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27 avril 2025 — Frédéric Léolla

Sexe et opéra (xiv) : les méchants obsédés

Il Trovatore : la vengeance, gravure de Thomas, Napoléon, 1866.Il Trovatore : la vengeance, gravure de Thomas, Napoléon, 1866.

Le méchant avide de rapports charnels une figure récurrente à laquelle les librettistes font souvent appel pour déclencher l’action.

Le Conte di Luna du Trovatore de Verdi (livret de Salvatore Cammarano et Leone Emmanuel Bardara d’après El Trovador de Antonio García Gutiérrez), par exemple, cherche désespérément à coucher avec Leonora, et lorsque celle-ci lui propose très clairement son corps (« me stessa », « m’avrai ma fredda esanime spolia ») il confirme en acceptant qu’il ne s’agît pas d’un amour platonique, mais plutôt d’une obsession sexuelle dévorante. D’ailleurs il évoque dans son air « l’amour où il brûle »/« l’amore ond’ardo ».

Dans Ernani du même Verdi (livret de Francesco Maria Piave d’après la pièce de Victor Hugo) le roi Carlo est le méchant obsédé qui veut faire d’Elvira sa maîtresse, ce qui provoque un bon nombre de péripéties dramatiques. Il ne deviendra gentil que sous l’inspiration de Charlemagne, une fois devenu l’empereur Charles Quint.

Le Barnaba de La Gioconda de Ponchielli-Boito (voir section adultère) ne veut pas de mariage, il est simplement obsédé par Gioconda, la chanteuse des rues. Même situation que dans Il Trovatore, elle marchandera son corps, il acceptera, elle se suicidera pour ne pas tomber dans les bras du méchant (et son désespoir la fera chanter son fameux « Suicidio », superbe air parmi les plus sombres du répertoire italien).

Amilcare Ponchielli, La Gioconda, « Suicidio! In questi fieri momenti », Anna Netrebko, Orchestra dell' Accademia Nazionale di Santa Cecilia, sous la direction d'Antonio Pappano.

Le conte d’Almaviva des Nozze di Figaro de Mozart veut aussi coucher avec sa servante, Suzanne. Est-ce amour ? Peut-être. Mais c’est surtout charnel !

Henry VIII (Henry VIII de Camille Saint-Saëns, livret de Léonce Détroyat et Armand Silvestre ; Anna Bolena de Gaetano Donizetti, livret de Felice Romani) n’a pas envie de se marier avec Anne (chez Saint-Saëns) ni avec Giovanna (chez Donizetti), mais l’une et l’autre l’exigent s’il veut avoir des relation sexuelles. D’où le malheur de Catherine d’Aragon dans le chef-d’œuvre de Saint-Saëns et le malheur d’Anna dans l’opéra de Donizetti — et les superbes pages musicales qui en découlent…

Athanaël, dans Thaïs (Massenet/Gallet d’après Anatole France), avoue très clairement à Palémon son obsession pour Thaïs la courtisane, et c’est bien d’obsession pour « la chair » qu’il s’agît, d’obsession sexuelle, le terme d’« amour » n’étant jamais évoqué par le moine si ce n’est comme « amour de Dieu ». D’ailleurs, à la fin de son magnifique roman, magnifique contrepied en quelque sorte du Parsifal wagnérien, Anatole France signale qu’en voyant Athanaël (Paphnuce dans le roman), les autres moniales « fuyaient d’épouvante en criant : — Un vampire ! un vampire ! »

Lord Ruthven du Vampire de MarschneLord Ruthven du Vampire de Marschner.

Puisque nous parlons de vampires, le méchant vampire Lord Ruthven du Vampyr de Marschner cherche « le sang de trois vierges ». Je crois que l’allusion sexuelle est assez claire.

Dans Le Prophète de Meyerbeer (livret d’Eugène Scribe et Émile Deschamps) le comte d’Oberthal déclenche le drame en retenant Berthe qu’il trouve très à son goût.

