musicologie

17 mai 2023 — Jean-Marc Warszawski

Quand Mozart traversait la Suisse : enquête

René Spalinger, Quand Mozart traversait la Suisse  : un tableau historique, culturel et musical, richement illustré. Slatkine, Genève 2022 [712 p. ; ISBN 678-2-8321-1115-4 ; 45 €].

Bien que tout ce qui peut être écrit sur la grande tournée de 1763-1766 des Mozart l’ait été, y compris sur le retour par la Suisse, traversée du 20 août au 20 octobre 1766, avec ses arrêts et parfois concerts à Genève, Lausanne, Berne, Zurich, Winterthour, Schaffhouse, ce volumineux ouvrage ouvre à nouveau ce dossier pourtant assez mince.

La lettre que Leopold Mozart adresse, le 10 novembre 1766, à Lorenz Hagenauer, son propriétaire et en partie financeur de la tournée, est peu diserte sur ce trajet. Peut-être n’y avait-il pas grand bénéfice à tirer de ce coyage, dont le but, outre l’aspect financier, était de préparer l’avenir de ses enfants, de gagner le réseau de l’aristocratie de la petite Europe des grandes cours princières, là où se nouent les influences, se fabriquent les renommées, se trouvent les protections et les soutiens financiers, et les emplois de qualité. Grimm prévit même que les jeunes musiciens, disputés par les cours princières, ne resteraient pas à Salzbourg.

Dans ses lettres à Hagenauer, Leopold s’étend sur cette aristocratie devant laquelle Wolfgang Amadeus et Maria Anna (Nannerl), se produisent, aimant jeter de la poudre aux yeux de son correspondant, laissant croire qu’ils sont des hôtes d’honneur, presque à égalité avec les maîtres et dans les confidences courtisanes, ou en évoquant les célébrités de rencontre.

Cette lettre du 10 novembre 1766 a été lue par les érudits à l’endroit et à l’envers. Leopold Mozart y fait la louange du prince Louis de Wurtemberg, à la demande expresse duquel et de quelques autres aristocrates que l’épistolier ne manque pas de citer, les Mozart auraient fait halte à Lausanne, alors qu’en chemin pour Berne, il n’était pas de leur projet d’y séjourner.

La presse locale de l’époque a été décortiquée, des correspondances privées sorties des cartons d’archives, de même des comptes ménagers, qui ont permis, grâce à l'enregistrement d'achats de billets d’entrée, de dater certains de ces concerts.

Ce voyage en Suisse a donné lieu à de la littérature érudite, comme Die Familie Mozart in Zürich (Max Fehr, Kommissionsverlag Hug & Co Zürich Leipzig 1942), Mozart à Lausanne en 1766 (Jacques Burdet, Revue historique vaudoise [61] 1953, p. 105-121), ou Die Reise der Familie Mozart durch die Schweiz (Lucas E. Staehelin, Francke, Bern 1968), ouvrage pour lequel l’auteur reconnaît sa dette, où encore le projet « Itinéraire suisse de Mozart », animé par la claveciniste Christina Kunz, qui consiste, dès 2006 (250e anniversaire de la naissance de Mozart), à poser des plaques commémoratives le long du trajet helvète des Mozart, mais aussi à organiser des concerts, des excursions et des balades à vélo.

À cela, René Spalinger ajoute une ambition : donner un instantané exhaustif de la Suisse en 1766. Il a rassemblé une impressionnante documentation, plus de deux cents références bibliographiques, cent-cinquante illustrations, quelque mille personnages évoqués…

L’auteur a suivi toutes les pistes qui se sont offertes, depuis l’origine souabe du nom « Mozart » au xive siècle, jusqu’à la descendance du compositeur, l’histoire des villes traversées, le calvinisme, le catholicisme, la vie de personnages importants et de quelques secondaires, la vie musicale, la vie théâtrale, les impressions de voyageurs illustres, l’histoire des orgues, la Confédération helvétique… Les mots, les personnes, les idées ont été pistés, bien en deçà et au-delà de l’automne 1666 entre Genève et Schaffhouse et de la famille Mozart. Si le sujet est souvent noyé par trop d’érudition un peu sauvage, il est fait ici le point le plus récent sur ce que fut ce voyage, agrémenté d’une très riche iconographie.

