François Buhler, 12 septembre 2024.
Henri François Raemaeker (1887-1947), Les bateliers de la Volga.
Ce que l’on appelle « Les bateliers de la Volga » n’est pas une chanson unique et restreinte à ce fleuve1, comme le croient encore souvent les non-initiés puisqu’on peine à trouver une seule étude sérieuse sur ce sujet hors des frontières de la Russie, mais un groupe de nombreuses mélodies modales souvent défectives associées à des textes comprenant des centaines de variantes qui se sont développés au cours d’un demi-millénaire au moins autour d’un noyau d’onomatopées communes à diverses catégories professionnelles puis se sont étoffés progressivement par ajouts successifs et par centonisation sous l’effet principal de l’évolution des conditions de vie et des événements historiques, jusqu’à se transformer au début du xxe siècle en hymne révolutionnaire. Néanmoins, alors que ces textes ont subi d’innombrables transformations au cours des siècles avant de se stabiliser en une chanson de travail que l’on croit propre aux bateliers de la Volga, c’est moins le cas de la musique où les trois versions principales que nous examinerons, modales toutes les trois mais passablement différentes, ont fini par prendre le pas sur les mélodies concurrentes de texte comparable. Avant qu’elles ne changent de nom aux abords de la révolution d’Octobre, on confond souvent à tort ces différentes productions sous un même titre qui n’est autre que la principale onomatopée sur laquelle elles se sont progressivement formées : « Eih, oukhnem ! » dont nous nous reportons l’histoire, la traduction et l’analyse immédiatement après les illustrations qui suivent. Voici la plus répandue de ces mélodies, attestée dans l’état actuel au moins depuis le début du xixe siècle où les folkloristes en ont pris note et qui s’est dès lors imposée sans grandes modifications :
Bourlakis tractant des raschivy sur la Volga, sans date ni mention de l’auteur.
Bourlakis se restaurant après l’effort avec, pour toute nourriture, du pain et du thé. Auteur, date et lieu inconnus.
Province de Nijni Novgorod sur la rive de la rivière Soura, un affluent de la rive droite de la Volga, Photo Z. Z. Vinogradova 1910. Musée historique de Moscou.
Auteur, date et lieu inconnus.
Cette chanson de travail est la plus connue des chansons de « bourlakis », un terme formé sur le nom de Bourlakov, un riche marchand de la Volga. Les bourlakis sont les haleurs russes qui, du XVIIe à 1929, date à laquelle ce travail de bête de somme fut interdit, tractaient, en tirant les amarres, les barges à fond plat chargées de sel, de tissus ou de céréales pour à contre-courant les hauts-fonds des grands fleuves du pays, en particulier la Volga, et « chantaient » pour se donner du courage. On possède des photos saisissantes de ces haleurs prises à la fin du XIXe et au début du xxe siècle : celles qui figurent ci-dessus prouvent que ce travail de forçats était parfois effectué par des femmes. Dans l'imaginaire russe, ces journaliers misérablement payés (les femmes encore moins que les hommes eu égard à leur moindre force physique) sont l'incarnation de ce que les basses classes du peuple russe ont pu endurer de plus terrible. Un très célèbre tableau conservé au Musée russe de Saint-Pétersbourg les représente à leur tâche, Бурлаки на Волге (Les Haleurs de la Volga), imaginé dès la fin des années 1860 lors d’une croisière sur la Neva et achevé en 1873 par Ilia Répine après un nouveau voyage sur la Volga en mai 1870 et un autre pendant l’été 1872, qui fait des bourlakis un archétype de la malédiction du peuple russe. Attelés comme des bêtes, sales et dépenaillés, les haleurs de Répine semblent tirer depuis des générations tout le fardeau de la nation. Si le peintre avait été fasciné par le spectacle des bourlakis au travail au point de faire une vingtaine d’esquisses avant de créer son tableau, s’il continue d’y travailler après l’avoir présenté à l’exposition et crée même en 1872 une autre toile sur le même sujet, c’est parce qu’il s’était profondément ému du sort de ces malheureux et en éprouvait toute l’horreur, comme le montre ce passage de son autobiographie décrivant leur travail sur la Neva : « Quelle abomination, tout de même ! […] ces gens, attelés comme du bétail ! […] n’est-il vraiment pas possible de transporter ces barges avec leurs cargaisons d'une manière plus décente, par exemple en les tirant par des remorqueurs ? »
Бурлаки на Волге / Les bateliers de la Volga, par Ilya Repine.
