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Claude Charlier

Bach en couleurs : analyse de la quatrième fugue (BWV 849/2) du Clavier bien tempéré

Fugue 4/ I : BWV 849/ 2
Fiche Technique

Analyse traditionnelle

Citations

H. Keller : ... et elle met en œuvre trois sujets… quant aux triples fugues, elles étaient encore plus rarement employées, du temps de Bach. Mais, eston bien sûr que la fugue en ut dièse mineur soit une triple fugue, et non (ce qui paraît plus vraisemblable) une fugue à deux contre-sujets obligés ? une question de mots ? non… ... on ne peut songer à situer cette fugue sur le plan des deux fugues en ut min. et en ut dièse maj., qui nous offraient déjà deux contre-sujets, unis à leurs sujets respectifs….il faut bien reconnaître qu'ils ont tous deux un profil très caractéristique et, partant, une incontestable personnalité . Chacun des trois sujets « a » « b » « c » a donc son visage propre .

Dans la traduction anglaise de Leigh Gerdine on peut lire ceci:

Leigh Gerdine, note du traducteur : Keller emploie « second sujet », mais pour éviter une confusion de ce terme avec celui utilisé dans la forme sonate, j'ai parfois utilisé le terme « premier contresujet ». Par analogie avec le « second contresujet », que Keller appelle le « troisième sujet.

D.Tovey : un court sujet principal est d'abord développé seul sur une certaine longueur, sans contrepoint fixe… à la mes. 35, le premier sujet est combiné avec le second sujet… un troisième sujet est ajouté à la mes. 49… un triple contrepoint se forme ainsi

Discussion

Les analyses de H.Keller et D.Tovey ne sont pas tellement divergentes. D.Tovey, plus catégorique, considère d'emblée qu'il s'agit d‘une triple fugue. Il remarque, avec raison, qu'il n'y a pas de véritable contrepoint fixe dans la première partie.

H. Keller s'embarque dans des considérations ambigües qui pourraient faire croire qu'entre la notion de sujet et de contresujet il ne s'agirait que d'un simple jeux de mots. Il conclut cependant, bon gré mal gré, comme son confrère anglais qu'il s'agit bien d'une fugue à trois sujets.

Ce qui dérange H. Keller c'est la qualité de ces contresujets. Il les compare à ceux des deux fugues qui précèdent (I, BWV 847/2, 848/2) et leur octroient une importance thématique plus grande en fonction de leur personnalité. En fait il s'agit toujours du même problème. H. Keller ne veut conférer pleinement la notion de sujet qu'à un élément thématique qui reçoit une exposition indépendante.

Il s'agit des critères de la fugue d'école. Si on ne considère strictement que les trois thèmes lorsqu'ils sont présentés dans leur différentes combinaisons, peut-on considérer qu'il y en a un plus important ? Ils sont traités, du moins pendant leur permutation, avec la même impartialité et la même rigueur. On en revient donc à la problématique générale de l'exposition des différents sujets. Est-ce qu'un type particulier d'exposition confère à un sujet une importance plus grande ? J'ai déjà répondu à cette question dans mon livre : Pour une lecture alternative du Clavier bien Tempéré.

Le traducteur anglais, Leigh Gerdine, prend quelques libertés significatives avec le texte de H. Keller. H. Keller, en chercheur consciencieux, voudrait bien en dépit des règles qu'il utilise pour l'analyse, octroyer le statut de sujet aux deux contresujets. L'ambiguïté du texte de l'auteur allemand est levée par le traducteur qui considère qu'il est préférable de remplacer le terme contresujet en lieu et place de sujet. Selon lui, seule la forme sonate ne peut posséder que deux thèmes et considérer cette fugue comme une triple fugue remettrait totalement en question la conception monothématique de la fugue.C'est extrêmement significatif. C'est pourtant ce dogme mythique d'unicité thématique que je remets totalement en question dans mon édition.

Analyse polythématique

Tonalité : Do dièse mineur
Type d'exposition : A
                                     + 2 contrepoints
Type de contrepoint : Simple, Double et Triple renversable
Structure : Fugue simple ; Permutation des sujets, Strette

Légende des couleurs

Vert : Sujet 1
Rouge foncé : Contrepoint 2
Rouge clair : Contrepoint 2 par mouvement contraire
Bleu : Contrepoint 3
Noir : Contrepoint de liaison

Commentaire

Il y aurait vraiment beaucoup de choses à dire à propos de cette fugue et seule la connaissance subtile du contexte peut nous aider à comprendre cette œuvre. Ce n'est pas sans raison que H. Keller ne veut pas la placer sur le même pied d'égalité que les deux autres fugues qui précèdent. Réglons tout d'abord, une fois pour toutes, le faux problème des contresujets.

F.W. Marpurg répond dans son traité de fugue, en parlant des différents sujets, sans la moindre ambiguïté : le chant par lequel la double fugue commence est toujours le premier sujet, nommé simplement sujet ; et tous les autres qui le suivent sont autant de contre-sujets ou contre-thèmes.

