qui s'organisent selon deux directions : celle d'une
fusion entre le jazz et certaines musiques traditionnelles
(« Jazz Meets India »10 , « Dear Prof.
Leary »11 ), celle de l'association musique – bande
sonore (« Autojazz »12 , « Le Grand
Cirque »13 et « Moshi »14 ).
À
la première catégorie appartient un des
disques les plus importants du saxophoniste, «
Dear Prof. Leary », né dans le contexte
de mai 1968. Au début de cette année,
Barney Wilen fonde le Free Rock Group qui, comme son
nom l'indique, se destine à une fusion entre
rock et free jazz. Il s'agit d'une formation très
souple dont la composition, des musiciens européens
principalement, se renouvelle constamment. En juin 1968,
le Free Rock Group enregistre « Dear Prof. Leary
».
Le disque est construit selon une formule novatrice
: on oppose un trio rock comprenant Mimi Lorenzini
(guitare), Günter Lenz (basse) et Wolfgang Paap
(batterie) à un trio jazz composé d'Aldo
Romano (batterie), Barney Wilen (saxophone ténor
et soprano) et Joachim Kühn (piano et orgue) chacun
disposant d'un des canaux de la stéréophonie.
On retrouve peu d'éléments du jazz, le
bassiste, d'obédience rock, ne réalise
pas de walking bass, la rythmique est constituée
de riffs, Wilen alterne un phrasé qui n'a rien
du jazz et des improvisations libres. Chez Kühn,
la référence au free jazz réside
dans des improvisations apparemment sans contrainte
dans lesquelles l'expression se libère. Le répertoire
fait également référence à
deux univers : morceaux des Beatles ou d'Otis Redding
alternant avec des compositions d'Ornette Coleman.
Même
si le résultat sonore semble parfois surchargé,
il faut reconnaître à Wilen l'originalité
voire l'audace de sa démarche. En effet, le Free
Rock Group est une des premières formations à
proposer une synthèse entre le jazz et le rock
et son utilisation de la stéréophonie
est très innovante.
C'est
également lors de cette période que se
manifeste l'intérêt de Wilen pour les possibilités
offertes par l'utilisation de la bande magnétique,
le saxophoniste cherchant à incorporer des sons
et des bruits dont il a réalisé lui-même
les enregistrements.
Le long voyage de Barney Wilen en Afrique, de début
1969 à fin 1970, a été une des
étapes marquantes de sa carrière et de
sa vie. Durant ce trajet, entrepris dans le contexte
idéologique et mystique de la fin des années
1960, Barney Wilen va enregistrer la musique de
plusieurs peuples de l'Afrique saharienne (Algériens,
Peuls du Niger, Maliens).
De retour à Paris il réalise «
Moshi »15 en compagnie notamment de deux de
ses compagnons de route, Didier Léon et la très
charismatique Caroline de Bendern. Ce disque associe
une musique de tendance pop-rock au contenu des bandes
sonores collectées en Afrique.
Dans « Autojazz » et le « Grand
Cirque », Wilen utilise également la bande
magnétique mais celle-ci évoque un contexte
parfaitement différent : celui du 25e
Grand prix de Monaco qui fut marqué par l'accident
mortel du célèbre pilote Lorenzo Bandini16. Wilen, qui réalisait des prises sonores du
Grand Prix, est témoin de l'accident. À
la suite de cet événement, il organise
une série de manifestations qui associeront musique,
bruits et projections vidéos de la course et
qu'il intitule « Le destin tragique de Lorenzo
Bandini ». Il enregistre « Autojazz »
le 13 février 1968 et « Le Grand Cirque
» en 1993 lors de sa troisième période.
Les
deux disques sont construits selon cinq parties. Dans
« Autojazz », chaque titre fait référence
à un moment particulier de la course : Expectancy
(attente), Start, Tribune Princière, Hairpin
(que l'on pourrait traduire par « virage en épingle
à cheveux ») et Canyon Sound and Bandini's
Destiny.
Dans
« Le Grand Cirque » la musique est d'inspiration
jazz-rock même si certains passages du disque
font entendre des séquences d'improvisation libre.
La forme se résume visiblement à la mise
en place des introductions et des expositions de thèmes,
l'ordre des improvisations et leur durée ne donnant
pas l'impression d'avoir été définis
au préalable et les interventions de la bande
sonore étant apparemment aléatoires.
Dans les deux cas, « Moshi » et «
Le Grand Cirque », Wilen a recours à la
bande sonore moins pour ses possibilités techniques
(boucles, effets sonores) que pour ce qu'elle contient.