Répine n’est du reste pas le seul peintre à avoir représenté les bourlakis au travail. Une ébauche à l’huile de même titre due à Vassili Verechtchaguine, peinte en 1866 et préparée elle aussi par de nombreuses esquisses, ressemble étrangement au tableau de Répine dans sa composition mais lui reste très inférieure malgré l’excellence de cet artiste orientaliste et peintre de scènes de guerre.
Les bourlakis ont inspiré d’autres artistes encore à la même époque, dont Pavel Kovalevski (1868, Corde de traction sur la rivière Ijora), Alexeï Savrassov (1871, Bourlakis sur la Volga et la même année Vue de la Volga près de Iourevets), et l’Américain Frederick Arthur Bridgman qui, probablement sous l’influence de Répine, peint un Towing on the Nile (1875), lors d’un voyage en Egypte.
Бурлаки на Волге / Les bateliers de la Volga, par Tomáš Andraškovič (1929).
En littérature, on peut mentionner, entre autres, le poème « Sur la Volga » (1860) de Nekrassov qui parle de la condition misérable des bourlakis, de leurs « cris funèbres » et (voir photo ci-dessus), de leurs « pieds enveloppés de ficelle ». Le lecteur qui s’en sent le courage peut aussi s’attaquer aux sept cents pages de Dans les forêts, le passionnant récit de Pavel Melnikov (Andreï Petcherski) traduit par Sylvie Luneau, qui parle de la vie quotidienne des Vieux-Croyants (les raskolniks) dans les années 1860, cette secte consacrée par le schisme de 1866-1867, et dont la plupart travaillaient comme bateliers, bûcherons ou boisseliers. Enfin, dans le domaine cinématographique, on peut citer, parmi les réalisations les plus connues, les films de Cecil B. DeMille (1926), Vladimir Stijevski (1936), et Viktor (Viatcheslav) Tourjanski (1959).
A l’origine, ces « chants », si on peut les appeler ainsi puisqu’ils étaient dépourvus de mélodie, n’avaient pas non plus de réel contenu narratif. Les haleurs parlaient en modulant la voix, décrivant ce qu’ils devaient faire au moment où ils le faisaient, pour s’encourager et surtout rythmer, coordonner et synchroniser les efforts de l’artel par un mélange d’interjections, d’onomatopées, d’appels, d’interpellations et de cris comme on peut encore l’imaginer dans l’exemple le plus ancien conservé, « Эй, ухнем ! » (« Eih, oukhnem ! ») et ses nombreuses variantes. Très vite cependant s’ajoutent à ce canevas élémentaire des bribes de phrases telles que, par exemple, les ordres brefs du chef d’équipe.
« Eih, oukhnem ! » est bien connu en Russie car il représente le tronc commun de la formation de nombreuses chansons populaires. Il s’agit d’une expression constituée d’une double interjection et utilisée par les tâcherons de diverses catégories professionnelles au moment de produire un gros effort physique. Le meilleur moyen de la comprendre serait d’imaginer une course d’aviron où le chef de nage scanderait « eï ! oukh ! », « eï ! oukh ! », « eï ! oukh ! » pour synchroniser les efforts des rameurs. Ceci permettrait aussi de comprendre l’origine de la formation des chansons professionnelles destinées à rythmer et à coordonner un travail de groupe, le fait que cela existe depuis toujours et n’est pas particulier aux bourlakis. On peut par exemple comparer les chants de ceux-ci à ceux des rameurs grecs de l’Antiquité, aux chansons de travail d’Afrique noire ou à certains anciens shanties des matelots de la marine britannique.
