musicologie

19 janvier 2024 — François Buhler. Histoire de la romance

La romance en Italie

Lorsque, parmi quantité de déclarations semblables, Le journal de Paris, affirme en 1795 que la romance est « le chant des Français », puis que le général Thiébault, dont la femme chantait des romances, écrit à son tour dans son livre Du chant et particulièrement de la romance paru en 1813 que celles-ci représentent « notre chant national » et que, suivant le mouvement, Fétis, (qui était belge) prétend lui aussi en 1830 (l’année où la Belgique proclame son indépendance) dans Curiosités historiques de la musique (p. 301) que « la romance appartient à la France », on peut s’étonner de ce qui nous paraît à première vue un manque d’information coupable, car pour nous, musicologues d’aujourd’hui, l’Italie peut elle aussi passer pour le pays d’élection de la romance, où elle n’a jamais cessé d’exister et d’avoir du succès, avec cependant cette énorme différence par rapport à la France et à l’Allemagne que bien peu ont eu l’occasion de s’en rendre compte vu le profond mépris dans lequel les professionnels de ce pays l’ont tenue dès l’origine ; si ce n’est en effet que dans les dernières années du xxe siècle que les musicologues italiens ont commencé à s’y intéresser, on ne peut guère reprocher leur ignorance de cet aspect de l’art italien aux Français de l’époque, même si les noms et la provenance de nombreux compositeurs ayant émigré sur leur sol au xviiie auraient dû leur mettre la puce à l’oreille. Divers facteurs ont joué un rôle dans cette méconnaissance de l’existence d’une romance italienne. Le plus important est sans doute que le plein développement de la romance italienne est plus tardif qu’en France, n’apparaît pas dès le début du xviiie siècle, mais plutôt à la fin de celui-ci, soit grosso modo comme en Allemagne, en Angleterre, en Scandinavie et en Russie. Puis il faut reconnaître que le terme même de romanza a eu de la peine à faire son chemin puisqu’il avait à lutter contre davantage de dénominations que dans les pays voisins, telles que les arie, ariette, notturni, canzoni, canzonnette, serenate, duetti, trii et autres, quand elle ne se cachait pas même sous des genres à la mode telles que bolero, tarantella, rondò, ou lamento.

Aussi faut-il se méfier lorsque les voyageurs étrangers traversant l’Italie au cours du xviiie siècle nous disent que dans la rue même le boulanger et le maçon fredonnent des « airs d’opéra » toute la journée. Il n’existe probablement aucun domaine en musique où l’on puisse se fonder sur la terminologie. Pendant toute l’histoire de la romance, il y aura d’ailleurs interpénétration entre ces différents genres, de sorte que les critères permettant de différencier aria et romance (en Italie, il suffisait parfois qu’une aria soit courte et de tempo lent pour qu’on l’appelle romance), ou surtout romance et chanson, resteront toujours plus flous qu’en France. Autre différence essentielle avec notre pays, on ne trouve guère de compositrices en Italie, ni même de parolières, à moins que l’on s’avance très loin dans l’histoire du genre avec la poétesse Ada Negri (1870-1945), première femme à entrer à l’Académie italienne en 1940. Les femmes étant tenues à l’écart du développement de la romance, elles ne peuvent contribuer largement à sa diffusion comme c’est le cas en France. De plus, en ce qui concerne les hommes, les poètes spécialisés uniquement dans ce genre sont nombreux, mais souvent anonymes ou alors très médiocres de sorte qu’aucun d’eux n’est parvenu à une grande renommée. Il est même possible de soutenir qu’ils ont desservi la romance et contribué à la faire mépriser plutôt qu’ils ne l’ont aidée à s’imposer et l’on peut en dire autant des compositeurs. La grande renommée que certains musiciens ont réussi à acquérir ne tient donc pas à leur activité de compositeurs de romances, mais aux autres genres de musique qu’ils ont abordés, l’opéra bouffe en premier lieu, où la romance ne joue aucun rôle1, ou aux autres fonctions qu’ils ont occupées, leur talent sur l’instrument dont ils jouaient et la musique qu’ils écrivirent pour lui, ou, au xixe surtout, la pratique de la direction d’orchestre :

Michele Rachelle (178?-186?) ; Giovanni Rossi (1828-1886) ; Angelo Mariani (1838-1914) ; Luigi Mancinelli (1848-1921) ; Pier Adolfo Tirindelli (1858-1937) ; Arturo Toscanini (1867-1957) et bien d’autres.