Il procède ainsi de deux manières : soit
dans une optique purement musicale, en faisant de la
bande sonore un membre de l'orchestre ou en recherchant,
dans cette association, une couleur sonore particulière
; soit en se servant du contenu de la bande pour ajouter
une dimension extra-musicale au travail des musiciens.
On rencontre la première approche dans «
Moshi » où la bande sert d'introduction
à la formation pour disparaître peu à
peu (Moshi ou Chechaoun), dans 14 temps ou Tindy Abalessa
on assiste à une tentative d'interaction (guitariste
cherchant à instaurer un dialogue virtuel avec
des chants de femmes). De même, il est possible
qu'« Autojazz » et « Le Grand Cirque
» furent les lieux d'une expérimentation
sonore.
« Autojazz », à l'origine projet
associant musique, bruits et vidéos de la course,
semble davantage lié à la seconde approche.
Il existe une progression dramatique dans ce disque
qui est organisé selon différentes étapes
de la course et respecte l'ordre chronologique mais
sans que le moment de l'accident puisse être clairement
identifié. En cela Wilen parvient à maintenir
une tension qui n'est pas produite par la dimension
musicale ni par l'aspect acoustique de la bande sonore
mais par un élément narratif auquel cette
dernière renvoie. Cette incertitude se manifeste
également dans les rappels aléatoires
de la course, la forme libre qui concourt à une
impression de hasard et qui évoque l'incertitude,
voire l'accidentel.
Il convient de ne pas négliger le très
fort potentiel évocateur de la bande sonore dans
« Moshi », qui, du reste, est aussi la trace
sonore d'un voyage qui a profondément marqué
Wilen. Il semble que l'utilisation de la bande sonore
soit d'abord motivée par une tentative de réunion
entre la dimension musicale et une dimension narrative
ou mystique avant d'être une recherche sonore,
laquelle par ailleurs s'impose nécessairement.
Musique et image
Cette
tentative de réunion avec une dimension extra
musicale se traduit également dans la collaboration
de Wilen avec le cinéma et, de manière
plus inattendue, avec la bande dessinée.
Un des passages remarqués de la carrière
de Wilen est sa participation à la bande sonore
d'« Ascenseur pour l'échafaud »17 .
C'est paradoxalement une des réalisations pour
lesquelles il a été le moins actif. Le
disque révèle avant tout la puissance
créatrice d'un Miles Davis. Alors âgé
de vingt ans, Barney Wilen, sans doute intimidé
par l'envergure de son aîné, fait preuve
de la plus grande discrétion et se limite à
un rôle d'accompagnateur. On retient également
sa participation au sein des Jazz Messengers à
la bande-son des « Liaisons dangereuses »18.
Dans ses réalisations pour le cinéma,
Wilen procède de manière assez conventionnelle,
sa démarche consistant avant tout à donner
une illustration sonore à l'image. Dans le cas
d'« Un témoin dans la ville »19, il
cherche à reproduire musicalement les ambiances
et les situations du film : il prend un ton mélancolique
pour accompagner des chauffeurs de taxi attendant les
derniers clients d'une boîte de strip-tease, imite
les sirènes des véhicules de police ou
adopte un rythme heurté pour faire référence
à une poursuite de voiture. Dans « Le cœur
fantôme »20 de Philippe Garrel la musique
sert de transition entre des scènes et apparaît
lorsque les personnages ne parlent pas. L'association
musique image est judicieusement utilisée lors
d'une séquence qui montre un peintre réalisant
un tableau. Durant toute la durée du travail
on entend le saxophone de Wilen improviser librement.
Comme le peintre qui construit avec incertitude, Wilen
poursuit différentes idées musicales,
hésite, abandonne certains motifs, cherche à
en développer d'autres.
Le cinéma n'est pas la seule collaboration
de Wilen avec les arts visuels, ce dernier est un des
premiers sinon l'initiateur d'un genre tout à
fait inédit, et sans descendance, qui associe
musique et bande dessinée.
En 1984, alors qu'il a presque totalement disparu
de la scène du jazz, Barney Wilen découvre
une bande dessinée dont le personnage présente
des points communs troublants avec son apparence physique
et sa biographie. Après avoir pris contact avec
les auteurs de l'ouvrage, il réunit des musiciens
et enregistre un album qui porte le même titre
que la bande dessinée : « La Note Bleue
». Le disque rencontre un immense succès
puisqu'il est vendu à près de 60 000 exemplaires
ce qui est tout à fait exceptionnel pour un disque
de jazz en France.