Le théoricien allemand ne mentionne même pas le type d'exposition ; il faut souligner qu'à cette époque ce n'était pas encore nécessaire puisque tous les autres (sujets) étaient le plus souvent introduits sans exposition séparée.

Je pourrais encore renforcer cette assertion par le fait que la réponse du premier contresujet dans cette œuvre est présentée ici par mouvement contraire (mes. 41) ce qui lui confère un traitement contrapuntique identique à celui d'autres sujets de fugue que personne ne conteste parce qu'ils reçoivent  au préalable — une exposition séparée (Fugue 14, I, BWV 859/2, mes. 20, 32).

J.-S. Bach — en fait — franchit ici un premier pas significatif dans son processus de création. Trois sujets, c'est incontestable, à cause de l'emploi du triple contrepoint et cela situe déjà l'aspect moderne de l'œuvre. Mais ce n'est pas tout. Le premier sujet est d'abord exposé seul et pour la première fois il fait l'objet d'une fugue ordinaire simple. C'est une fugue dont la première partie est sans contresujet. Le fait de l'absence de contresujet dans cette première section prouve aussi par l'absurde l'équivalence entre sujet et contresujet. En développant une fugue ordinaire sur le premier thème Bach fait appel à un procédé ancien. Certes certains exégètes ont bien montré le côté archaïque de cette œuvre mais en mettant plutôt en exergue les valeurs longues qui font penser logiquement à un ricercar.

Cependant cette première partie de l'œuvre à pourtant aussi un côté novateur que je vais tenter d'expliquer par une comparaison. Lorsque Beethoven introduit les chœurs dans sa Neuvième symphonie dans l'esprit de l'époque cela a été considéré —je suppose — comme quelque chose de neuf.

En fait, il ne s'agissait que d'un retour à une conception du dix-huitième siècle qui mêlait étroitement voix et instruments. D'un procédé d'écriture ancien naissait la modernité. Bach ne fait ici rien d'autre.

La fugue simple tombe en désuétude, la fugue à deux sujets depuis Buxtehude tend à devenir la norme, le modèle contemporain. Bach en développant une fugue de type ancien sur le premier sujet propose ici une fugue d'avant garde .

Bien évidemment la fugue s'allonge. Cette première fugue simple, dans le contexte d'une triple fugue est déjà en fait le premier pan de la fugue finale de l'Art de la Fugue (BWV 1080,19).

Quelle évolution par rapport aux Sinfoniae à trois voix (BWV 795 ou 801) ! En effet, pour concevoir ce nouveau type d'œuvre, le compositeur à dû extraire le premier sujet du contrepoint —  l'exposition indépendante — et ensuite développer une fugue à l'ancienne sur le premier thème. Les deux contresujets, eux aussi, évoluent déjà imperceptiblement vers une autonomie plus grande. Au lieu de les exposer simultanément, à l'ancienne, comme dans les Inventions à 2 et 3 voix, (BWV 777, 799) le compositeur opère déjà un léger glissement et les énonce tour à tour, sans toutefois encore les exposer séparément.

Voici déjà, en germe, le second et le troisième volet de la triple fugue finale du testament de Bach. Il faudra cependant attendre plus de vingt ans pour voir apparaître la « mutation » du second sujet dans le second Livre du Clavier bien Tempéré. Voici aussi la genèse des problèmes en matière d'analyse. C'est le modernisme de Bach qui va évoluer lentement vers une exposition séparée de chaque thème qui va induire un siècle plus tard, après une rupture avec la tradition baroque, le seul critère qui sera retenu pour déterminer la qualité d'un sujet. C'est J.-S. Bach, lui-même, par ses côtés novateurs, qui est le premier responsable de la perception erronée de sa musique !

Il faut encore insister sur les strettes significatives du troisième sujet. La strette est en principe une technique d'écriture propre au contrepoint simple. J.-S. Bach arrive ici à intégrer cette technique dans le contexte d'un contrepoint renversable. Techniquement, c'est impossible à réaliser et c'est la raison pour laquelle le compositeur doit abandonner, à la mesure 94, le second sujet pour se trouver quasi dans le contexte d'un contrepoint simple. C'est la même contrainte qui guide la brièveté du premier sujet qui permet au compositeur de minimiser les problèmes qu'engendraient la combinaison avec le troisième thème et qui rendraient toute strette impossible.

Ainsi, cette fugue, comme la plupart des fugues de J.S. Bach est un mélange savant de techniques d'écriture qui brassent l'ancien et le moderne. Ici, c'est le contrepoint simple et le contrepoint renversable, qu'il faut savoir décoder. Quant à l'instrument, l'orgue semble le plus approprié à rendre cette musique ample.

Prélude et fugue en dodièse mineur, BWV 849, en couleurs, avec les analyses de Claude Charlier, en très haute définition. Format PDF, 5 €, ou voir ici.

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Mercredi 31 Janvier, 2024