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25 juin 2024 — Jean-Marc Warszawski

D’opéra en mystère : Leipzig en a Bach

Die ApokalypseDie Apokalypse, Opéra de Leipzig. Photographie © Marco Borggreve.

Opéra de Leipzig, 10 juin 2024. D’abord cet opéra que Bach n’a jamais composé, « Die Apokalypse », imaginé par Opera2Day et le Nederlandse Bachvereniging. Ce devait être un des moments culminants de ce Bachfest 2024, deuxième année du tricentenaire du fonctionnariat de Johann Sebastian Bach à Leipzig. La composition, à partir de musiques du célèbre Kantor, fut confiée à Panos Lliopoulos, le livret à Thomas Höft. Le projet était des plus excitants, qui plus est avec le magnifique Opéra de Leipzig comme lieu de création. En effet, les cantates de Johann Sebastian Bach ne sont-elles pas en elles-mêmes des opéras en puissance, dans leur succession d’arias, de récitatifs, de duos, de chœurs, de chorals pour un certain nombre d’entre elles, d’intermèdes musicaux, sans parler des grands formats de la Johannes-Passion, de la Matthäus-Passion, de la Markus-Passion, dont la musique a totalement disparu, mais dont on conserve le livret. On peut ajouter comme argument en faveur de ce projet, la théâtralité générale de ses musiques qui lui fut d’ailleurs reprochée au regard de la nécessaire décence à l’office.

Die ApokalypseDie Apokalypse, Opéra de Leipzig. Photographie © Marco Borggreve.

Ce fut en fait une déception. Pas au point de prendre ses jambes à son cou pour sauver la soirée dans un des bars chaleureux dont Leipzig ne manque pas, mais après un premier acte assez ennuyeux, une petite partie du public n’a pas repris place après l’entracte, ce qui est tout de même un manque de curiosité. Il est assez difficile de dire pourquoi cela n’a pas vraiment marché, et de trouver une faiblesse qui aurait terni l’ensemble, en fait cohérent : un manque de niveau sur tous les paramètres, mais qui n’en fait pas un spectacle désagréable, loin de là.

Nous pensons que ce trop moyen niveau à tous les points de vue tient à une faiblesse globale de conceptualisation. Le sujet est discutable dans le choix de la petite épopée de Jan van Leiden, protagoniste hollandais, au début du xvie siècle, de la révolte anabaptiste de Münster. Choisir un sujet hollandais, parce qu’on est hollandais, pour coller à la musique de Johann Sebastian Bach, est une rhétorique artificielle (avec un décalage de deux siècles). Le livret est également en défaut qui tente une reconstitution historique précise, plutôt que la stylisation. Il y a trop de personnages, de complications desquelles il est difficile de tirer une ligne dramatique et d’en dégager un souffle de passions humaines. Plus malheureuse encore est la manière de traiter le sujet, une poignée d’illuminés habités de bons sentiments, entraînant derrière eux la population, puis devenant une bande de soudards sans foi ni loi, pour finir défaits, suppliciés et exécutés par les forces au service du prince-évêque reprenant la ville. Cela est trop superficiel, surtout qu’on y fait une comparaison explicite avec les talibans. Or, les talibans n’ont jamais eu de bonnes intentions, ces bandes ont été armées et entraînées par les États-Unis pour déstabiliser la région et n’ont jamais été battues. Elles imposent en Afghanistan une politique inhumaine qui ne dérange pas grand monde. Il y avait une autre matière de modeler ces temps terribles de misères, de famines, de guerres, de révoltes, pour les peuples de la petite Europe occidentale confrontés à un renouvellement « marchand » de la féodalité du xvie siècle.

Die ApokalypseDie Apokalypse, Opéra de Leipzig. Photographie © Marco Borggreve.

La mise en scène et la direction d’acteurs sont empreintes de ce même manque d’ambition ou de niveau. Nous assistons plutôt à une succession de tableaux qu’à une véritable construction scénique donnant vie et mouvement. On se demande même pourquoi on active le fameux plateau tournant de l’opéra de Leipzig : un effet gratuit. Les scènes d’ensemble donnent un sentiment d’amateurisme ou de brouillage, parce que là encore on a choisi le réalisme au lieu de la stylisation, et que les choristes ne sont ni des acteurs ni des danseurs. Ces scènes paraissent surjouées.