Puisqu’elle n’est propre ni aux marins ni aux bourlakis et concerne différents types d’efforts, cette double interjection est impossible à traduire en français par une expression équivalente unique et doit être modifiée en fonction de ses différents contextes. Le verbe yхaть / yхнyть (oukhat’ / oukhnout’), formé sur une onomatopée, signifie littéralement « dire oukh » ou « crier oukh » mais le verbe est ici à l’impératif et à la première personne du pluriel, oukhnem ! (prononcez oukhnième, en accentuant la première syllabe !). Cette interjection pourrait donc se traduire parfois par « tirons ! » lorsqu’il s’agit de haler un bateau, ou, s’il s’agit non de tirer mais de lever un poids important, par « ho, hisse ! » Dans ce sens, il existe une variante à première vue assez énigmatique de la chanson « Eih, oukhnem ! » qui a pour texte « Подёрнем ! подёрнем ! [podiornem !], (prononcez padiornime !), Эй, ухнем ! Эх, зелёная сама пойдёт ! », c’est à-dire Levons ! Levons ! ho, hisse ! Ah, le vert viendra de lui-même ! Nous retrouverons ce « podiornem » dans la version la plus courante de la « Doubinouchka » sur la mélodie citée sopra et dont nous donnons le texte en fin d’article.
Il est aussi possible de traduire Eih, oukhnem ! par une onomatopée à tous usages, telle que « a-han ! » C’est la solution choisie par les traducteurs de l’Unesco2 dans la traduction du texte de la « Doubinouchka » à laquelle nous venons de faire référence et qui n’est qu’un trope de développement de Eih, oukhnem ! ayant inspiré Rimski-Korsakov dans son court poème symphonique op. 62 (voir infra). Ce terme de doubinouchka n’exige pas de traduction mais, comme pour Eih, oukhnem !, une brève explication est indispensable pour la bonne compréhension de ce qui suit. La racine du mot, doub, signifie « le chêne » ; son diminutif, doubina, « le gourdin, la matraque ou la trique » mais on appelle également ainsi le long rondin de bois dur qui sert d’instrument de levage. Doubinouchka peut donc être considéré comme un diminutif de diminutif, mais dépourvu de la nuance affective que la plupart des francophones croient faussement être toujours associée à ce procédé. Ces divers sens se retrouvent dans les centaines de versions et d’arrangements différents de cette chanson.
Mais revenons un instant à l’étrange exemple cité ci-avant : ! Ah, le vert viendra de lui-même ! souvent traduit par Ah, le chêne vert viendra de lui-même ! Avant de devenir une sorte de symbole du labeur des transporteurs de barges de la Volga, « eih oukhnem » était utilisé par les bûcherons lors de l’abattage des arbres et l’interjection s’est peu à peu développée par ajouts successifs en une chanson sur ce travail entrepris dans le but de créer des terres arables. Dans une version, le chef bûcheron dit à ses hommes : « Si vous le tirez correctement, le chêne vert (zelionaïa doubinouchka) viendra (tombera) tout seul (de lui-même). Dans d’autres versions, la réplique du contremaître est : « Hé, les gars, tirez intelligemment pour que la corde ne bouge pas ! » La technique de l’époque consistait à couper d’abord les racines de l'arbre ; mais ceci fait, à l’ordre du contremaître, les bûcherons tiraient la corde qu’ils avaient attachée au sommet en criant « oukh ! » Remarquons que ce « oukh ! » reste une exclamation d’effort et non un cri d’avertissement du danger représenté par la chute imminente de l’arbre comme le fameux « Timber ! » des bûcherons canadiens. Par la suite, l’interjection et son contexte (chêne vert parfois compris), « migrent » dans le répertoire des haleurs de la Volga, d'où le deuxième couplet, « Nous marchons le long de la rive, nous chantons une chanson au soleil » et le dernier « Ah, toi, Volga, mère-rivière, large et profonde ». Les bourlakis, en effet, oukhali eux aussi (criaient « oukh ! ») pour coordonner les forces de l'artel au moment le plus dangereux, le lever de l’ancre. Comme dans le travail des bûcherons, il fallait alors veiller à ce que les cordes « ne bougent pas », c’est-à-dire qu’elles soient bien tendues et tirées immédiatement et continûment pour éviter que le bateau ayant atteint les hauts-fonds ne s’y échoue en s'affaissant sous le poids de sa cargaison3. Bûcheronnage et halage utilisaient donc la même technique.