Tout pareil que le marquis d’Hérigny qui tente d’enlever Manon, la jeune fille qui l’intéresse et à propos de qui il chante que ce n’est qu’un « caprice, une folie, ce n’est rien qu’une fantaisie. Fantaisie plus forte que l’amour. Oui, semblable à l’amour dont elle est l’ennemie. » Dans la Manon Lescaut d’Auber (livret d’Eugène Scribe). N’est-ce donc pas de l’obsession ?

Le shérif Jack Rance (La fanciulla del West de Puccini, livret de Guelfo Civinini et Carlo Zangarini d’après The girl of the golden west de David Belasco, Metropolitan opera 1910) ou le Scarpia de la Tosca (Giacomo Puccini, livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa d’après la pièce éponyme de Victorien Sardou) entrent dans la même typologie.

Enfin, la liste est longue.

Aussi, les personnages cités sont tous incarnés par des barytons ou plus rarement des basses (Henry VIII ou Claggart dans Billy Budd de Britten/Crozier et Foster). Pourquoi ? Est-ce que l’obsédé est plus « noble », plus « mâle » et partant plus directement menaçant quand il est baryton que quand il est ténor ?

Cependant, lorsque le méchant séducteur doit arriver à ses fins avec plus ou moins le consentement de la femme, lorsqu’il doit être plus « convainquant » pour le public, il peut s’agir d’un ténor (Raffaelle dans Stiffelio de Verdi, le fameux Duc de Mantoue dans Rigoletto du même Verdi ou Alain dans Grisélidis de Massenet).

À croire que, tout bêtement, à l’opéra, le ténor aurait plus de sex-appeal que le baryton. Autant donc que le méchant soit baryton pour que les dames ne puissent pas se mettre de sa part.

Le nozze di Figaro, Quatre personnages, dont Bartolo et Susanna (au centre), par Monika von Zallinger (crayon, auquarelle, plume), Semperoper Dresden, 20 octobre 1995.Le nozze di Figaro, Quatre personnages, dont Bartolo et Susanna (au centre), par Monika von Zallinger (crayon, auquarelle, plume), Semperoper Dresden, 20 octobre 1995.

Cela dit, lorsqu’il s’agît d’un ténor léger et qu’il n’est pas destiné à trouver un couple femme (Peter Grimes, le roi Ouf de L’étoile de Chabrier, Goro dans Madama Butterfly de Puccini, Chuisky dans Boris Godounov de Moussorgsky, Mime dans Siegfried de Wagner…), le ténor acquiert un je-ne-sais-quoi de perversité et/ou d’ambivalence. Et comme ils ne semblent pas avoir d’obsession sexuelle explicite, l’auditeur peut imaginer à leur égard ce que bon lui semble…

Les cas de la femme méchante parce qu’obsédée est plus rare puisque les cas de femmes qui ne cherchent qu’un moment de sexe sans mariage sont déjà très rares dans la culture opératique. Si Amnéris (Aida de Verdi, livret de Ghislanzoni) fait avancer l’action, elle ne veut pas que du sexe avec Radamès, elle veut l’épouser. De même pour la duchesse Federica dans Luisa Miller du même Verdi (livret de Salvatore Cammarano d’après Schiller).

Peut-être pourrait-on citer parmi les rares exemples de « femme obsédée à l’opéra » la Salomé de Richard Strauss (livret d’après Wilde) ou avant la Fiorilla de Il turco in Italia de Rossini (livret de Felice Romani) ou la Kundry du Parsifal de Wagner. Ou surtout la protagoniste de La reine de Saba de Goldmark/von Mosenthal, précédente net de la Salomé de Strauss et qui, tout aussi biblique et charnelle, se chargera de la destruction du gentil ténor, enivré de désir parce que la propre reine est aussi une femme folle de désir. Mais ce sont toutes des figures à part qui, tout en étant des lointaines cousines des méchants barytons obsédés, se révèlent souvent plus complexes, plus complètes comme personnages que ceux-ci.

plume_04 Frédéric Léolla
10 mai 2025

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