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Jean-Marc Warszawski, Philharmonie de Paris, 9 octobre 2025.

Le fil Chostakovitch à la phil

Secession sous la direction de Clément Mao-Takacs, Philharmonie de Paris, 9 octobre 2025. Photographie © Amandine Aubrée - Toï Toï Paris.Secession sous la direction de Clément Mao-Takacs, Philharmonie de Paris, 9 octobre 2025. Photographie © Amandine Aubrée - Toï Toï Paris.

Il est rare que nous arrivions en avance au concert, il est tout aussi rare que nous lisions les notes de concert, malgré le fait que nous en avons rédigé beaucoup. Mais il faut bien tuer le temps, pacifiquement s’entend. Nous découvrons, malgré la signature de Nicolas Derny, que ce sont les algorithmes de ce qu’on appelle «  intelligence artificielle », qui rédigent ces notes. Des algorithmes qui ramassent ce qu’ils peuvent sur le Web, Wikipédia en tête, c’est-à-dire les poncifs de l’idéologie américaine, l’idéologie atlantiste, encore métastasée de guerre dite froide.

Dans le préambule nous apprenons que Dimitri Chostakovitch a « tribulé » sous le joug de Joseph Staline, puis de Nikita Khrouchtchev et Leonid Brejnev. Mais la page 9 nous rapproche de la vérité historique où on évoque le « dégel » de la déstalinisation, sous l’impulsion de Khrouchtchev, élu à la tête au parti communiste d’Union soviétique après la mort de Staline, en 1953. Il y aurait donc, dans le catalogue des œuvres de Chostakovitch, les mauvaises pour plaire à Staline, les géniales pour s’y opposer, celles du vivant de Staline et celles libérées après 1953 ? On demande à voir et à entendre.

Par ailleurs, nous avons du mal à imaginer le premier dirigeant d’un tel État se soucier pointilleusement d’esthétique musicale. Par contre nous imaginons fort bien une bureaucratie tentaculaire et absurde parsemée d’une hiérarchie de décideurs et contrôleurs entregentés à tous les étages et entresols, usant de leur petit pouvoir bienveillamment, malveillamment, jaloux, théoricien dogmatique, etc. Une société où tout se décide depuis des bureaux clos chargés de concrétiser une idéologie. C’est assez facile à envisager, puisque cela est en œuvre dans notre société même. Il est faux de croire que toute la Russie tremblait devant Staline et l’exécrait, surtout après la mise à mort de l’armée allemande à Stalingrad. En fait, pour les soviétiques de la génération de Chostakovitch, la guerre civile aidée d’interventions étrangères post révolution d’Octobre et la barbarie de l’invasion nazie ont été bien plus traumatisantes que le stalinisme.

David Kadouch (pîano), Romain Leleu (trompette), Secession, sous la direction de Clément Mao-Takacs, Philharmonie de Paris, 9 octobre 2025. Photographie © Amandine Aubrée - Toï Toï Paris.David Kadouch (pîano), Romain Leleu (trompette), Secession, sous la direction de Clément Mao-Takacs, Philharmonie de Paris, 9 octobre 2025. Photographie © Amandine Aubrée - Toï Toï Paris.

L’idée d’un Chostakovitch en opposition sourde contre l’autorité de Staline est un postulat hypothétique qui ne repose sur aucune factualité, l’ouverture des archives soviétiques n’a rien apporté de plus. Mais chacun a tant mis du sien en y apportant des broderies, que cela semble évident, au point qu’on préfère des écrits incontrôlables (Isaac Glikman) sur le compositeur aux propres propos de ce dernier. L’article « Chostakovitch » de Wikipédia est de ce point de vue exemplaire, car la ribambelle des suppositions accumulées y devient un corpus de certitudes. C’est tellement idiot qu’on dit plutôt que la critique de chostakovitch, pour détourner l’attention des censeurs, était dans l’ironie, comme si les supposés censeurs étaient plus crétins que le public. Le problème est que l’ironie grinçante est toujours une des composantes structurelles des œuvres de Chostakovitch.