Song of the Volga Boatmen, par Rufus John ? Extrait de disques diffusés en 1926-1927, par le Lansbury's Labour Weekly.Cependant, si le texte des deuxième et troisième couplets n’ont besoin d’aucune explication, le premier, dans ce contexte, semble a priori une nouvelle énigme impénétrable : que vient donc faire ce « bouleau frisé » dans une chanson de halage ?
À première vue, puisqu’on ne dispose d’aucun fait sur lequel bâtir une hypothèse, il faut se résoudre à procéder à l’inverse et émettre des hypothèses puis essayer de découvrir des faits qui pourraient les justifier ou suggérer d’autres pistes. On pourrait par exemple supposer que ces deux vers sont une nouvelle allusion au travail des bûcherons par l’allusion à un arbre, le bouleau remplaçant ici assez logiquement le chêne vert puisqu’il a toujours été l’arbre le plus répandu en Russie au point qu’on l’appelle « l’arbre national russe », mais ce bouleau est « frisé » puis « défrisé », de sorte que l’allusion reste aussi incompréhensible dans le contexte des bûcherons et des haleurs de la Volga ; il faut donc en conclure que le centon vient d’ailleurs.
Le problème s’éclaire déjà quelque peu lorsqu’on recherche toutes les versions de eih oukhnem dans lesquelles ce bouleau est mentionné à la même place. L’une d’elles, assez connue puisqu’elle a été chantée par le chœur de l’Armée rouge, a pour texte « Nous déchirerons l’écorce du bouleau / Nous en déchirerons les feuilles bouclées » ; une autre, après la première strophe contenant le texte habituel (Oh là, tire ! / Oh là, tire ! / Encore un effort ! / Tire, tire encore !) a pour premier couplet « Ôtons du /bouleau blanc / la couronne / et les rubans ! » alors que les suivants sont semblables au texte ci-dessus.
Puisque nous avons décrit tout cela minutieusement dans notre livre Prélude au siècle d’or de la poésie et de la musique russes4 , nous passons ici sur toute la suite du travail de recherche et d’analyse qui nous permet d’affirmer en toute sécurité que l’emprunt provient d’une chanson folklorique aussi ancienne et célèbre que eih oukhnem, « Dans un champ se dressait un petit bouleau » qui parle d’un bouleau feuillu « frisé » (décoré par une couronne et des rubans) par les jeunes filles à marier du village. Ces résurgences totalement inattendues d’un ou plusieurs fragments textuels (ou musicaux) dans une chanson apparemment sans rapport avec celle dont ils proviennent sont un phénomène que l’on rencontre fréquemment en ethnomusicologie et sur lesquelles il n’est pas toujours possible d’être aussi affirmatifs ; en effet, il se révèle parfois impossible d’en expliquer de façon entièrement satisfaisante l’origine et la raison d’être qui peuvent être très diverses, un lien qui aujourd’hui nous échappe, ou peut-être par un simple défaut de mémoire, d’où le remplacement de ce qu’on a oublié par quelque chose de bien connu. On peut aussi envisager quantité d’autres hypothèses, comme celle dont sommes partis, d’un rapport encore vivace entre chanson de bûcheron et chanson de halage, et chercher pour commencer des témoignages des miséreux qui se louaient à ce travail de forçats pratiquant ou ayant pratiqué les deux métiers et qui, puisqu’il s’agissait presque toujours d’analphabètes, auraient été rapportés par des personnes instruites qui se seraient apitoyées leur sort. Quelle qu’en soit la raison, ces résurgences nous rappellent, qu’il s’agisse ici du chêne vert ou du bouleau blanc ou de tout autre chose, un point essentiel de la formation des chansons populaires, la migration de certains de leurs éléments constitutifs d’une chanson à l’autre, d’une catégorie professionnelle à l’autre, d’une région à l’autre, etc. ; cela nous rappelle aussi, comme on le constate beaucoup plus facilement par la suite en littérature ou en musique classique puisqu’on travaille dans ce cas sur des documents, que la centonisation a toujours existé, des origines à aujourd’hui.
