musicologie

Palau de les Arts Reina Sofía, València, samedi 29 avril  2023.

Kurwenal et Brangäne à Valencia

Tristan et Isolde, Palau de les Arts Reina Sofía, València. Photographie copie d'écran.

Une série de représentations de Tristan et Isolde, c'est toujours un événement, tant ce chef d'oeuvre a marqué l'histoire de la musique et suscite-t-il, toujours et encore, des passions. D'autant plus quand elle n'était pas présentée scéniquement à Valencia depuis 1976 (il y eut apparemment une présentation semi-scénifiée il y a une dizaine d'années). Les entrées étaient donc épuisées et l'expectation, grande.

Et comme Les Arts voulaient s'assurer d'un grand succès, il avait fait appel pour les rôles-titres à des chanteurs expérimentés, de ceux qui ne se laissent pas effrayer par un orchestre déchaîné...

Avantages et inconvénients d'être « expérimenté »

Stephen Gould, qui incarnait Tristan, a chanté sur toutes les scènes qui comptent dans le monde de l'opéra wagnérien. Il n'a plus rien à prouver en ce sens. Ou plutôt, il doit prouver qu'il peut encore chanter sur ces scènes prestigieuses... Il est toujours vaillant, il sait doser son énergie, mais son fort vibrato est inévitable et parfois très très envahissant. On dirait même qu'il y a des soupçons de manque de justesse – soupçons constants et qui finissent par être très gênants, surtout au troisième acte... À cela, ajoutons la construction d'un personnage assez bourru (il est difficile de savoir quelle est la responsabilité des directions scénique et musicale en ce sens, mais voir qu'il tape la main de Kurwenal comme un joueur de foot lorsque celui-ci vient de rembarrer Brangäne, tient presque du contresens quand on sait que ce même Tristan doit accepter de boire le philtre à la fin du même acte). Ses interventions du troisième acte se limitent à une dualité « ou gémissant ou en colère », sans aucune nuance entre les deux, et se hissant même, vaillant comme un dindon, peu d'instants avant l'arrivée d'Isolde...

Isolde était incarnée par la non moins expérimentée Ricarda Merbeth, qui a chanté souvent à Opéra Bastille. Son vibrato est aussi très prononcé, mais son sens artistique est indéniable. Elle sait gérer les aigus et ses graves sont aisés. Elle connaît bien son personnage, et quand l'orchestre le lui permet, elle est capable de nuances, comme lorsqu'elle essaie de convaincre Tristan de boire le philtre. Il n'est pas possible de dire qu'elle a fait une grande Isolde, mais si une Isolde de bon aloi,  elle a bien défendu le rôle, et, en ce qui la concernait, le spectateur a pu entendre la partition. C'est déjà beaucoup.

Décevant le Marke de Ain Anger. Lorsqu'il chantait Hundig sous la direction de Kent Nagano au Théâtre des Champs-Élysées, il y a onze ans, sa voix était souveraine, sombre, puissante... Hier, à Valencia, c'était en effet une voix de vieillard, où le vibrato remplaçait la noblesse. Un vibrato encore plus prononcé que celui de Stephen Gould. Et pas plus de nuances, dans son monologue qui n'était que plaintif de bout en bout.

Par contre, Kostas Smogirinas, au vibrato serré, au joli timbre, vaillant, même si son volume est peut-être moindre que ceux de ces camarades, a fait un notable Kurwenal. Dommage que les gestes imposés par la mise en scène soient un chouilla répétitifs au troisième acte.

Mais c'est avec la Brangäne de Claudia Mahnke que nous avons senti le vrai pouvoir de la musique wagnérienne. Quel joli timbre, quelle facilité dans l'emission, quelle capacité de nuance, quelle belle composition de son personnage, suivante aimante de sa maîtresse, écrasée par le poids de la responsabilité. Ses interventions pendant le duo d'amour furent d'une justesse, d'une délicatesse, et d'une intensité rarement écoutées. Sa dernière note, de piano a pianissimo, lors de ces interventions, reste en mémoire.

Il est important aussi de signaler la bonne tenue des rôles de Melot, Timonier, Marin et Berger par Moisés Marín, Alejandro Sáncher et  Martin Piskorski respectivement. Tous les trois bien en voix et crédibles dans leurs personnages.

Tristan et Isolde, Palau de les Arts Reina Sofía, València. Photographie copie d'écran.

Un bel orchestre pour un chef irrégulier

L'Orchestre de la Comunitat Valenciana a une excellente réputation, non usurpée. Elle sonne en effet très bien, précise et onctueuse. Mais malgré le renfort des cordes (avec jusqu'à 8 contrebasses) ce sont les sonorités des cuivres que son actuel chef titulaire, James Gaffigan, fait ressortir.

Les différents solistes, en particulier le hautbois, le violon et – bien sûr – le cor anglais (qui monte sur scène pour saluer à la fin de la représentation), sont impeccables et intenses.

Pourtant Gaffigan est peut-être trop jeune pour donner une vraie vision de l'œuvre. Je n'arrive pas à saisir ce qu'il veut faire de son prélude, puis il semble se contenter de gérer la masse orchestrale pendant tout le premier acte, en élève appliqué mais sans génie.

Et si au deuxième acte, comme par enchantement, tout semble être en place, en montrant toute la palette d'émotions contenues dans la partition, dès l'arrivée du Roi Marke, nous revenons à une certaine platitude.