Pier Adolfo Tirindelli, Sogna... anima mia, Roberta Canzian (soprano), Roberto Bertuzzi (pianoforte).
Pier Adolfo Tirindelli, O primavera, Akikawa Masafumi (ténor), Kojima Sayaka (piano), Salle Izumi Hall, Osaka, 31 apût 2021.

Par conséquent, nous ne citerons pas ici les noms de ces innombrables compositeurs et poètes mineurs, ce qui serait extrêmement fastidieux et n'aurait d’intérêt que pour montrer à quel point la romance a eu du succès en Italie malgré le dédain des professionnels, mais le lecteur intéressé trouvera leurs noms dans les ouvrages de Sanvitale cités dans la bibliographie. Parmi les artistes mieux cotés, et après les compositeurs nés au xviiie siècle comme Luigi Cherubini (1760-1842) ; Luigi Zamboni (1767-1837) ; Antoine Lamparelli (1767-1832) ; Gaspare Spontini (1774-1851) ; Giuseppe Blangini (1781-1841) et Piero Antonio Coppola (1793-1876), dont la carrière s’est essentiellement déroulée en France et parfois en Allemagne ou en Autriche, tous sont des compositeurs nés au xixe, comme Luigi Gordigiani (1800-1860), « le Schubert italien », un des premiers à composer ses romances sur des chansons populaires et qui laisse près de 400 partitions...

Luigi Gordigiani, Ave Maria, Yevheniia Provorova (soprano), Leonid Shapovalov (piano).

... Vincenzo Gabussi (1800-1846) que l’on appelait « le nouveau Schubert »...

Vincenzo Gabussi, La rimembranza, Bruce Ford (ténors), Jennifer Larmore (mezzo_soprano), David Harper (piano).

... Gaetano Corticelli (1804-1840) ; Alessandro Nini (1805-1880) ; Giuseppe Biletta (1810-1894) ; Antonio Buzzolla (1815-1871), dit le « Schubert de la lagune » parce qu’il mettait en musique des textes en dialecte vénitien ; Fabio Campana (1819-1882) ...

Giuseppe Biletta, Una memoria, Barbara Vignudelli (soprano), Stefano Malferrari (piano).
Antonio Buzzolla, Il gondoliere: L'omo, Tiziana Zoccarato (soprano), Edoardo Lanza (piano).
Fabio Campana, Pour toi, Bruce Ford (ténor), David Harper (piano).

... Vincenzo Robaudi (1819-c.1883) ; Angelo Mariani (1821-1873) ; Giovanni Bottesini (1821-1889) ;   Federico Vellani (1822-1907) ; ... Luigi Arditi (1822-1903) ...

Giovanni Bottesini, Tutto che il mondo serra for soprano, Lisa Johansson (soprano), Sverker Rundquist (contrebasse), Haike Dietrich (piano).
Federico Vellani, Le rocher des aveux, Barbara Vignudelli (soprano), Stefano Malferrari (piano).
Luigi Arditi, Il bacio, Pretty Yende (sopreno), James Vaughan. (piano). Verbier 2017.

... Stanislao Ronzi (1823-1893) ; Antonio Samperi (1828-1893) ; Antonio Albanese (1828 ou 1829-1800 ou 1803) ; Ciro Pinsuti (1829-1888) ; Gaetano Braga (1829-1907) ; Clito Moderati (1830-1907).