Avant d’aller plus loin, voyons le cas de l’autre mélodie récurrente (mélodie no 2) présente dans la chanson folklorique. Elle sera elle aussi traitée par de grands compositeurs, notamment par les folkloristes de la première moitié du xixe siècle tels que Gouriliov et Varlamov. Même si « Mère Volga » en est toujours le personnage principal, l’absence de l’onomatopée eïh oukhnem et de toute référence au halage des bateaux, ainsi que l’existence d’une mélodie sans rapport avec la précédente, montrent suffisamment qu’il ne faut pas mélanger cette chanson et ses multiples variantes avec la première, comme certains l’ont souvent fait. Selon Тексты песен и романсов (Paroles de chansons et de romances) le texte se présente ainsi :
L’exemple ci-dessus montre l’incipit de cette seconde mélodie dans la version de Gouriliov. À titre de comparaison, nous donnons ci-dessous le début de celle de K. Fedotov sur le même texte :
Après ces compositeurs folkloristes, Glazounov utilise la même mélodie (n° 2) — en lui conservant sa modalité originelle alors que Gouriliov avait plutôt pour habitude d’adapter les mélodies qu’il recueillait à la tonalité de son époque — dans son Thème et variations pour orchestre à cordes op. 97 mais choisit celle de eïh oukhnem (mélodie n° 1) dans son poème symphonique Stenka Razine op. 13.
Il existe un grand nombre de variantes sur le canevas de « En descendant le cours de Mère Volga », comme c’est le cas pour toutes les chansons populaires. Les recenser toutes étant évidemment impossible, nous nous bornons à n’en indiquer qu’une seule. Le début du texte de cette nouvelle version est presque identique à celle-ci-dessus et parfaitement conforme au texte de la chanson mis en musique par Gouriliov et Varlamov mais à mi-chemin, lorsqu’il est fait allusion au barine assis à la poupe, les choses changent. Par rapport au texte de Gouriliov, quelques précisions supplémentaires sur le costume de celui-ci sont alors interpolées par Varlamov dans cette seconde version populaire, vraisemblablement pour accentuer le symbolisme des couleurs. Elles sont signalées en italique dans le tableau ci-dessous : en plus de son caftan marron, le propriétaire porte « un pourpoint de brocart glacé, un foulard de soie écarlate et une casquette de velours noir munie d’une visière. Puis une modification est introduite dans le petit discours du barine : il ne s’agit plus seulement de rejoindre « la côte escarpée » de la rive comme dans la première version populaire mais d’aller retrouver une certaine Aliona dont l’habillement, comme celui des rameurs et du barine, est soigneusement décrit. Fait extrêmement intéressant, ce nouveau personnage prend même la parole pour terminer la chanson. Mais par rapport à la version de Gouriliov et Varlamov cette Aliona est remplacée ici par une Elena Ivanovna qui n’est qu’évoquée et n’intervient pas dans le récit. Ceci nous porte à croire qu’il s’agit d’une variante régionale et que, peut-être, cette Elena Ivanovna a bel et bien existé. Voici ce tableau comparatif du texte utilisé par les deux compositeurs : le trope d’interpolation figurant dans la seconde version populaire et conservé par Varlamov est signalé par l’italique.