Le troisième acte ne remontera pas la pente. Peut-être par manque d'un ténor plus subtil (ou est-ce l'inverse, le ténor qui n'a pas été gâté par un chef sans imagination?), tout se résume à une alternance entre forte et piano, sans plus de nuances. Puis, Isolde, Melot, Marke et tutti quanti arrivant, le forte gagne en ampleur, ne se contrôle plus et devient bruit. De sorte que le fameux final de mort d'amour, le « Doux et calme » (« Mild und leise ») d'Isolde est attaqué « Sonore et bruyant », et Ricarda Merbeth, qu'on a appelé pour sa capacité à surmonter les pires orchestres, montre qu'en effet elle a du coffre. Point de douceur.

Belle mise en scène

Comme souvent, la publicité et les articles de presse préalables aux représentations , avaient tablé sur quelques effets de mise en scène, en particulier sur une scénographie techniquement impressionnante.

L'amateur, devant une telle insistance sur le composant visuel, est toujours un peu méfiant...

D'autant plus que les œuvres de Wagner sont souvent les plus difficiles à mettre en scène. Pour reprendre les termes du musicologue Xavier Monforte, « l'action chez Wagner est toute intérieure », ce sont les remous de l'âme qui tiennent lieu d'action.

De ce fait, le risque est ou bien d'inonder la scène avec des actions parasites (souvent avec des va-et-vients injustifiés des chanteurs), ou bien de rester dans une immobilité que les néophytes vont détester.

Alex Ollé, avec Valentina Carrasco pour adjointe, n'encombre pas la scène de mouvements inutiles, et les acteurs-chanteurs évoluent au gré du discours wagnérien. Mais pour illustrer ces élans de l'âme, cette « action intérieure », il se sert de projections vidéo et de jeux de lumière fort réussis.

En effet, la création lumière de  Urs Schönebaum avec l'assistance de Nadia García réussit, entre contrastes et nuances, à mettre en valeur les différents moments, tandis que les projections de Franc Aleu renforcent – sans pourtant devenir envahissantes – le sens de plusieurs passages. Un point monotones au premier acte (la houle marine), c'est au deuxième acte surtout qu'elles deviennent un vrai renfort des différentes passions qui soutiennent le drame et la musique.

La scènographie de Alfons Flores, autour d'une sorte de demi-oeuf/lune qui pend sur l'action au premier acte, puis s'ouvre pour abriter l'action au deuxième, et devient rempart au troisième, se prête bien au drame dans ses différentes variations – et permet, comme nous le disions, de par l'exploit technique qu'elle suppose, d'alerter les journalistes et faire « le buzz » autour d'elle dans les journées qui ont précédé les représentations.

Quant à la direction d'acteurs, on ne sait jamais, dans le monde opératique, jusqu'où un chanteur s'est laissé guider ou pas, ni quels sont  les mérites (ou le démérites) du metteur en scène attitré ou de l'adjointe ou de l'assitant (ici Emilio López) ou du chanteur-acteur.  Le fait est que, si Claudia Mahnke (de nouveau elle) a composé un personnage tout à fait crédible et même intense (bien plus que la propre Isolde, par moments) et Ricarda Merbeth une protagoniste tout à fait acceptable, les trois personnages masculins, Tristan, Kurwenal et Marke, ne seront certes pas nominés pour le prix du meilleur acteur aux Molières 2023 (ou leur équivalent espagnol ou allemand, bien entendu).

Peu de chose à dire sur des costumes qu'on a déjà vus et revus du genre « atemporel mais nordique » aux couleurs sombres.

Bonne réception

Le public a reçu ses représentations avec enjouement, content sans doute de renouer avec le monde de Wagner qui avait quitté le théâtre valencien depuis quelques années.

Certes tout n'a pas été sensationnel, mais il est possible de parler, globalement, de réussite de Les Arts : reprendre un titre aussi emblématique, le faire dignement (et pour la première partie du deuxième acte, même avec panache), emplir la salle d'un public entre 25 et 85 ans, c'est déjà beaucoup. Peut-être aurait-il valu la peine de risquer un peu plus au niveau des chanteurs et modérer un peu plus le chef. Et là, sans doute les représentations auraient pu être mémorables.

 

Frédéric Léolla 2023
29 avril 2023, València

Tristan und Isolde, handlung en trois actes. Musique et livret de Richard Wagner. Mise en scène d'Alex Ollé (Fura dels Baus). Adjointe mise en scène, Valentina Carrasco. Assistant mise en scène, Emilo López. Scénographie, Alfons Flores. Costumes, Josep Abril. Création lumières, Urs Schönebaum. Assistant lumières, Nadia Garcia.Vidéo, Franc Aleu. Avec Stephen Gould (Tristan), Ain Anger (Roi Marke), Ricarda Merbeth (Isolde), Kostas Smoriginas (Kurwenal), Moisés Marín (Melot), Claudia Mahnke (Brangäne), Martin Piskorski (un berger, un marin), Alejandro Sánchez (timonier). Cor de la Generalitat Valenciana. Chef de choeur, Francesc Perales. Orquestra de la Comunitat Valenciana. Assistant direction musicale, Josep Gil Gil. Direction musicale, James Gaffigan.


Du même auteur : Don Pasquale à Palerme : seuls contre toutDon Giovanni à Valencia : passion et surtexte, Vamencia.


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Mardi 9 Mai, 2023 1:54