L'entreprise
de la « Note Bleue » est originale car l'association
bande dessinée et musique ne trouve pas ou peu
d'antécédents. Une telle association pose
nécessairement de nombreux problèmes par
rapport à la prise en compte de paramètres
complexes et, a priori, contradictoires, principalement
sur la notion de durée, celle objective du morceau,
celle subjective de la lecture. De plus, l'interaction
ne peut agir que dans le sens musique - dessin dans
la mesure où le projet musical s'est greffé
sur un matériau visuel déjà achevé
et qui a été conçu sans le projet
d'une telle association.
La
bande dessinée s'organise en treize chapitres
ou treize épisodes dont les titres sont, les
plages 2 et 6 exceptées, les mêmes que
les treize premiers morceaux du disque. Il existe certains
liens entre la musique et l'image : un orchestre de
bal dans Triste Again, la formation de Wilen improvise
incongrûment un twist, on réutilise le
thème original d'une série policière
pour répondre à l'ambiance de polard dans
Harlem Nocturne et, plus littéralement, lorsque
les musiciens fictifs oublient d'accompagner le soliste
dont ils sont surpris par la présence, le vrai
Barney Wilen réalise seul un Besame Mucho.
Il
apparaît ainsi que le rapport de la musique à
l'image se limite au clin d'œil ou à la vague
interprétation musicale des atmosphères
de la bande dessinée et qu'elle ne propose pas
une véritable solution au problème de
la synchronisation lecture / écoute. Au demeurant,
ces rapports sont peu nombreux les autres titres ne
présentant pas de liens pertinents avec la bande
dessinée. On peut donc émettre des réserves
sur la nécessité de ce disque, sinon qu'il
a permis un retour opportun de Barney Wilen sur la scène
du jazz.
La nécessité d'une synthèse
Nous
avons présenté l'œuvre de Barney Wilen
en y distinguant trois périodes (une période
bop (1953-1961), une période expérimentale
(1966-1971) et une période plutôt académique
débutant au début des années 1980)
et trois axes esthétiques (jazz moderne, expériences
et combinaisons, rapport musique et image). De telles
divisions ont pour avantage de présenter de manière
pratique l'œuvre de Wilen mais n'en explique pas l'hétérogénéité
; elles soulignent, au contraire, l'impossibilité
de circonscrire sa musique à un courant précis.
Le contexte dans lequel cette œuvre prend place peut
nous éclairer sur son unité.
On sait que les concerts de jazz, en France, n'ont
pas cessé pendant l'Occupation et qu'il a même
existé un regain d'intérêt pour
cette musique21. Cependant, si on s'intéresse
au jazz de cette époque, on n'y trouve aucun
germe de la modernité qui s'épanouissait
alors de l'autre côté de l'Atlantique à
travers les figures de Charlie Parker et Dizzy Gillespie.
De fait, lorsque les premiers disques de bop arrivent
en France c'est un bouleversement pour la vie du jazz
français qui n'avait alors absolument pas prévu
une telle évolution. Aux débats passionnés
que le be-bop va susciter dans la communauté
des amateurs de jazz s'ajoute la vague de redécouverte
du style Nouvelle-Orléans qui avait débuté
avant-guerre de sorte qu'à partir de la fin des
années 1940, le jazz va se scinder de plus en
plus nettement entre anciens et modernes.
L'émergence d'un jazz moderne en France va
être précédée d'une phase
nécessaire d'assimilation aux nouvelles approches
du be-bop. Le fossé est tel qu'on pourrait affirmer
que les musiciens français vont réapprendre
le jazz. C'est par le disque que les premiers jazzmen
modernes français comme Hubert Fol ou Jean-Claude
Fohrenbach vont s'initier au nouveau langage mais également
lors des tournées de jazzmen américains,
lesquels vont être l'objet de la plus grande attention.
Un bopper comme Kenny Clarke qui résidera à
Paris de 1948 à 1951 et se produira régulièrement
au Club saint-Germain avec notamment Pierre Michelot
ou René Urtreger, va jouer un rôle formateur
stratégique pour la nouvelle génération.
Il est par ailleurs caractéristique que le batteur
américain, tout comme Don Byas, découvrant
le continent européen lors d'une tournée
après la guerre, vont s'y installer quelques
années plus tard comme professeurs.
Barney Wilen va succéder à cette génération
de pionniers et symboliser malgré lui, parmi
d'autres, un jazz français parvenu enfin à
une certaine autonomie, capable tout du moins d'évoluer
sans la tutelle des jazzmen américains. Cependant,
c'est précisément cette image de jazzman
prodige, grand espoir du jazz en France, collaborant
avec Miles Davis en 1957, que Barney Wilen va chercher
à fuir, pressentant que sa créativité
ne pourra réellement s'épanouir dans le
domaine strictement jazzistique.