Comme on peut le constater, le texte de cette chanson populaire strophique a déjà énormément évolué par rapport aux paroles que prononçaient les bûcherons et les bourlakis ; de même la mélodie de Gouriliov ne présente guère de similitude avec celle qui s’est imposée dans le folklore traditionnel même si elle en provient aussi. Cette chanson si chère au cœur des Russes - et des Ukrainiens qui ont leurs propres versions - a suscité d’innombrables arrangements populaires et créations nouvelles de musiciens classiques, le plus souvent pour chœur. On a par exemple conservé les disques, malheureusement bien usés, de Chaliapine, qui a chanté la pièce en public pour la première fois à Kiev le 29 avril 1905 et l’enregistrée au moins à trois reprises, en 1922, 1927 et 1936, interprétant, accompagné par un chœur, la version due à la plume de son accompagnateur et arrangeur personnel, Fiodor Fiodorovitch Kioneman (1873-1937). Parmi les grands compositeurs autres que Varlamov, qui appelle sa version « romance » et non « chanson populaire » comme Gouriliov, figurent Glinka qui l’utilise dans Une vie pour le tsar (1836), Anton Rubinstein dans une Fantaisie pour piano (1850) et Dargomyjski dans des variations. Tchaïkovski expose à plusieurs reprises le thème de la variante ukrainienne la plus connue, que nous appellerons mélodie no 3, dans le premier mouvement de sa symphonie n° 2 en do mineur op. 17 (1872).
Comme il est facile de le remarquer, cette merveilleuse mélodie, pourtant probablement issue de « En descendant le cours de Mère Volga », est passablement différente des deux premières, même si elle est également construite sur une quarte.
Au xxe siècle, les arrangements de Valentin Sergueïevitch Levachov et de N. Bogolioubova sont peu connus, moins en tout cas que la petite pièce pour piano que lui consacre Alexandre Nikolaïevitch Tcherepnine, la première de ses cinq Transcriptions slaves, opus 27. Exemple musical ? pour tous ces compositeurs ? En revanche les arrangements des grands chefs de chœurs de l’époque soviétique obtiennent un tel succès qu’ils survivront même à l’effondrement du régime et déborderont au-delà des frontières. Les réalisations les plus connues sont celles d’Alexandre Vassilievitch Svechnikov (1890-1980), pour chœur a cappella sur la mélodie n° 2 (dont l’arrangement est chanté dans cet exemple par la chapelle Sonorus) :
Alexandre Dmitrievitch Kastalski (1856-1926), pour chœur mixte et piano (c. 1924) ; Anatoli Grigorievitch Novikov (1896-1984), (1937) ; Alexandre Semionovitch Chirokov (né en 1927) et Boris Alexandrovitch Alexandrov (1905-1994), pour le chœur de l’Armée rouge, aussi appelé Ensemble Alexandrov, sur la mélodie n° 1 (1964).
Parmi les productions réalisées à l’étranger, on peut citer en premier lieu l’arrangement de jazz de Glenn Miller « Song of the Volga Boatmen » (1941) qui fut l’un de ses grands succès :
Song Of The Volga Boatmen, Glenn Miller and his orchestra (1941).et qui reprend le thème présent dès l’introduction du poème symphonique Stenka Razine, opus 13, de Glazounov (1885),
Alexandre Glazounov, Stenka Razin, poème symphonique en si mineur, opus 13, Royal Scottich National orchestra, sous la direction de Neeme Järvi.Manuel de Falla écrit à son tour un arrangement, publié en 1922 sous le nom de Canto de los remeros del Volga (del cancionero musical russo) à la demande du diplomate Ricardo Baez qui travaillait à la Société des Nations (1919-1946) pour fournir une aide financière à plus de deux millions de réfugiés russes déplacés et emprisonnés pendant la Première Guerre mondiale. Tous les bénéfices de la publication ont été versés à cette cause humanitaire.
