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Anvers, Opera Ballet Vlaanderen, 8 mars 2025 —— Alfred Caron

Christoph Marthaler dézingue Der Freischütz

Der Freischutz à l'Opéra d'Anvers, Karl-Heinz Brandt (Ottokar), Raimund Nolte (Kuno), Louise Kemény (Agathe), Rosemary Hardy (Ännchen), Thomas Jesatko (Kaspar), Ilker Arcayürek (Max), Peter Knaack (Der grosse Jäger vom Schwarzwald), Raphael Clamer (Kilian).Photographie © Annemie Augustijns.Der Freischutz à l'Opéra d'Anvers, Karl-Heinz Brandt (Ottokar), Raimund Nolte (Kuno), Louise Kemény (Agathe), Rosemary Hardy (Ännchen), Thomas Jesatko (Kaspar), Ilker Arcayürek (Max), Peter Knaack (Der grosse Jäger vom Schwarzwald), Raphael Clamer (Kilian).Photographie © Annemie Augustijns.

Considéré comme l’acte de naissance de l’opéra allemand, le Freischütz (créé en 1821 à Berlin) est un étrange mélange de naïveté folklorique, de romantisme noir et de lyrisme. À vrai dire, son langage musical emprunte au répertoire populaire, à l’héritage mozartien, voire à l’opéra-comique français et préfigure le romantisme du premier Wagner.

Connu pour ses approches critiques particulièrement décapantes, qui lui ont valu le courroux des lyricomanes parisiens (à l’époque où Gérard Mortier régnait sur l’Opéra de Paris), Christoph Marthaler s’amuse à débusquer, dans les aimables clichés du livret, les relents d’une vieille culture figée dans des traditions hors d’âge, dont l’ultime expression est un nationalisme teinté de racisme. Ainsi le premier acte s’achève-t-il sur un discours douteux prônant l’autodéfense, qui suscite quelques protestations dans la salle et quelques défections après l’entracte. 

Le décor installe l’action dans une de ces salles des fêtes sans âme, typiques des créations d’Anna Viebrock, avec en fond de scène un proscenium où sera confiné le chœur. Les membres d’un club de tir, chacun à une table, une chope à la main, y tournent en rond dans un discours stérile sur les plaisirs de la chasse tandis que passent en fond de scène des cibles en forme d’animaux sauvages et que le même tableau se décroche régulièrement du mur. La nature si importante dans le Romantisme allemand est résolument absente de cette vision, et réduite à quelques simulacres. Au deuxième acte, « le grand chasseur de la Forêt Noire » (un personnage inventé par le metteur en scène) tiendra un discours délirant sur la réincarnation dans les animaux et finira par coller sur les murs des affiches dont on comprend qu’il s’agit de propagande pour un vote pro-chasse.

À force de ruptures dans les numéros musicaux, de textes surajoutés (de Ulrich Holbein et de Kafka), d’épisodes burlesques, telle cette apparition hors propos d’une fanfare en costume bavarois, à quoi s’ajoutent des « transpositions » — un des chœurs est chanté dans la fosse tandis que sur scène des figurants miment un ensemble de violons — le metteur en scène réussit à faire parler l’opéra de Weber de tout autre chose que de son sujet originel. D’évidence, dans cette production créée en 2022 à Bâle, il s’agit pour lui d’évoquer une société sclérosée et réactionnaire qui peut tout aussi bien nous renvoyer à l’Europe tout entière, menacée par le populisme et la montée en puissance de l’extrême droite. Bien sûr, l’élément fantastique est totalement éliminé et la fonte des balles magiques est devenue un tripatouillage ridicule. La conclusion, après le sauvetage in extremis d’Agathe de la balle vengeresse de Kaspar et le long discours moralisant de l’Ermite, est une sorte de pot-pourri où se superposent différents numéros de la partition dans une indescriptible cacophonie tandis que les protagonistes errent sur le plateau en proie à des mouvements incontrôlés, indiquant sans doute que la fin heureuse est un leurre et que tout ce petit monde ordinaire s’enfonce inexorablement dans une dangereuse névrose.

Der Freischutz à l'Opéra d'Anvers, Ilker Arcayürek (Max), Louise Kemény (Agathe), Rosemary Hardy (Ännchen). .Photographie © Annemie Augustijns.Der Freischutz à l'Opéra d'Anvers, Ilker Arcayürek (Max), Louise Kemény (Agathe), Rosemary Hardy (Ännchen). .Photographie © Annemie Augustijns.

À quelques numéros près, cette déconstruction n’épargne pas la dimension musicale et le chef, Stephan Zilias, a bien du mérite à maintenir la cohérence de la partition, ce qu’il fait avec brio, obtenant de l’orchestre un son riche et coloré, et une plénitude qui n’abuse jamais de la puissance.

Du côté des protagonistes, peu de faiblesses et un engagement au plan théâtral qui mérite d’être souligné. Le couple vedette, tous deux foncièrement pathétiques, sont plutôt des chanteurs mozartiens. En Agathe, la soprano Louise Kemény possède une voix fraîche et un phrasé élégant, mais semble souvent taxée par une écriture un peu large pour elle et tend à alléger en permanence l’émission. Quant au Max du ténor Ilker Arcayürek, avec une belle voix centrale, il manque un peu d’extension dans un aigu qui sonne un peu nasal. Malicieuse en diable, Rosemary Hardy, complice de longue date de Marthaler, incarne la jeune Ännchen dont elle a, à 74 ans, conservé toute la fraîcheur, même si le premier air lui échappe quelque peu. Le baryton-basse solide très expressif de Thomas Jesatko s’impose avec beaucoup de crédibilité dans la figure sombre et violente de Kasper. Le reste de la distribution est impeccable, et l’on distinguera particulièrement la basse splendide de Manuel Winckhler dans le double rôle de Samiel et de l’Ermite. Les chœurs dont la cohésion est favorisée par leur statisme donnent une dimension remarquable à leurs interventions, faisant regretter le massacre du joli chœur nuptial féminin que l’on entendra seulement chantonné par Ännchen s’accompagnant elle-même au piano, avant le final.

L’ovation et la standing ovation coutumiers du public anversois ne sont pas au rendez-vous au rideau final. Il faut dire que si cette vision provocante ne manque pas de piquant et si les rires fusent tout au long de la représentation, elle laisse une impression mitigée et quelque peu frustrante, comme si l’œuvre de Weber avait été phagocytée par la surcharge dramaturgique et qu’il n’en restait que des lambeaux.

Prochaines représentations les 11, 13, 16, 19 et 20 mars.

plume 6 Alfred Caron
Anvers, 8 mars 2025
© musicologie.org

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