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17 octobre 2025 — Frédéric Léolla

Pepita Jiménez d'Albeniz mérite mieux

Pepita Jiménez, Taetro de la Zarzuela, Madrid. Photographie © Javier Del Real.Pepita Jiménez, Taetro de la Zarzuela, Madrid. Photographie © Javier Del Real.

S'il est vrai qu'Isaac Albéniz est reconnu comme grand compositeur pour le piano (en ce sens Messiaen même le plaçait parmi les pères de la musique contemporaine), sa production opératique peine à s'imposer au répertoire malgré toutes ses vertus, à commencer par une écriture personnelle, assimilant l'influence wagnérienne, mais aussi vériste (Mascagni et Puccini) et française (Massenet et Bizet) et les conjuguant parfois avec un nationalisme espagnol moins basé sur les citations réelles que sur les tournures propres au folklore ibérique et particulièrement au folklore andalou.

Dans le cas de Pepita Jiménez, l'œuvre, écrite en anglais, se présenta du vivant d'Albéniz dans des traductions italienne et allemande, toujours avec peu de succès. Le livret part d'un roman épistolaire de Juan Valera, écrivain espagnol qui sut mélanger un fin sens psychologique et un regard attentif à la société de son époque sous un œil aussi critique qu'optimiste. Albeniz et son mécène et librettiste attitré, Francis Burdett Money-Coutts, en tirèrent une œuvre fidèle à l'esprit de Valera, reflétant avec sincérité les états d'âme de la protagoniste (Pepita, en français : Joséphine, une veuve riche et jeune éprise d'un séminariste), mais aussi décrivant avec humour et lumière les personnages autour d'elle (notamment la sémillante servante Antoñona).

Bien après la mort du compositeur, dans les années 1960, en pleine dictature franquiste, Lola Rodriguez Aragon, chanteuse, pédagogue1 et impresario espagnole, essayait de redonner à Madrid des saisons d'opéra. Et pour cela elle tenta un coup d'éclat en demandant au très connu compositeur de zarzuelas Pablo Sorozábal de traduire et de remettre au goût du jour l'œuvre qui nous occupe. Sorozábal, qui venait de perdre sa femme, sans doute influencé par l'ambiance peu enjouée et les préjugés du franquisme, revit la partition d'Albeniz dans un esprit bien plus sombre et plus  grand répertoire , en parsemant la partition d'aigus spectaculaires et en corsant les situations pour qu'elles deviennent plus dramatiques. En route, l'œuvre perdait en luminosité. Et bien sûr, si le roman original et l'opéra d'Albeniz avaient un heureux dénouement, la révision de Sorozabal finissait avec la mort de la protagoniste, Pepita, coupable, dans l'esprit de l'Espagne nationale catholique, d'avoir voulu fricoter avec un séminariste.

Le Teatro de la Zarzuela de Madrid a eu la bonne idée de présenter Pepita Jiménez pour ouvrir sa saison 2025-2026. Il a opté pour la version de Sorozabal. Cela se justifie par l'intérêt que peut susciter Sorozabal, compositeur très appréciable, et par le fait que la version était déjà traduite en langue espagnole2, même si nous aurions préféré la version originale d'Albéniz/Money-Coutts.

En ce sens nous tenons à saluer le bon sens de la direction du théâtre, en programmant l'œuvre plus de 15 dates, en proposant des prix attrayants, en tenant compte des inégalités sociales au moment d'acheter son billet3, et en éditant un programme gratuit avec le livret et des commentaires très complets.

Nous sommes moins enthousiaste, hélas, en ce qui concerne l'interprétation.

À commencer par la mise en scène, confiée à Gian Carlo del Monaco, qui prouve encore une fois qu'il ne s'agît pas, en question de mise en scène, de modernité ou de ringardise, mais plutôt d'intelligence et de fidélité. Del Monaco semble n'en avoir ni l'une ni l'autre. Des mouvements exagérés (à quoi bon mimer un coït entre la servante et le père du séminariste?), une Pepita qui se jette par terre à tout moment, un manque de finesse flagrant, une scène finale au lit qui devient franchement ridicule... Les mouvements du chœur ne sont pas mieux traités. Les costumes de Jesús Ruíz nous indiquent que l'action a été transposée du 1880 au 1930, ce qui change peu l'histoire, il est vrai. Et le décor de Daniel Bianco, une structure métallique aux allures de prison à trois étages, est plus un obstacle qu'un atout, entravant les relations entre les personnages, enlevant la fluidité des entrées qui pourtant est suggérée dans la musique, et surtout plombant un des moments les plus poétiques de la partition avec un mouvement tournant de la structure, dont les grincements sont très désagréables pour l'auditeur.