Manuel de Falla, Canto de los remeros del Volga, par Ricardo Requejo.Igor Stravinski en a ensuite réalisé un arrangement pour vents et batterie en 1917 :
Igor Stravinski, Les bateliers de la Volga, pour orchestre d'harmonie, Philharmonia Orchestra, sou sla direction de Conductor: Robert Craft.On peut donc résumer ainsi l’évolution conduisant à la naissance d’une chanson populaire : un texte en constante mutation, produisant donc d’innombrables variantes, se substitue peu à peu au texte originel, et finit par se stabiliser sur une mélodie privilégiée, elle-même susceptible de nombreuses modifications. Cependant, la plupart de ces chansons conservent au bout de leur évolution des éléments qui permettent de les rattacher à leur origine commune. « Doubinouchka », la chanson préférée des révolutionnaires de 1905 a été mise en musique par de nombreux compositeurs et les variantes textuelles sont innombrables mais on y reconnaît presque toujours (le plus souvent comme refrain si la chanson a un texte développé) le Eih oukhnem des bûcherons, des rameurs et des haleurs de la Volga. Parmi les premières versions publiées de cette mélodie no 1, celle de Mili Balakirev, parue en 1866 dans son Recueil de chants populaires russes, a eu passablement d’importance. On prétend que Répine s’est inspiré pour son célèbre tableau de 1873 (par la suite la partition de Balakirev fut imprimée avec une reproduction de ce tableau). Mais il ne s’agissait pas encore de la chanson révolutionnaire mais uniquement de l’harmonisation quasi-syllabique du quatrain initial de Eih oukhnem dont le compositeur avait enregistré le texte à Nijni Novgorod en 1860 ou 1861 grâce à Nikolaï Sergueïevitch Aleïnikov, l'un des représentants de « Caucase et Mercure », une des trois plus grandes compagnies maritimes de la Volga au XIXe siècle. Nous signalons ici en outre les arrangements de Vassili Ivanovitch Bogdanov en huit couplets (1865) et d’Alexandre Alexandrovitch Olkhine en dix couplets (fin des années 1870). Quantité d’autres vont suivre au début du XXe siècle à côté de ceux de Chaliapine et du chœur de l’Armée rouge déjà mentionnés, dont les textes étaient parfois coupés pour tenir sur les disques 78 tours, les arrangements dus à Mikhaïl Slonov, Anatoli Novikov (2), Gueorgui Vinogradov, etc. A cette époque, la chanson s’est déjà entièrement politisée mais dans toutes ces versions elle garde encore son caractère initial de chanson de travail, ou plutôt, devrions-nous dire, de travailleurs. Elle devient peu à peu une chanson de rassemblement commune à tous les ouvriers et se trouve vite promue au rang d’hymne populaire sonnant la révolte et annonçant la première révolution. Le texte en est déjà presque définitif et se retrouve presque inchangé dans toutes les versions, qui se chantent toutes sur la même musique, les différences provenant surtout de l’interpolation de nouvelles strophes. Le refrain sur Eih, oukhnem ! quasi identique lui aussi dans toutes les versions, fait apparaître la doubinouchka, dans un sens symbolique nouveau : le long rondin servant d'instrument de levage y devient le gourdin ou la trique qui permettra d’abattre le régime impérial.
Partie inférieure d’un poster soviétique de 1921-1929 (National Library of Scotland).