Une caractéristique de ce récit est d’être presque entièrement constitué de citations, l’auteur intervenant peu de sa propre écriture. Peut-être pour effet de véracité, d’objectivité, de couleur historique, ou reconstruction historique ? (ce qui est impossible),

C’est un livre soigné, à la hauteur de la renommée Slatkine, avec un apparat critique et des index de grande qualité.

Pour ce qui est de l’historiographie, cet ouvrage est problématique à plusieurs titres, par son positivisme structurant.

On a l’habitude d’opposer l’histoire qui montre à celle qui explique, c’est à dire, l’exposition des faits et le point de vue de l’auteur. Mais ici, le sujet est noyé par la vague de ce qui est montré. Cela pourrait même porter l’illusion qu’une masse de références historiques pourrait valider les suppositions de l’auteur cherchant à compléter ce que l’on sait de manière avérée avec ce que l’on ne sait pas vraiment ou du probable.

Le positivisme mène à penser que les choses ont en soi leur vérité, et qu’il suffit de les exposer dans un ordre judicieux, comme dans un musée. En réalité cela n’a pas de sens, sinon esthétique, car le sens est toujours une opération idéologique. Si l’historien n’explicite pas son point de vue, n’élabore pas un questionnaire et des choix de mise en cohérence, pour fouiller, organiser, surtout penser la documentation, le lecteur est alors devant une difficulté de lecture de compréhension, et de cohérence. Surtout avec l’avalanche de citations dont beaucoup ne sont pas utiles.

Nous connaissons le plaisir de la bibliothèque et de l’archive, le fil-en-aiguille de la curiosité qui nous mène parfois loin de notre sujet. Mais il faut élaguer et faire des choix. Or, René Spalinger semble avoir eu beaucoup de mal à faire ces choix, comme s’il voulait partager son plaisir et ses étonnements d’au long de ses lectures préparatoires. Ce qui donne une impression de permanentes digressions, de saut-mouton et d’éloignement du sujet.

De plus, il convient d’évaluer et de critiquer la documentation que l’on utilise et de la croiser si possible. Bien entendu, si on exhume les comptes ménagers de Salomon de Charrière de Sévery, et qu’on y découvre l’achat de places au 15 et 18 septembre (1766), c’est pain béni. Mais si on cite les lettres de Leopold Mozart, on est dans un autre type de document qu’il convient de critiquer, car il est un témoin très particulier, qui met en avant ce qui valorise ses enfants et n’écrit qui leur serait négatif, semble tout de même vouloir épater son correspondant. De plus, il n’est qu’un témoin, et donc partiel et orienté. Citer abondement ne règle pas le problème, car il y a la citation en soi, objet historique, et ce qu'elle relate... là on n'a pas intérêt à tout prendre pour argent comptant.

Enfin, nous ne sommes pas convaincu que ce voyage ait été mis dans le décor vivant de ce que fut la Suisse à l’automne 1766 (une grande partie du livre traite d’autres sujets plus anciens, ou futurs) et que cela ait impacté concrètement, d’une manière ou d’une autre le voyage des Mozart, qui certes ont vu des paysages, visité des villes, mais aussi ont eu le souci de se loger, de se nourrir, de veiller à leur toilette, aux conditions du voyage, de l’entretien d’un cocher, d’une voiture, de relayer les chevaux, de travailler la musique (sur quels instruments ?), etc. Ils ont rencontré des gens, de quoi parlaient-ils (à Genève, certainement des troubles civils), que faisaient-ils de leurs loisirs, etc.

Cela n’est pas documenté, mais à l’aide de relations de voyages, de concerts, de journaux d’époque, il aurait été possible d’imaginer un tel voyage type, et de construire une fiction qui en aurait peut-être plus dit sur le quotidien de ce voyage. C'est un autre questionnaire.

 Jean-Marc Warszawski
17 mai 2023
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