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Artavazd Sargsyan — 17 octobre 2025.

Komitas: père de la musique moderne arménienne

Le Voyage de Komitas : résonances arméniennes, un spectacle pluridisciplinaire écrit et mis en scène par Artavazd Sargsyan ; avec la participation de Paul-Alexandre Dubois, Francesco Gruppo-Maurel , David Hakobyan, Thibaut Reznicek, Anaïs Kedikian, Aghavni Goletsyan et Artavazd Sargsyan. Dimanche 19 octobre à 17 h, Théâtre de la Passerelle, Palaiseau. Réservations 06 72 56 14 93 — asmusicando@gmail.com.

Le Voyage de Komitas : résonances arméniennes, un spectacle pluridisciplinaire écrit et mis en scène par Artavazd Sargsyan ;

Komitas occupe une place singulière dans le paysage musical mondial. Il n’appartient à aucune école au sens strict : il a, en quelque sorte, créé la sienne.

Son parcours prend une dimension encore plus saisissante quand on se penche sur son enfance. Né en Turquie, à Kütahya, il perdit sa mère alors qu’il n’avait pas encore un an, puis son père à l’âge de onze ans. Recueilli par sa grand-mère, il fut de nouveau frappé par le destin lorsque celle-ci mourut peu de temps après. Orphelin, sans ressources ni appui, il n’eut d’autre choix que de partir en Arménie et d’entrer à l’école ecclésiastique d’Etchmiadzine. Son destin de prêtre ne fut pas une vocation choisie, mais la seule possibilité de survie.

Certes, il a étudié en Europe auprès de grands maîtres, et ses premières compositions portent l’empreinte de la musique allemande du XIXᵉ siècle. Ses neuf mélodies allemandes, par exemple, rappellent directement Hugo Wolf, Richard Strauss ou parfois même Schubert.
Mais très vite, Komitas s’éloigne de cette esthétique. Il comprend que cette voie n’est pas la sienne : il ne peut rivaliser avec les compositeurs allemands sur leur propre terrain. Son univers intime est ailleurs, presque à l’opposé du postromantisme germanique. On sent chez lui davantage d’affinités avec l’impressionnisme français — il admirait profondément Debussy et Ravel. Mais ce qui l’intéressait avant tout, c’était la musique du peuple.

À cet égard, Wagner exerça une influence décisive : il voyait en lui l’exemple d’un compositeur qui avait su magnifier les traditions de son pays à travers des œuvres monumentales, comme la Tétralogie. Komitas chanta même au Festival de Bayreuth et se vit proposer un poste à l’opéra de Berlin. Pourtant, il demeura insatisfait. Il pressentait que son chemin devait être tout personnel.

Il comprit alors que sa véritable place se trouvait dans les montagnes de l’Arménie. Là, au contact des bergers et des paysans, il pouvait recueillir des trésors qui ne devaient pas disparaître. Il parcourut les villages les plus reculés, notant les chants de travail, les pastorales, les chants de mariage…

Une anecdote illustre bien son rapport au terrain. En recueillant les chants des bergers, il réussit à transcrire certains appels aux troupeaux. Mais jamais il ne put noter le chant servant à prévenir les bêtes de l’approche des loups : le berger refusait de le chanter, craignant d’affoler les troupeaux alors qu’aucun danger ne rôdait.

Komitas était profondément attaché à la terre. Peu enclin à la mondanité, à la fois par son statut d’archiprêtre et par ses origines modestes, il se sentait à l’aise parmi les gens simples. Pourtant, il parcourut l’Europe, donnant des conférences remarquées et des concerts de musique populaire arménienne dans des salles prestigieuses, comme la Salle Gaveau à Paris.

Il était aussi plein de vie : souriant, tolérant, espiègle. On raconte qu’il remplaçait parfois la croix de son habit de prêtre par une broche en forme de lézard. Visionnaire, il fut l’un des premiers à constituer un chœur mixte dans son église, alors que la tradition imposait uniquement des voix masculines.

Son travail colossal — plusieurs décennies consacrées à collecter et transcrire plus de 3000 chants traditionnels — constitue l’un des joyaux du patrimoine arménien.