L’orchestre est impeccable, le chœur excelle et le reste même en jeu d’acteurs, ce qui doit être un peu compliqué dans les polyphonies, les voix solistes sont bien caractérisés, même si quelques-unes n’ont pas la puissance de projection pour passer clairement hors de la cage de scène et au-dessus d’un orchestre qui aurait pu parfois baisser en intensité. Personne ne démérite, et les solistes emportent les suffrages du public, particulièrement Florian Sievers (Jan van Leiden) et Georgia Burashko (Dieuwer Brouwersdochter).

Dans le fond, imaginer que les successions de récitatifs, arias duos, chœurs et que les figurations musicales (effets musicaux ou silences dramatisants) dans les cantates et surtout dans les passions de Johann Sebastian Bach seraient des éléments menant à l’opéra, est peut-être une vue de l’esprit, parce que dans un cas la musique prévoit des actions scéniques et dans l’autre pas. Cela veut dire qu’il aurait peut-être fallu penser le rapport de ce qui est dit et de ce qui se passe sur scène.

Enfin les premier et dernier tableaux montrent de manière réaliste trois cages suspendues dans lesquelles sont enfermés les corps sanguinolents de suppliciés, alors que le peuple clame « Wir sind das Volk ». À Leipzig, ce me semble un peu déplacé, où on tire quelque fierté du fait qu’il n’y a eu aucune violence dans les grandes manifestations de 1989 sous ce même mot d’ordre.

Leipzig avait pourtant un sujet taillé sur mesure avec Carl Friedrich Goerdeler qui fut maire de la ville de 1930 à 1937 quand il démissionna après que les nazis aient détruit la statue de Felix Mendelssohn érigée devant le Gewandhaus. Il fut exécuté en 1945. Là on se serait rapproché d’une chose de mieux adaptée à la passion. Justement, la passion…

Johannes-PassionJohannes-Passion, Peterskirche Leipzig, 15 juin 2024. Photographie © Bacharchiv.

Le 15 juin, dans la mise en scène de la Johannes-Passion, pour le chœur Vox Bona et l’ensemble instrumental BonnBarok, sous la direction de Karin Freist-Wissing, Jan Bammes (récemment décédé) a une tout autre démarche : il ne vise pas l’opéra, mais le mystère.

Friedrich Nietzsche n’écrit-il pas que Johann Sebastian Bach steht an der Schwelle der europäischen (modernen) Musik, aber schaut sich von hier nach dem Mittelalter um / se tient au seuil de la musique européenne (moderne), mais de là tourne les yeux vers le moyen âge ?

Une estrade carrée occupe presque tout le transept de l’église Saint-Pierre, les spectateurs l’entourent, plus nombreux évidemment côtés chœur et nef où il y a plus de place que sur les côtés nord et sud. L’orchestre est en retrait, dans l’encoignure du transept et du chœur, la cheffe est perchée sur une tribune surplombante et des écrans sont placés de sorte que les chanteurs puissent la suivre, quelle que soit leur position dans les déplacements scéniques. Il faut évidemment que l’acoustique s’y prête, elle s’y prête, et tout est parfaitement audible, avec de saisissants effets de proximité ou d’éloignement, car si les solistes évoluent essentiellement sur le podium, de face, de dos ou de profil selon les cas, le chœur est réorganisé autour du plateau (les choristes sont alors tout proche du premier rang de spectateurs), ou à ses quatre coins. Leur jeu, réduit à des attitudes stylisées, est efficace et sans brouillage visuel.

Johannes-PassionJohannes-Passion, Peterskirche Leipzig, 15 juin 2024. Photographie © Bacharchiv.

L’aspect faussement rudimentaire des costumes et des accessoires des solistes (les choristes sont simplement en habit de ville), convient parfaitement au projet de mystère modernisé en happening, cultivant un effet de complicité avec le public. Cela fonctionne d’autant mieux que les voix, choristes comme solistes, sont de toute beauté, soutenues par un excellent ensemble orchestral aux magnifiques sonorités et traits solistes. Le dernier choral « Ach Herr, lass dein lieb Engelein » a cappella, suivi d’un long silence, fut particulièrement émouvant, avant les acclamations du public.

plume_07 Jean-Marc Warszawski
24 juin 2024
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Mardi 25 Juin, 2024 13:50