Bien sûr il eut la critique violente (non signée) de son esthétique dans la Pravda en février 1936, mais tout artiste s’expose à la critique, et ce journal avait une importante rubrique culturelle, traitant de musique, de cinéma, de sciences. Oublie-t-on les critiques élogieuses qu’il y reçut ? Même chose en 1948, ou dans la même Pravda, les reproches de « formalisme » sortant du cadre du « réalisme socialiste ». Depuis des décennies, on ne peut rien écrire sur Chostakovitch sans sortir cette litanie. Personne n’explique ce que peut être cette musique « formaliste » et ce qui l’oppose au « réalisme socialiste ». Ce sont pour nous des concepts fumeux et subjectifs qui ouvrent la porte à des débats et des excommunications sans aucune matière réelle, comme on a aujourd’hui « wokisme » ou la « théorie du genre » qui ne sont que des fantasmes auxquels chacun peut donner le sens qu’il veut, surtout négatifs.

On devrait plutôt s’interroger sur les débats réels, qui pouvaient agiter les milieux musicaux, dont ces quelques fantômes et instrumentalisations sont l’écho. Certainement les mêmes que les musiciens occidentaux animaient, exacerbés après 1945, mais avec une spécificité. Sous les Tsars, les artistes russes, comme la langue russe du peuple, étaient méprisés par les classes supérieures. Un art inspiré par le peuple pour le peuple n’est pas une invention des communistes ni de Staline, mais des artistes russes eux-mêmes dans les années 1850, en réaction à l’hégémonie des arts allemand, français et italien. Les plasticiens d’abord, suivi des musiciens, dont le célèbre Groupe des cinq, où s’opposaient déjà le raffinement occidental de Tchaïkovski et la grossièreté populaire de Moussorgsky.

Marie-Laure Garnier, Secession, sous la direction de Clément Mao-Takacs, Philharmonie de Paris, 9 octobre 2025. Photographie © Amandine Aubrée - Toï Toï Paris.Marie-Laure Garnier, Secession, sous la direction de Clément Mao-Takacs, Philharmonie de Paris, 9 octobre 2025. Photographie © Amandine Aubrée - Toï Toï Paris.

Si on ne peut pas écouter le génie musical de Chostakovitch musicalement, au moins remettons-le dans le contexte d’une encore jeune musique cherchant sa russophilie et sa place dans les bouleversements sociaux provoqués par la révolution d’Octobre. Entendons l’élégiaque, propre à l’âme russe, comme on disait (écouter la 6e symphonie de Tchaïkovski), mais aussi évocatrice de la misère souvent noire et les souffrances du peuple russe (longtemps en servage) sous le tsarisme, des catastrophes que furent l’invasion napoléonienne, la Première Guerre mondiale, la guerre civile contre-révolutionnaire, et la barbarie nazie, mais aussi l’épopée d’un peuple s’émancipant. Plutôt qu’une critique contre la politique stalinienne, on devrait entendre chez Chostakovitch, souvent une ironie contre la bourgeoisie russe et occidentale, contre conservatisme (sans aller toutefois jusqu’au constructivisme), qui s’exprime en général dans le sarcasme et la caricature de valses à la viennoise décadentes.

Ce Psittacisme est d’autant plus agaçant qu’il ne s’applique automatiquement qu’à Chostakovitch, comme un diable sortant de sa boîte à ressort, comme une cotisation obligatoire, alors que la sujétion des artistes aux maîtres du monde de l’ancien régime, princes et Église, semble être, pour les mêmes, une chose positive. Or Chostakovitch eut certainement plus de liberté créatrice que les Jean-Philippe Rameau, Jean-Baptiste Lully, Joseph Haydn dépossédé de la propriété de ses œuvres par son maître et interdit de voyager, Johann Sebastian Bach mis en prison pour avoir désobéi à son prince, absorbé par la composition cultuelle de plusieurs églises, les cérémonies communales, les fêtes des dignitaires, et tant d’autres qui ne travaillaient qu’au plaisir de leurs princes, ou à la grandeur du culte sous la surveillance de la hiérarchie ecclésiastique.