Romain Rolland, grand défenseur des musiques du monde et admirateur de la sincérité artistique, s’étonna lui aussi de l’originalité de Komitas. Il voyait en lui l’incarnation d’un génie authentiquement enraciné, mais universel. Plus tard, lorsqu’il se rendit en Russie, il rencontra un jeune compositeur nommé Aram Khachaturian, qui lui remit le Cahier de chants populaires arméniens de Komitas en lui disant : « Voilà la vraie musique arménienne. Komitas est notre maître à tous. »Et, de fait, c’est sur ce socle qu’allait s’édifier toute la musique arménienne moderne.

Tous les Arméniens connaissent Komitas, mais peu savent qui il était vraiment. L’époque soviétique en a façonné une image déformée : celle d’un martyr, d’un fou, d’un survivant du génocide enfermé dans un asile parisien. La peinture et la photographie l’ont souvent représenté grave, mélancolique, les yeux pleins de larmes. Or, ses proches témoignent du contraire : ses yeux riaient. Sur une photo d’archives, on le voit dans la cour d’une église, prenant son bain avec un grand sourire et agitant sa serviette comme un enfant qui s’amuse. Ses élèves racontaient que jamais un cours ne se terminait sans éclats de rire. Voilà le véritable Komitas : un homme qui semait la joie partout où il passait.

Louis Laloy, l’éminent musicologue, lui consacre deux pages enthousiastes dans le Mercure musical : « … Ce concert a été une révélation et un émerveillement… Aucun de nous ne pouvait soupçonner les beautés de cet art, qui n’est en réalité ni européen ni oriental, mais possède un caractère unique au monde de douceur gracieuse, d’émotion pénétrante et de tendresse noble… Il y a du soleil dans ces chants… Et le R.P. Komitas, qui n’a pas craint de venir chanter lui-même des mélodies liturgiques, a atteint, dans le morceau correspondant à notre Stabat Mater, une intensité d’émotion qui allait presque jusqu’aux larmes et lui a valu une ovation. Rien de plus touchant que de le voir s’incliner avec douceur et dignité sous le grand capuchon noir, puis se rasseoir à l’orgue Mustel et reprendre la dernière strophe qu’il chante presque à voix basse, dans le secret des grandes douleurs, avec des accents de compassion prosternée et de gravité recueillie, qui font sentir à l’âme la présence divine… ».

Bien sûr, la dernière partie de sa vie fut assombrie par la dépression, conséquence directe des atrocités auxquelles il avait assisté. Mais réduire Komitas à cette image sombre est une injustice.

Komitas incarne une dualité quasi mystique : celle de la perte et de la renaissance.

Perte, parce qu’il porte en lui la tragédie arménienne, le cri d’un peuple brisé par le génocide.

Renaissance, parce qu’il a su transformer cette douleur en source vive, en musique nouvelle, en promesse d’avenir. Son œuvre est à la fois un tombeau et une naissance : la mémoire des morts et la résurrection d’une culture. Il a tout fait pour que l’Arménie ait une véritable école musicale : il fit venir des instruments d’Allemagne et de France, invita des maîtres européens à donner des master classes, posa les fondations d’une école classique arménienne. Sans lui, nous n’aurions sans doute pas connu Khachaturian, Babadjanyan ou Mansurian.

Tarkovski disait que l’art, et en général la création, est un acte d’amour et de sacrifice. La vie entière de Komitas fut amour et sacrifice.

On commémorera le 22 octobre prochain le 90ᵉ anniversaire de la mort de Komitas. À cette occasion le ténor franco-arménien Artavazd Sarsian a élaboré un spectacle où l’on pourra découvrir les multiples facettes de sa musique.

Le Voyage de Komitas : résonances arméniennes / un spectacle pluridisciplinaire écrit et mis en scène par Artavazd Sargsyan ; avec la participation de Paul-Alexandre Dubois, Francesco Gruppo-Maurel , David Hakobyan, Thibaut Reznicek, Anaïs Kedikian, Aghavni Goletsyan et Artavazd Sargsyan.

Dimanche 19 octobre à 17 h.

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Vendredi 17 Octobre, 2025 15:48