25 décembre 2023 — Jean-Marc Warszawski —
Gewandhaus 11 janvier 2024. Photographie © Gewandhaus.
Dans le cycle des « Grands concerts » du Gewandhaus Leipzig des 11 et 14 janvier derniers, sous le générique « Le retour des sons perdus », deux œuvres étaient au programme, sous la direction d’Alan Gilbert : la 6e symphonie de Lera Auerbach, « Lichtgefäßes », et la 10e symphonie de Dimitri Chostakovitch.
Lera Auerbach est née à Tcheliabinsk à la frontière sibérienne. Elle est encore enfant, quand pianiste elle commence à se produire en public et compose ses premières œuvres. À l’occasion d’une tournée aux États-Unis américains, elle se fixe à New York en 1991, se perfectionne à la Juilliard School et entreprend des études littéraires à la Columbia Univesity. Dix ans plus tard, elle obtient son diplôme de concertiste de la Musikhochschule de Hanover. Bien que pratiquement inconnue en France, elle est fort appréciée des milieux musicaux américains et a été adoptée par le public allemand. Le public français aura la chance d’entendre son concerto pour violon et orchestre « Diary of a Madman » le 5 juin prochain à l’auditorium de Lyon, le lendemain à la Philharmonie de Paris. Son catalogue compte à ce jour environ 150 pièces dans tous les genres où l’on remarque l’importance des œuvres orchestrales.
Sa 6e symphonie, avec chœur, violoncelle solo et voix chuchotées, est en fait une commande de la violoncelliste Kristina Reiko Cooper, qui fut également étudiante à la Juilliard School. De parents musiciens, père américain, mère japonaise, elle vit à Jérusalem avec son mari israélien. Cet aspect biographique a son importance, car son beau-père a pu fuir la barbarie nazie, grâce à un visa délivré par un vice-consul japonais en poste à Kaunas, en Lituanie : Chiune Sugihara. On estime que ce diplomate a permis à environ 6 000 juifs d’échapper à la machine exterminatrice. Dans la simplicité de faire ce qu’on doit faire et la complexité de désobéir à la hiérarchie. Cette œuvre qui mêle les poètes yiddish, la mystique Shevirat ha-kelim (la brisure des vases), le psaume 121, est dédiée à la mémoire de Chiune Sugihara et à tous ceux qui prennent des risques pour sauver d’autres personnes. Elle a été créée à Kaunas le 5 novembre 2022. Leipzig en est la 9e représentation, après Dresden le 11 novembre 2023 et avant Berlin en novembre 2024.
Kristina Reiko Cooper, Alan Gilbert, Lera Auerbach. Leipzig, gewandhaus 11 janvier 2024. Photographie © Gewandhaus.
Lera Auerbach est une digne héritière de Chostakovitch, le sarcasme et l’autodérision en moins, et de ce qui fait en général le caractère de la musique russe, le lyrisme élégiaque, les envolées épiques, la mélopée orthodoxe, le désespoir rageur. On se fiche ici de savoir ce qui est tonal ou pas, les polémiques avant-garde contre arrière-garde sont d’un autre monde, on est libéré du traité d’harmonie tonale et de l’illusion sémiotique des cohérences algorithmiques. La musique revient à sa pureté de théâtre sonore. Lera Auerbach n’invente rien, mais imprime sa personnalité à tout avec efficacité et livre une œuvre forte, émouvante de bout en bout, magnifiée par l’orchestre et le chœur du Gewandhaus, l’un des plus beaux sons musicaux au monde, sinon le meilleur. Il est vrai qu’il y a matière à des effets saisissants avec l’orchestre, les percussions, le grand chœur, les voix chuchotées, le violoncelle et le quatuor vocal.
Cette 6e symphonie, par son ampleur, par son aboutissement musical, ne pâlit pas devant la célèbre 10e symphonie de Dimitri Chostakovitch, même si elle n’a pas la même virtuosité dans la composition des détails et des textures sonores, la combinaison polyphonique des voix instrumentales, qui sont là exceptionnelles. Une œuvre sans sarcasme ni dérision, mais toujours avec cette tension dramatique, cette inquiétude, ce dépôt expressionniste, et un extraordinaire dernier mouvement, lequel de danse populaire à marche triomphale devient un second sacre du printemps, avec aussi cette évocation discrète des mécaniques futuristes.
Deux triomphes en une soirée, difficile de demander plus.
À propos, nous pensons que la propagande de guerre froide atlantiste instrumentalise et donc dessert la musique de Chostakovitch qui ne fut jamais un martyr du stalinisme ni un opposant à Staline. Il est aussi bon de rappeler que des grands traumatismes du peuple soviétique, le stalinisme vient loin derrière la guerre civile (avec intervention étrangère) qui a suivi la révolution d’Octobre et surtout la violence et la barbarie de l’invasion nazie, dont d’ailleurs les parents de Lera Auerbach ont souffert.
La radio MDR enregistrera les Grands Concerts des 11 et 14 janvier 2024. La diffusion aura lieu en différé le 26 janvier 2024 à partir de 20h05 sur MDR Klassik et MDR Kultur.
Jean-Marc Warszawski
25 décembre 2023
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Mardi 30 Janvier, 2024 14:59