Puis des compositeurs plus tardifs qui sortent encore davantage que les derniers nommés du cadre temporel de cet article, mais qui méritent d’être mentionnés pour le rôle important qu’ils ont joué dans le développement ultérieur du genre : Leopoldo Mililotti (1835-1911) ; Francesco Capponi (1840-1900) ; Nicolò Celega (1844-1906).

Puis les deux monstres sacrés de la romance italienne, Luigi Denza (1846-1922) et surtout Francesco Paolo Tosti (1846-1916)2 curieusement nés la même année, ayant vécu la plus grande partie de leur vie en Angleterre en ne se consacrant presque qu’à ce genre sur des textes de qualité (surtout Tosti) autant en français ou en anglais qu’en italien.

Francesco Paolo Tosti, A vucchella, Luciano Pavarotti (ténor), rchestra del Teatro Comunale di Bologna, sous la direction d'· Anton Guadagno.
Francesco Paolo Tosti, Tristezza, Jose Carreras (ténor), Lorenzo Bavaj (piano).

Augusto Rotoli (1847-1904) ; Alfredo Catalani (1853-1893) ; Arturo Buzzi-Peccia (1854-1945) ; Francesco Frontini (1860-1939) ; Stanislao Gastaldon (1861-1939)3 ; Francesco Cilea (1866-1950) ;  Pier Adolfo Tirindelli (1878-1937) ; Ottorino Respighi (1879-1936) ; Gabriele Sibella (1880-?) ; Riccardo Zandonai (1883-1944), Gaetano Emanuel Calì (1885-1936) ; Luigi Gerussi (1891-1942) ; Renato Bellini (1895-1957),  qui sont bien les derniers compositeurs de qualité pour lesquels on parle encore de « romances ». Car dès le dernier quart du xixe siècle, on a déjà versé dans la « chanson », la canzone napoletana4 par exemple, un genre encore très proche de la romance et souvent assez remarquable ou alors, hélas, la chanson de variété, beaucoup plus populaire, avec la dramatique chute de niveaux que cela implique, sauf exception.

Le mépris dans lequel on a toujours tenu la romance en Italie, même à cette époque (« un genre inférieur, voire franchement méprisable » selon les termes d’Ildebrando Pizzetti) a complètement déformé l’image que l’on se fait des grands compositeurs italiens qui ne sont pour la plupart des mélomanes que des compositeurs d’opéras alors que même les plus réputés d’entre eux ont accordé une partie de leur temps et de leurs efforts à la romanza da salotto, soit ouvertement et avec conviction dans de relativement nombreux recueils de romances comme Rossini (en particulier les Soirées musicales de 1835, des pièces déjà passablement exigeantes sous les noms de arie et duettl, sur des textes de Metastasio et Pepoli) et Donizetti (environ 250 à une ou plusieurs voix, souvent appelées ariette), ou quelques recueils seulement comme le jeune Cherubini (c’est-à-dire au XVIIIe encore), avec ses fameuses dix-huit romances sur « Estelle », puis Bellini, Mercadante, Verdi et Ponchielli, soit par les mêmes de façon plus dissimulée dans l’opéra. Même les véristes Leoncavallo, Mascagni et Giordano s’y prêteront et il n’y a pas jusqu’à Puccini qui y ait parfois eu recours, comme dans l’air « Torna ai felici di » des Villi. Dans ce contexte général de dénigrement systématique de la romance, un fait nous frappe : poursuivant la tradition des compositeurs de romances qui se sont exilés en France au XVIIIe, un grand nombre de compositeurs tentés surtout, voire exclusivement par la romance, s’exilent au xixe dans des pays où elle est appréciée, en France toujours, en Russie, en Angleterre (ou même jusqu’aux États-Unis) plutôt que de rester, condamnés à l’insuccès, dans le pays de l’opéra. Ce mépris pour la romance allait même jusqu’à ne pas utiliser ce terme pour les œuvres qui y correspondaient. Il provenait du reste souvent de personnes qui ignoraient tout de la romance italienne et qui se seraient peut-être enthousiasmés pour elle s’ils en avaient entendu quelques-unes, de Tosti par exemple dont la simplicité et la sincérité nous changent agréablement des outrances occasionnelles de l’opéra séria, même s’il en subit lui aussi l’immanquable influence. Malgré les mises en garde répétées pendant l’Ottocento que ce trésor populaire allait disparaître si on ne s’en occupait pas, il a fallu attendre 1986, date du premier Convegno de l’Istituto Nazionale Tostiano, pour que l’on s’avise enfin de collecter cette production et de la réhabiliter. Un homme, toutefois, joua le rôle de pionnier dans ce domaine, Leone Sinigaglia (1868-1944) qui, encouragé dans cette tâche par Dvořák (et non par des Italiens), recueille environ 500 romances et chansons populaires anciennes, mais n’en publie que trente-six pour chant et piano en trois éditions de deux fascicules chacune, en 1914, 1921 et 1927-1928.