Wilen justifiera son retrait de la scène de
1961 à 1965 par la nécessité de
« faire le point » se sentant emprisonné
dans l'esthétique du be-bop22. En 19220, lorsqu'il
revient d'Afrique, Wilen affirme que, contrairement
à un jazzman américain, il a lui pour
avantage de bénéficier d'une plus large
ouverture culturelle : « je suis francophone et
anglophone… On pourrait aussi trouver étonnant
que j'ai joué du jazz, que Michel Roques et Michel
Portal fassent du jazz… Les musiciens américains
n'ont sans doute pas eu autant de chance que moi. »23
Nous comprendrons ainsi : le fait que je sois
jazzman et français n'est pas un inconvénient,
ce n'est pas forcément habiter dans la périphérie
du jazz, c'est au contraire posséder une culture
beaucoup plus riche et diverse que le musicien de tradition
rigoureusement jazzistique. Vingt ans plus tard, alors
qu'il est revenu vers une esthétique beaucoup
plus conventionnelle, Wilen, présentant Les feuilles
mortes lors d'un concert au Japon, se fait l'ambassadeur
de bon goût d'un certain répertoire jazzistique
français : « on m'a dit : "tu
sais petit, la chanson française se prête
pas au jazz." Et donc nous sommes là ce
soir pour vous prouver le contraire.24 »
Cette anecdote nous révèle, chez Wilen,
le désir, parfois opportun, de construire une
musique qui ne puisse être univoquement définie
comme jazz, musique dont la tradition est ailleurs.
Pour y parvenir, la démarche de Wilen consistera
principalement à confronter son expérience
de jazzman avec des éléments non jazzistiques.
On ne trouvera finalement que peu de tentatives dans
lesquelles Wilen cherche à s'engager dans une
direction totalement nouvelle.
Ainsi, derrière l'aspect hétérogène
de l'œuvre du saxophoniste et les revirements qui parcourent
sa carrière, c'est une recherche synthétique
constante qui se manifeste à la fois dans ses
choix instrumentaux et stylistiques mais également
dans des tentatives de métissage (entre
des musiques différentes) et de combinaisons
(entre image et son, entre son et bruit).
Nous avons relevé trois niveaux de synthèse.
Une
Synthèse entre les styles : le style de Wilen
tend à associer certaines particularités
du jazz be-bop et certaines du style lesterien, ainsi
que du blues. Chez Wilen, les influences jazzistiques
ne jouent pas un rôle didactique, qui servent
à son apprentissage de musicien et qu'il dépasse,
mais plutôt un rôle véritablement
constitutif : c'est dans leur combinaison que Wilen
trouve sa singularité. Son choix du saxophone
ténor montre à quel point la démarche
synthétique est importante chez lui.
Synthèse
entre les musiques : à plusieurs reprises,
Wilen tentera des associations entre jazz, rock, musiques
ethniques, répertoire de chansons populaires
françaises, thèmes de musique classique.
Synthèse
entre les arts : à travers ses collaborations
avec le cinéma, la bande dessinée et le
théâtre.
Pierre Genty 11 décembre
2007
Notes
1. Par « œuvre » nous entendrons très
pragmatiquement : l'ensemble des disques et projets
que Wilen a réalisés en tant que leader.
2. Barney Wilen, « La Note Bleue », IDA
010, 1987.
3. Par souci de clarté, nous procéderons
arbitrairement à une distinction entre un jazz
moderne, par opposition au jazz classique, ou swing,
dont il constitue une évolution (be-bop, cool
ou hard bop) et le jazz expérimental qui se veut
rupture formelle ou qui incorpore des éléments
d'autres styles musicaux (free jazz ou jazz-rock).
4. Interview de Barney
WILEN, accordée à Philippe CARLES et Jean-Louis
COMOLLI, « Portrait d'un fantôme »,
Jazz Magazine, 127, février 1966.
5. Art BLAKEY, «
Paris Jam Sessions », FONTANA 832692-2, 1960.
6. « Portrait
d'un fantôme », Jazz Magazine, 127, février
1966.
7. L'album «
Barney » (RCA Victor 430.053, 1961), offre la
possibilité d'entendre Wilen sur les deux supports.
En comparant, par exemple, le soprano dans Un
Témoin dans la Ville
et le ténor dans Besame
Mucho, on s'aperçoit
que dans le registre aigu Wilen se montre plus chantant,
moins « be-bop ».
8. Il faut noter que
la plupart des saxophonistes ténors du début
des années 1950 étaient marqués
par ces deux styles. Une telle influence va alors presque
de soi.