C’est ainsi que Rimski-Korsakov l’entend en septembre 1905 pendant les troubles préludant à la première révolution chantée par une foule de plusieurs milliers de grévistes et d’émeutiers sur le boulevard de Tver à Moscou. Profondément ému, il décide aussitôt de la mettre en musique dès son retour à Saint-Pétersbourg et en réalise deux arrangements pour orchestre et chœur ad libitum en 1905 et 1906. Exclu du conservatoire de Saint-Pétersbourg pour avoir soutenu ses élèves qui participaient au mouvement révolutionnaire, il tient non seulement à réagir contre son éviction et à montrer sa sympathie pour les manifestants mais pense également à imiter Glazounov en incluant cette œuvre dans un Stenka Razine qui ne verra cependant jamais le jour. Sa musique, créée dès la fin octobre dans un concert symphonique dirigé par Alexandre Ziloti subit le même sort que la chanson et est immédiatement interdite par les autorités impériales. Dans sa version de 1906 il cède alors à son péché mignon de retravailler les œuvres de ses collègues et se sert de la version canonique de Glazounov sur « Eih oukhnem » composée en 1905 et jouée au cours du même concert que sa première version. L’histoire de cette œuvre, encore compliquée par des concerts supplémentaires malgré les interdictions et les interprétations de Chaliapine à la même époque devant des milliers d’ouvriers, est toutefois plus exaltante que la musique, qui ne compte pas parmi ses plus grandes réussites. Voici le texte standard de la Doubinouchka, dans la traduction de l’Unesco, qu’il est possible d’entendre dans la version presque semblable de Chaliapine, même s’il en mélange quelque peu les six couplets traditionnels :
Doubinouchka, Le gourdin de chêne, Feodor Chaliapin.Signalons cependant que l’histoire de la chanson ne s’arrête pas là et que quantité d’autres versions intéressantes ont paru à l’époque moderne, comme l’arrangement réalisé par le compositeur ukrainien de l’époque soviétique Isaak Iakovlevitch Berkovitch.
Bibliographie
Cet article ayant été écrit en grande partie juste avant le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie sur la base d’un travail personnel et d’un grand nombre de livres et de sites russes (en particulier ceux des Archives nationales) qu’il est devenu impossible de se procurer ou de consulter, nous renonçons ici à une bibliographie devenue inutilisable.
1. La Volga, ou Mère Volga, comme elle est toujours désignée dans le folklore russe, le fleuve le plus long d’Europe avec ses 3690 kilomètres, prend sa source dans les collines de Valdaï et traverse les villes d’Ouglitch, Rybinsk, Iaroslav, Kostroma, Nijni-Novgorod, Kazan, Oulianovsk, Samara, Saratov, Togliatti, Tver, Volgograd et Astrakhan avant de se jeter dans la mer Caspienne.
2. Voir l’article « Doubinouchka » dans Le Droit d’être un homme, recueil de textes préparés sous la direction de Jeanne Hersch, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Casterman, place de Fontenay, Paris, 1968, SHC.68/D.3g/F, p. 294.
3. Les bourlakis devaient tirer toutes sortes de barges et de chalands, toutes à fond plat, cela va de soi. On peut imaginer la dureté et la difficulté du travail des haleurs grâce aux caractéristiques de l’un de ces bateaux, la raschiva, un bateau à voile en bois de pin et d’épicéa construit à Astrakhan et ne circulant que sur la Volga, le réseau hydrographique Mariinski et la mer Caspienne. D’un tirant d’eau de 1,2 à 1,5 mètre, la raschiva mesurait entre 17 et 23 mètres en longueur et 3 et 4 mètres en largeur. Elle pouvait porter une charge de 114 à 197 tonnes à laquelle s’ajoutait le poids des deux ancres, jusqu’à 573 kg pour la plus grande et 246 kg pour la plus petite, et celui des 5 à 8 hommes d’équipage.
4. BUHLER François, Prélude au siècle d’or de la poésie et de la musique russes, Publibook, Saint-Denis, avril 2022, pp. 130-134.
5. Les kouchakis que portent les rameurs sont de larges ceintures en tissu de différentes couleurs.
François Buhler
13 septembre 2024
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Mardi 1 Octobre, 2024 16:41