D'un point de vue strictement musical, le chef Guillermo García Calvo s'occupe des instrumentistes et donne les entrées aux chanteurs. Pour mieux les oublier. On ne peut pas dire qu'il s'en soucie. Il ne modère pas le volume de son orchestre et les chanteurs peinent à donner des nuances sous le flot sonore. Cela manque par ailleurs de finesse, de grâce, de lumière.

Les trois protagonistes que j'ai pu écouter (Alberola, Blancas et Romeu, successivement les 16, 17 et 18 octobre) étaient confrontées donc aux mêmes problèmes, une direction d'acteurs pointant vers l'histrionisme et une direction musicale qui les oblige à ne pas baisser du forte sous peine de ne pas être entendues. Leurs voix s'en ressentent aussi, et la ligne de chant finit par disparaître. Leur plus beau moment (« Tú no sabes de la angustia ») se voit gâché par une mise en scène idiote qui leur impose de jouer d'un tissu blanc, ce qui déconcentre et la chanteuse et le public. C'est bien dommage.

Quant au séminariste, don Luis, deux ténors se sont succédés. De Leonardo Caimi (17 oct) nous préférons penser qu'il passe une mauvaise période, d'où ses problèmes d'émission et son manque d'aigus. Par contre Antoni Lliteres (16 et 18 oct) montre un timbre solaire, une émission saine, un volume important, des aigus rayonnants, une bonne intelligibilité et un bon phrasé. Nous lui souhaitons une très belle carrière qui semble déjà s'annoncer. Il est sans doute la grand triomphateur de ces représentations.

Antoñona est chantée par Ana Ibarra (16 et 18 octobre), à l'émission peu orthodoxe, un peu trop en bouche, mais qui lui garantit un bon volume, et par Cristina Faus (17 octobre) , au timbre et à l'émission plus soignés, mais qui ne peut éviter d'être parfois couverte par l'orchestre de García Calvo.

Rodrigo Esteves (don Pedro) et Rubén Amoretti (le vicaire), deux chanteurs très solides, arrivent à donner quelques nuances, font preuve de musicalité et font crédibles leurs personnages. Prestations correctes de Pablo López, Josep Fadó et Iago García Rojas.

Le chœur, dans sa brève intervention, sait se montrer expressif, exultant ou doux selon les moments, avec une bonne fusion et un bon équilibre entre les voix.

Le public applaudit sans enthousiasme – sauf en ce qui concerne les bravos recueillis par Lliteres – et sortait, ma foi, un peu déçu, se demandant si c'est l'œuvre ou si c'est son interprétation qui devrait être en cause. Et pour ma part, je pense que voilà une occasion ratée de faire briller un chef-d’œuvre.

plume 6
Frédéric Léolla
17 octobre 2025.

1. Des chanteuses aussi notables que María Orán, Angeles Chamorro ou Teresa Berganza étudièrent avec elle.

2. Rappelons que la zarzuela est un genre éminemment espagnol, comme le Singspiel est allemand ou l’opéra-comique français. Le Théâtre de la Zarzuela se doit, en principe, de présenter des zarzuelas ou au moins des œuvres lyriques du répertoire espagnol. Pepita Jiménez n’est pas une zarzuela, mais bel et bien un opéra écrit par un compositeur espagnol autour d’un sujet espagnol, sur un livret en anglais. La présentation donc de l’original en anglais aurait pu susciter des critiques comme s’éloignant du cahier des charges du Théâtre de la Zarzuela.

3. Prix spéciaux pour jeunes, retraités et chômeurs, ce qui n’est pas le cas, hélas, par exemple de l’aussi madrilène Teatro Real ni d’autres théâtres d’opéra en Espagne...

Madrid, jeudi 16, vendredi 17 et samedi 18 octobre 2025. Teatro de la Zarzuela. Pepita Jiménez, opéra en trois actes. Musique d’Isaac Albéniz, version de Pablo Sorozábal. Livret, Francis Burdett Money-Coutts d’après le roman de Juan Valera, version de Pablo Sorozábal. Mise en scène, Giancarlo del Monaco. Décors, Daniel Bianco. Costumes, Jesús Ruíz. Éclairage, Albert Faura. Avec Ángeles Blancas (Pepita Jiménez vendredi 17), Maite Alberola (Pepita Jiménez jeudi 16), Carmen Romeu (Pepita Jiménez samedi 18), Antoni Lliteres (Luis de Vargas 16 et 18), Leonardo Caimi (Luis de Vargas 17), Rubén Amoretti (vicario), Ana Ibarra (Antoñona 16 et 18), Crisitna Faus (Antoñona 17), Rodrigo Esteves (don Pedro de Vargas), Pablo López (Conde de Genazahar), Josep Fadó (primer oficial), Iago García Rojas (segundo oficial). Coro titular del Teatro de la Zarzuela. Director del coro, Antonio Fauró. Orquesta de la Comunidad de Madrid. Dirección musical, Guillermo García Calvo.


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