Rappelons que Chostakovitch a été distingué comme Artiste du peuple de la République socialiste de Russie en 1938, par l’Ordre de l’Insigne d’honneur en 1939, par le Prix Staline en 1941, 1942, 1946, 1950, 1952, par l’Ordre de Lénine en 1946, 1956, 1966, 1971, comme Artiste du peuple de l’URSS en 1954, par le Prix Lénine en 1958, comme Héros du travail socialiste en 1966.

Il a été Président de l’Union des compositeurs soviétiques à partir de 1957. Il y joua un rôle de premier plan dans la définition de la politique culturelle musicale du pays. Il a été Député du Soviet suprême de l’URSS à plusieurs reprises entre 1947 et 1974, il a adhéré au Parti communiste en 1960. Il était membre de l’Académie des arts de l’URSS. En 1975, il a eu droit à des funérailles nationales et repose au cimetière de Novodievitchi, parmi les plus grandes figures soviétiques.

Une telle inféodation à la propagande passée de l’atlantisme met la droiture historique et intellectuelle en position de défendre un régime fort critiquable.

Mais il y a la création artistique, il y a la musique : une belle œuvre, un chef-d’œuvre vaut par ce qu’elle est, serait-elle anonyme. Chercher les marques de soumission ou de rébellion au stalinisme dans les œuvres de Chostakovitch est aussi vain et inutile que chercher les marques d’antisémitisme dans celles de Richard Wagner, que les rapports à l’autorité dans celles de Bach ou de tous ces maîtres de musique qui furent eu service des princes.

D’ailleurs, tous les compositeurs soviétiques, à peu près de la génération de Chostakovitch n’ont pas composé sur les mêmes modèles, que ce soit Dmitri Kabalevski, Alexandre Goedicke, Boris Fomine, Nikolaï Karetnikov, Mieczysław Weinberg, Boris Tichtchenko, Youri Antonov, Georges Lvovitch Catoire, Segueï Prokofiev, Aram Khatchatourian, parmi les plus connus en Occident… On a compris l’idée. Quelle était donc l’esthétique imposée par les censeurs de Staline ? Quelle est donc cette esthétique dont on parle tant, du côté des instigateurs, du côté des détracteurs, avec ferveur. Quelles sont les mauvaises œuvres de Chostakovitch répondant aux goûts de Staline, ou du réalisme socialiste, qui lui ont valu tant d’honneurs ? Quels sont les changements de son esthétique après 1953 ? Quels sont ses chefs-d’œuvre échappant à l’esthétique officielle, s’il en eut une dans la réalité d’au-delà des discours.

La musique de Dimitri Chostakovitch réunit des antinomies offrant des moyens dramatiques plus développés que les traditionnels deux ou trois thèmes supposés opposés, mais plutôt contrastés, qui généralement se complètent. Chostakovitch confronte l’académisme et le populaire, tant celui folklorique des campagnes, que celui des salons bourgeois. L’harmonie tonale et les dissonances qui transforment le lyrisme en élégie douloureuse et la joyeuseté en ironie grinçante. Il y ajoute des citations, de ses propres œuvres et de celles d’autres compositeurs, parfois facilement reconnaissables, parfois moins, ouvrant sur une rhétorique qu’il complète, grâce à la notation alphabétique anglo-saxonne, par des signatures. Sa musique est d’une extrême sophistication de réalisation pour un propos musical très accessible où tout est essentiel dans un narratif de type plutôt expressionniste, pessimisme compris.

Secession sous la direction de Clément Mao-Takacs, Philharmonie de Paris, 9 octobre 2025. Photographie © Amandine Aubrée - Toï Toï Paris.Secession sous la direction de Clément Mao-Takacs, Philharmonie de Paris, 9 octobre 2025. Photographie © Amandine Aubrée - Toï Toï Paris.

