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Wien, 1er octobre 2025, —— Jean-Luc Vannier.

Saisissante Fin de partie de S. Beckett à la Wiener Staatsoper

Georg Nigl (Clov) et Philippe Sly (Hamm). Photographie © Wiener Staatsoper-Sofia Vargaiová.Georg Nigl (Clov) et Philippe Sly (Hamm). Photographie © Wiener Staatsoper-Sofia Vargaiová.

Samuel Beckett (1906-1989) réfutait toute interprétation de cette œuvre. Tout comme il s’insurgeait contre les essais récurrents de classer son travail dans un registre : celui, par exemple, du « théâtre de l’absurde ». De Theodor Adorno (1903-1969) – « Un état d’éternité négative » – à Georg Lukàcs (1885-1971) – « un sans-abrisme transcendantal » – en passant par Jean Anouilh (1910-1987) – « Les Pensées de Pascal jouées par les clowns Fratellini » – et par Gilles Deleuze (1925-1995) – « L’épuisé », Ed. de Minuit, 1992 –, les tentatives n’auront pas manqué. À l’une de ces interprétations, proposée par l’acteur allemand Ernst Schröder (1915-1994) pour la première berlinoise de Fin de partie le 25 septembre 1967, Beckett répondit avec détachement : « Wenn Sie so wollen » . « Si ça vous fait jouir » aurait ponctué Lacan !

Rédigée en 1956, la pièce en un acte Fin de partie est créée dans sa version originale française au Royal Court Theater de Londres le 3 avril 1957. Elle met en scène quatre personnages dont un seul, Clov, le valet de Hamm lui-même aveugle paraplégique, profite de la mobilité physique. Nell et Nagg, les parents de Hamm qui racontent avoir perdu l’usage de leurs jambes dans un accident de tandem dans les Ardennes, vivent désormais dans deux poubelles situées sur la scène. Nonobstant une commande passée par Alexander Pereira à György Kurtag pour le Salzburger Festspiele de 2013, laquelle ne sera pas honorée, c’est néanmoins le même compositeur, cinq années plus tard et à l’âge de 90 ans, qui créera pour le Teatro alla Scala de Milan en novembre 2018, la première version opératique de cette pièce.

Georg Nigl (Clov) et Philippe Sly (Hamm). Photographie © Wiener Staatsoper-Sofia Vargaiová.Hilary Summers (Nell) et Charles Workman (Nagg). Photographie © Wiener Staatsoper-Michael Poehn.

C’est cette « Fin de partie, scènes et monologues » par ce même György Kurtag que la Wiener Staatsoper présentait mardi 30 septembre – la première autrichienne date du 16 octobre 2024 – avec l’Orchestre de l’opéra d’État placé sous la direction magistrale de Simone Young. Une musique aux rythmes compendieux, aux cuivres éclatants dont la soudaineté déclenche les multiples tressautements gestuels des chanteurs dans une chorégraphie désarticulée des bras, des mains et des têtes – autant d’objets partiels – qui obéissent instantanément à l’intempestive injonction orchestrale. Mais aussi des sonorités inhabituelles comme celles des deux bayans, accordéons chromatiques tandis que la clarinette basse et la contrebasse doublent respectivement les récitatifs de Hamm et de Clov. « György Kurtag est connu pour sa préférence pour les fragments et les miniatures » explique la cheffe d’orchestre. Les décors nus de cet intérieur aux quatre murs éclairés d’une lumière criarde et dont le plafond se meut dans une fluctuation hallucinatoire (Friedrich Rom) accentuent l’inquiétante étrangeté d’une superbe mise en scène signée Herbert Fritsch. Tout est instant, scission, délié. En un mot : insaisissable. À tout le moins au premier regard.

Étrangeté écrivions-nous à l’instant ? On voudrait dire « l’étrangèreté » selon le néologisme de Jean Laplanche à propos de cet « inépuisable à traduire ». Et pour cause : loin de consacrer, selon nous, le « théâtre de l’absurde » – « un théâtre que l’on s’efforce de saisir et qu’au moment où l’on croit y parvenir, il se défile » explique Simone Young – Fin de partie mise également sur l’humour, preuve d’un effort destiné à se dégager de quelque coercition inconsciente. Cette œuvre ne suggère-t-elle pas, par surcroît et « tout comme cette musique vit dans l’ombre », un « insensé » que l’on confond et que l’on qualifie d’absurde, faute pour notre « raison raisonnante » de pouvoir l’appréhender sans traduction ? Insensée comme l’attaque au couteau dont Samuel Beckett fut l’objet à Paris en 1938 : lors du procès de l’assaillant, Beckett demanda à l’auteur du forfait de lui expliquer les raisons de son acte. Ce dernier lui répondit tout simplement : « je ne sais pas ». Dans sa question, Samuel Beckett n’a-t-il pas montré, lui aussi, son aspiration à comprendre !

Georg Nigl (Clov) et Philippe Sly (Hamm). Photographie © Wiener Staatsoper-Sofia Vargaiová.Georg Nigl (Clov) et Philippe Sly (Hamm). Photographie © Wiener Staatsoper-Sofia Vargaiová.

Dans cette histoire sans intrigue, scandée par des silences et qui commence par cette assertion : « fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir », les quatre protagonistes ne se racontent-ils pas et ce, dans une tentative désespérée – vaine ? – de puiser dans les mots et de construire dans les répliques, fussent-elles les plus farfelues, un fragile échafaudage censé les protéger, par une accroche à la réalité, du vide et de la chute. Les deux récits respectifs de Nagg (Charles Workman, ténor) avec Nell (Hilary Summers, contralto dramatique) puis de Hamm (Philippe Sly, baryton-basse) avec Clov (Georg Nigl, baryton), ne viennent-ils pas, eux aussi, souligner la filiation tourmentée, hurlante, entre Hamm et ses géniteurs ? Mais une filiation malgré tout ? Enfin, les arrangements de type contrapuntique formés par les symétries, parfois volontairement rompues, entre les voix et les instruments ne construisent-ils pas une sorte de « tissage » à même de fournir un soutien dans la perception de l’œuvre ? 

Dans cette apparente « absurdité » où les personnages sont « Wartende, Bleibende, Erschöpfte » (en attente, en permanence, épuisés) Fin de partie dont György Kurtag nous rappelle qu’il ne s’agit – forcément – que d’une « version non définitive », en éternel devenir, prend le spectateur à témoin pour lui poser la question de son inscription dans le temps et dans l’espace : car même dans « l’inconscient à ciel ouvert » de la psychose évoqué par Sigmund Freud, les mots, surtout orduriers et vociférés tels qu’ils sont parfois lâchés dans Fin de partie, n’en conservent pas moins jalousement, par-devers eux, tout leur sens.

Saluons in fine la performance exceptionnelle des interprètes dont l’irréprochable diction du français n’est pas le moindre des atouts de cette admirable production. Et remercions vivement la Wiener Staatsoper pour cette programmation courageuse que le public viennois, avide de l’audace comme de la transgression – ordonnancée – des conventions, n’aura pas boudé si l’on en juge par une salle comble et, plus encore, des plus enthousiastes à l’issue.

 

Jean-Luc Vannier

Wien, 1er octobre 2025


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Lundi 6 Octobre, 2025 1:40