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Opéra de Monte-Carlo —— Jean-Luc Vannier.

3 O'Clock In The Afternoon, d'Ina Christel Johannessen : l'esthétisme norvégien de la séparation

« Did you like it ? », me demande mon voisin à l'issue, vendredi 16 décembre à l'Opéra de Monte-Carlo, de  3 O'Clock In The Afternoon, la performance signée de la célèbre chorégraphe Ina Chrystel Johannessen avec « Carte Blanche », la compagnie nationale norvégienne de danse contemporaine. Que répondre à ce critique venu spécialement de Londres pour le Monaco Dance Forum Festival tant la question semble superflue, dépassée par le déluge d'idées et d'associations initié par ce spectacle ? Un peu comme un film à thèse dans un cinéma parisien  « art et essai » : rien de comique et pourtant l'on en ressort avec la ferme conviction de ne pas avoir perdu son temps, le sentiment de s'être enrichi d'un échange, l'impression tenace, comme le dirait Héraclite, de ne plus descendre deux fois dans le même fleuve. Tout cela en une heure et vingt-trois minutes. C'est dire.

3 O'Clock In The Afternoon (photographie © Erik Berg) 3 O'Clock In The Afternoon (photographie © Erik Berg).

Sous la lumière blafarde de quatre néons dignes d'un centre aéroportuaire de rétention administrative, un danseur isolé se meut (Ole Martin Meland) devant un décor qui fait songer à la peau d'un crâne grossièrement suturée. Cicatrices aussi itinérantes que des lignes de chemins de fer. En toile de fond, des portes s'ouvrent, se ferment et laissent apparaître des cartes géographiques « toutes sélectionnées dans des zones conflictuelles du monde » explique la chorégraphe norvégienne dans un entretien avec le Directeur artistique de la compagnie Bruno Heynderickx lors de la création de cette pièce à Oslo en septembre 2010. Des frontières qui offrent, selon l'auteur, autant de possibilités de séparation que de réconciliation et qui marquent simultanément le questionnement politique d'Ina Christel Johannessen et le leitmotiv récurrent, lancinant de son travail.

3 O'Clock In The Afternoon (photographie © Erik Berg)

Malgré les apparences de l'informalité, l'œuvre repose sur une structuration solide et d'un grand classicisme : symétrie de solistes en ouverture et au final, alternance régulière de tableaux symboliques avec d'autres plus scénarisés et aux ambitions dramatiques clairement affichées. Il en va ainsi d'un passage où les douze danseurs évoluent de manière erratique, désordonnée devant cette toile. Ils s'efforcent de définir leur espace, se croisent, désorientés dans un monde dépourvu de repères. Ils semblent inaccessibles à leurs propres corps : immenses enjambées, glissades frénétiques au sol mais, à peines articulés, leurs mouvements s'interrompent brutalement dans leur élan : le corps clivé refuse de se soumettre. En complète rupture avec cet univers humain démembré, une soliste (magnifique Caroline Eckly) exécute une gestuelle harmonique, lente et sensuelle bientôt suivie d'un pas de deux intemporel d'une immense beauté (Caroline Eckly et Yaniv Cohen) : réconciliation après la dispersion ?

3 O'Clock In The Afternoon (photographie © Erik Berg)3 O'Clock In The Afternoon (photographie © Erik Berg)

Alors que toutes les portes s'entrouvrent pour suggérer le rapprochement, la chorégraphie met paradoxalement en scène une opposition frontale — pour ne pas dire frontalière — absolue : de part et d'autre de ce décor savamment construit (Kristin Torp) s'affrontent lumières et ombres (Kyre Heldal Karlsen), hommes et femmes, faces et dos. Malgré cette invitation à la rencontre et au partage, un mur invisible persiste. De même qu'échouera une tentative désespérée et mêlée d'agressivité d'un danseur (Edhem Jesenkovic) qui s'avance au bord de la scène dans le but de nouer un lien direct avec un public mis passivement à contribution dans cette antienne du dedans et du dehors.

3 O'Clock In The Afternoon (photographie © Erik Berg).

Deux autres moments d'une indescriptible intensité émotionnelle ponctuent le déroulement de cette obsédante thématique : la scénarisation d'une douloureuse séparation d'un couple divisé par une infranchissable démarcation : lui (Ole Martin Meland) demeure d'un côté de l'embrasure, elle (Imre van Opstal) réitère aussi vainement que sauvagement ses efforts pour le rejoindre. Elle bute sur des corps d'hommes et de femmes qui font obstacle à sa démarche, voire un corps qui s'interpose dans son étreinte avec l'être aimé. Une intrigue que l'artiste réussit à préserver de toute immixtion stylistique désuète et romanesque et où affleure, malgré tout, l'essence du drame : sans doute en raison de la conception sonore (Morten Pettersen) qui parvient à manier, en osmose avec le refrain scénographique, tension et relâchement. Enfin, celui qui fait office de fonctionnaire en uniforme grisâtre d'une douane imaginaire (Shlomo Ruimi) réalise avec un cadavre, probablement celui d'un clandestin choisi pour sa sombre couleur de peau (Simbarashe N. Fulukia) une impressionnante danse mortuaire. Ultime et saisissant contraste entre le mort et le vivant où le premier ne se laisse pas facilement « appréhender » ni « manipuler » : à « trois heures de l'après-midi » ou à tout autre instant banal de la journée, aucune emprise possible sur l'inexorable finitude./.

Nice, le  17 décembre 2011
Jean-Luc Vannier
© musicologie.org


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