Le Sécession Orchestra (13 ans d’âge), sous la direction de son propriétaire et chef Clément Mao-Tabacs, rendait, avec un programme assez original, un hommage, jeudi 9 octobre dernier, à Dimitri Chostakovitch, qui nous a quittés voici cinquante ans : les quatuors nos 4 (1949) et 8 (1960) orchestrés comme « symphonies de chambre » par le chef d’orchestre Rudolph Barchaï respectivement en 1990 et 1967, avec le consentement du compositeur. Le no 4, opus 83 et 83a dans sa version orchestrée, créé en 1950 à l’occasion de l’anniversaire du compositeur, emprunte une mélodie folklorique dans son premier mouvement et des thèmes yiddish dans son finale. Le tout entre lyrisme, grotesque et tristesse. Le no 8, opus 101 et 101a pour la version orchestrée, a été rapidement composé à Dresden où Chostakovitch, impressionné par l’ampleur des destructions, séjournait à l’occasion d’un tournage de film dont il devait composer la musique. Cette œuvre, véritable travail de deuil, est dédiée aux victimes du fascisme. On aime penser que cet opus 101 est aussi son propre requiem, par les nombreuses citations de ses œuvres qui l’émaillent : 1re et 5e symphonies, 2e trio pour piano, 1er concerto pour violoncelle, Lady Macbeth de Mzensk. De plus, tous les mouvements sont basés sur un motif formé grâce à la notation alphabétique anglo-saxonne à partir de ses initiales (D[E] S C H). L’opposition entre une tonalité pure et des dissonances est particulièrement développée. Le second mouvement est dur, la valse ironique est du troisième et le quatrième, qui évoque des exécutions est oppressant

Comme en jazz ou en variétés, l’orchestration d’œuvres à l’origine pour petits ensembles fait perdre de la spontanéité, de la fleur de peau, de la réactivité. Ces deux œuvres n’échappent pas à la règle. Par contre, avec le 1er concerto pour piano et interventions de trompette solo (1933), on revient aux affaires, aux excès, à l’ironie, grâce aux audaces de David Kadouch à peine modéré par les interventions (moqueuses ?) de la trompette (Romain Leleu, pas moins), grâce aussi aux magnifiques six mélodies sur des poèmes de Marina Tsvetaïeva, à l’origine pour contralto et piano (1973), orchestrées par le compositeur l’année suivante, interprétées par Marie-Laure Garnier. Enfin, la suite musicale de sa seule opérette (pourtant les Russes, depuis les années 1930, sont très friands d’opérettes), Moscou Tcheriomouchki, sur un livret puisé dans l’actualité réelle de la construction d’un nouveau quartier résidentiel à Moscou, avec les moscovites rêvant d’un relogement au confort moderne, les mécontents d’être expulsés, les méchants qui bloquent l’accès des appartements aux arrivants, des relations amoureuses, de la magie, et tout sera bien qui finit bien. Du brut de décoffrage, du Franz Léhar, du Jacques Offenbach, de la viennoiserie, du Brodway, des citations des auto-citations. On est dans le déjanté et tous les poncifs du genre.

La direction de Clément Mao-Takacs est à première vue assez déroutante, qui semble souvent liée à une poétique personnelle pas toujours en adéquation avec la musique, au point de donner démonstrativement, au moins deux fois, un départ ou une demande de soutenir l’expression aux violons parfaitement au repos et qui sont resté de marbre. Dans le foutraque Moscou Tcheriomouchki, on a peut-être manqué un peu de précision, surtout dans les rythmes de valse en pizzicati, pour lesquels plus de soin d’ensemble et dans l’accentuation auraient mieux servi le sarcasme au lieu de rester un peu flonflon. Les gesticulations des chefs d’orchestre, plantés en milieu de scène devant les musiciens, ont tendance à nous importuner, car il y a des lieux spécialisés pour faire de la gymnastique, mais pour une fois, ce n’était pas inintéressant.

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Jean-Marc Warszawski
2 novembre 2025

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ISSN 2269-9910

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Dimanche 2 novembre 2025, 14:20