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Jean-Marc Warszawski, 5 décembre 2025

Le duo Élise Bertrand - Gaspard Thomas fait scintiller les loupiotes de la tour Eiffel

Élise Bertrand et Gaspard Thomas, Conservatoire Rachmaninoff, 5 décembre 2025. Photographie © musicologie.org.

Dans la catégorie moins de trente ans, Élise Bertrand, violoniste mais aussi pianiste et compositrice, forme depuis quelque années un duo, adoubé d’un Prix de musique de chambre au Conservatoire national supérieur de Paris, avec le pianiste et aussi compositeur Gaspard Thomas, diagonalement à leurs études et carrières respectives, qui semblent placées sous des augures de bon augure.

Ce Duo, bien rodé par de nombreux concerts passés et qui sera encore plus rodé par ceux à venir à Venise ou en Suisse, avec un enregistrement à la clef au printemps 2026, présentait un programme exigeant au Conservatoire Rachmaninoff Paris quais de Seine face à la tour Eiffel bardée de loupiottes donnant un aspect élégant à la lourde ferraille, boulons compris.

Alors que Luca Debargue vient de publier sur Facebook un long texte un peu confus mettant en cause les critiques (qui font métier de dire ce qui est bien ou mal en art) et un certain académisme, mais regrettant clairement et justement qu’on ne considère pas les interprètes comme des créateurs, ce concert qui débute par une œuvre composée par la violoniste interprète est un réel plaisir.

Élise Bertrand a numéroté « opus 1 » des préludes pour piano en 2016, mais elle a gardé sur sa chaîne YouTube des compositions plus anciennes qu’elle interprète alors qu’elle est âgée de quatorze ou quinze ans. Des « Tourbillons » entre Ludwig van Beethoven et Robert Schumann, une première « ballade », plutôt quelque part entre Schumann et Franz Schubert. Ces œuvres montrent un goût pour la belle mélodie à émotion (surtout la « ballade ») et une maîtrise de l’harmonie tonale du romantisme germanique, mais moins d’habileté quant à la conduite générale du rhythmos de la forme, de ce qu’on pourrait appeler la progression de l’arc narratif. On est plutôt dans des variations peu déstructurées qui installent un sentiment cyclique sans porte de sortie.

Par la fenêtre du Conservatoire Rachmaninoff, 5 décembre 2025. Photographie © musicologie.org.

Sa « Sonate-Poème » (opus 11), une commande de Renaud Capuçon, créée en 2021 au Festival de Pâque d’Aix-en-Provence, appartient à un autre monde, celui de l’atonalité, mais n’ignorant pas la résonance harmonique, le contraire aurait profondément perturbé son professeur Nicolas Bacri que personne ne veut chagriner. Le premier mouvement introduit au piano par un thème en arabesque mélodique qu’on pourrait redresser en une échelle modale, soutient, varié au piano, la cohérence de quatre salves bombastiques s’épuisant peu à peu, un second mouvement magnifiquement lyrique, peut-être à ce moment, les loupiotes de la tour Eiffel sont entrées en mode scintillement, le troisième mettant en symétrie, deux modules eux-mêmes symétriques : agitato, courte respiration, agitato (A b A), séparés par un épisode apaisé. Une œuvre contrastée entre frénésies fusionnant les deux instruments et épisodes élégiaques ou au caractère mystérieux. Malgré la maîtrise de la forme, de l’écriture et des effets esthétiques, nous ressentons cette même espèce d’enfermement que dans les pièces ante opus primum. Peut-être un manque d’éléments perturbateurs, contradictoires. C’est une lubie personnelle que trouver la beauté du pouvoir dans son contre-pouvoir. C’était l’occasion d’en causer. Il reste que nous trouvons ici plus d’intérêt et d’ambition artistique que chez, par exemple, Camille Pépin, une autre étoile montante surdouée au monde de la composition hexagonale.

La sonate « Poème mystique » d’Ernest Bloch se partage entre fureur du monde et méditation, voir élégie, au caractère également cyclique qui cite du plain-chant (qui n’a rien de grégorien dont on l’affuble souvent) et des mélismes qui seraient issus de la musique hébraïque. On sait ce qu’est le plain-chant, même si on peut en discuter les « reconstructions » qui recherchent une pureté qui n’a jamais existé. Mais ce que peut être la musique hébraïque ? voilà qui est assez mystérieux. Peut-être interprétons-nous ainsi les épisodes à tendance psalmodiques, et des influences Yiddish (là, il y a bien une musique cousine de la tzigane), sur le compositeur suisse. Mais le fait que Bloch ait lui-même nommé « hébraïques » certaines de ses compositions et celle-ci « poème mystique » a assurément une influence sur notre écoute.

Nous avons apprécié, comme en général les violonistes l’apprécient, le « Chant de Roxane », air extrait de l’opéra Król Roger de Karol Szymanowski et arrangé pour violon et piano par Paul Kochanski, violoniste créateur dédicataire d’œuvres de Szymanowski et de Bloch. Il y a d’ailleurs du cousinage musical chez ces deux-là : ce que nous prenons pour hébraïque pourrait fort bien simplement être une influence slave. Nous aimons la musique de Szymanowski, particulièrement l’élégance aérienne que peut voir sa musique pour piano.

Élise Bertrand et Gaspard Thomas, Conservatoire Rachmaninoff, 5 décembre 2025. Photographie © musicologie.org.

Enfin, comme ouverture sur un autre monde, la seconde sonate pour violon et piano de Maurice Ravel (compositeur de deux « mélodies hébraïques »…), celle au second mouvement dit « blues », en fait, empruntant plus à la comédie musicale, genre Un Américain à Paris qu’au blues vraiment blues. Mais là, il y a vraiment bataille de pouvoir et contre-pouvoir, entre un piano et un violon, lesquels, selon Ravel, sont des instruments pas du tout faits pour l’un pour l’autre, ainsi leur a-t-il laissé une grande indépendance, au point qu’au deuxième mouvement, qu’on dira plutôt « américain », chacun a une armature à la clef différente. L’introduction des éléments « américains » musicalement étrangers est géniale. Il faut être Ravel, qui ne manque pas d'humour, pour ficeler cela dans une forme impeccable, qui se termine dans la récapitulation du troisième mouvement.

Quant aux interprètes, on dit que les jeunes commencent aujourd’hui leur carrière au niveau où leurs maîtres l’achève. C’est dit.

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Jean-Marc Warszawski
5 décembre 2025

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