9. Barney WILEN, «
Tilt », Swing LDM30058, 1957, Vogue 743215 59492,
1957.
10. Barney WILEN,
« Jazz Meets India », Saba/MPS SB-1514ST,
1967.
11. Barney WILEN,
« Dear Prof. Leary », MPS 15191ST, 1968.
12. Barney WILEN,
« Autojazz - The Tragic Destiny of Lorenzo Bandini
» XE "Bandini" , MPS 151648T, 1968.
13. Barney WILEN,
Le Grand Cirque,
Nato 53029-2, 1993.
14. Barney WILEN,
Moshi,
Paris, Saravah Sh-10 028, 19220, Saravah SHL 35, 1996.
15. Moshi
: mot africain qui désignerait une forme de transe
produite par les souvenirs d'un voyage lointain.
16. Le 8 mai 1967.
17. Miles DAVIS, «
Ascenseur pour l'échafaud » (réalisateur
: Louis MALLE »), Polygram/Fontana 836 305, 1958,
Philips 28JD 20170, 1988.
18. Art
Blakey and the Jazz Messengers,
« Les liaisons dangereuses » (réalisateur
: Roger VADIM), Fontana 680203, 1959.
19. Barney WILEN,
« Un témoin dans la ville » (réalisateur
: Édouard MOLINARO), Fontana F660226, 1959.
20. Philippe GARREL,
Le cœur fantôme,
1996.
21. Pour un éclairage
sur cette période nous renvoyons au chapitre
« Le swing des années noires »,
de l'ouvrage de Ludovic Tournès, New
Orleans sur Seine, Paris,
Fayard, 1999. Celui-ci n'hésite pas à
utiliser l'expression d'« âge d'or ».
22. « Portrait
d'un fantôme », Jazz
Magazine, 227, janvier 1967.
23. «
La mission Barney », Jazz
Magazine, 199, avril
19220, p. 15.
24. Barney WILEN,
« Les feuilles mortes », The
Osaka Concert, Trema RTE 77604,
1994.
Bibliographie sélective
ARDONCEAU, Pierre-Henri, BOUJUT, Michel, «
Variations sur la note bleue - Une rencontre passionnante
du jazz et de la bande dessinée, avec musique
», Jazz Magazine, 357, janvier 1987, p. 17-25.
CARLES, Philippe, COMOLLI, Jean-Louis, « Portrait
d'un fantôme », Jazz Magazine, février
1966, p. 29-34.
CARLES, Philippe, « La mission Barney »,
Jazz Magazine, 199, avril 19220, p. 12-18.
COTRO, Vincent, préface de LEVALLET, Didier,
Chants libres - Le free jazz en France, 1960-1975, Paris,
Éditions Outre Mesure, coll. « Contrepoint
», 1999.
LAPIJOVER, Pierre, « Jazzman et Français,
Barney Wilen », Jazz Hot, 355, novembre
1978, p. 30-35.
LOUSTAL, Jacques, PARINGAUX, Yves, Barney et la note
bleue, Paris, Casterman, 1987.
LUCAS, Émilie, « Le mythe Barney, le style
Wilen », Jazz Magazine, 412, février 1992,
p. 28-30.
TOURNÈS, Ludovic, New Orleans sur Seine -
Histoire du jazz en France, Paris, Fayard, 1999.
Discographie sélective
WILEN, Barney, Tilt !, Swing LDM30058, 1957, Vogue
743215 59492, 1957.
DAVIS, Miles, Ascenseur pour l'échafaud, Polygram/Fontana
836 305, 1958, Philips 28JD 20170, 1988.
WILEN, Barney, Un témoin dans la ville, Fontana
F660226HR, 1959.
WILEN, Barney, Barney, RCA Victor 430.053, 1961,
BMG 74321454092, 1997.
Art Blakey And the Jazz Messengers, Les liaisons
dangereuses, Fontana 680203, 1959
WILEN, Barney, Autojazz - The Tragic Destiny of Lorenzo
Bandini, MPS 151648T, 1968.
WILEN, Barney, Dear Prof. Leary, MPS 15191ST, 1968.
WILEN, Barney, Moshi, Paris, Saravah Sh-10 028, 19220,
Saravah SHL 35, 1996.
WILEN, Barney, La note bleue, IDA 010, 1987.
WILEN, Barney, Le Grand Cirque, Nato 53029-2, 1993.
WILEN, Barney, The Osaka concert, Trema RTE 77604,
1994.
Liens Internet
Site officiel : https://www.barneywilen.com/
Page Internet très riche sur Barney Wilen
: https://www.loustal.nl/barney_wilen%20story.htm
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