Bibliographie sélective

AUTORI VARI (a cura di FRANCESCO SANVITALE), La romanza italiana da salotto, EDT, Torino, 2002, ISBN 88-7063-615-1.

LUPO BETTINA, « Romanze, notturni, ariette nel primo Ottocento », La Rassegna musicale, XIV, marzo 1941, p. 81-95.

SANVITALE FRANCESCO, Francesco Paolo Tosti. Vita e opere, EDT, Torino, 1991, ISBN 88-7063-094-3. 

SANVITALE FRANCESCO e MANZO ANDREINA, Il canto di una vita. Francesco Paolo Tosti, EDT, Torino, 1997, ISBN 88-7063-250-4. 

Notes

1. Quant à l’introduction de la romance dans l’opéra séria, c’est même à un compositeur d’origine allemande ayant débuté sa carrière avec des lieder qu’on l’attribue traditionnellement, Simon Mayr (1763-1845), vers 1810.

2. Francesco Paolo Tosti (Ortona, 9 avril 1846 – Rome, 2 décembre 1916), est un compositeur particulièrement talentueux, auteur d’au moins 350 romances, voire de plus de 500 selon d’autres sources, mais à qui l’on doit tout de même quelques pièces sacrées ; il se transfère en Grande-Bretagne en 1875, où il est nommé maître de chant de la famille royale et anobli en 1908 par le roi Édouard VII tandis que son ami Luigi Denza devient codirecteur de la Royal Academy of Music de Londres. Comme le rappelle Francesco Sanvitale dès l’avant-propos de son livre sur la romance italienne cité dans la bibliographie, c’est par l’œuvre de Tosti que débute en Italie à la toute fin du XXe siècle l’étude et la revalorisation de la romance.

3. Stanislao Gastaldon (Turin, 8 avril 1861 – Florence, 6 mars 1939) a écrit environ 300 romances dont une seule, Musica proibita (Musique interdite, 1881) est encore chantée de nos jours ; ilétait également parolier à ses heures sous le pseudonyme de Flick-Flock.

4. Mario Pasquale Costa, nom de scène de Pasquale Antonio Cataldo Maria Costa, Tarente, 24 juillet 1858 – Monte-Carlo, 27 septembre 1933), pianiste et ténor, également compositeur de nombreuses opérettes ; Eduardo di Capua (Naples, 12 mars 1865 — Naples, 3 octobre 1917), chanteur, l’auteur de O Sole moi, composé à Odessa !; Enrico De Leva (Naples, 18 janvier 1867 – Naples, 28 juillet 1955) ; Salvatore Cardillo (Naples, 20 février 1874 - New York, 5 février 1947) ; Enrico Cannio (Naples, 10 janvier 1874 – Naples, 30 janvier 1949), pianiste et chef d’orchestre ; Ernesto de Curtis (Naples, 4 octobre 1875 - Naples, 31 décembre 1937), compositeur, plus de 100 canzoni/canzonette/romanze.

 Françoic Buhler 19 janvier 2024
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