musicologie

4 mars 2023 — Jean-Marc Warszawski

Du nocturne

Nuit

Tout le monde le sait : John Field, compositeur irlandais installé à Saint-Pétersbourg a inventé le nocturne quand il a publié, dès 1812, une série de compositions intitulées « nocturnes ». Toutefois, dans une édition de 1815 à Leipzig, les deux premiers nocturnes furent présentés comme des « romances », pareil à Londres, en 1840, pour le neuvième.

Frédéric Chopin aurait donné airs et harmonies de perfection aux ébauches de John Field. C’est la formule de base à incruster dans les vitrines du musée historique de la musique. Tellement formulée et incrustée qu’on ose à peine se demander si John Field plutôt qu’avoir inventé un genre musical n’a pas en réalité trouvé une dénomination poétiquement suggestive et commercialement vendeuse pour des romances destinées au salon bourgeois : des mélodies chantantes sur des accords arpégés, d’une exécution abordable. Une chanson au piano en fait.

John Field, Nocturne no 1 en mi bémol majeur, par Benjamin Frith, 1990.

On imagine alors la famille réunie au salon, avec quelques amis, après le dîner. La cheminée tire bien, la fumée ne pique pas les yeux, la cire fondante des bougies ne dégueulasse pas les meubles : les bougeoirs sont de qualité. La fille à marier est exposée au piano. Elle joue quelques airs simplifiés d’airs favoris d’opéras, elle accompagne son frère à moustaches fières de lieutenant en permission qui chante quelques romances tristes et languissantes, mais aussi patriotiques après la dégelée au sens propre des troupes napoléoniennes. La vodka aidant, les yeux perlent quelques larmes. La nuit a envahi le crépuscule, fort à propos la mère demande à sa fille de jouer le tout nouveau nocturne en lui lançant une œillade pour l’inviter à se redresser. Saint-Pétersbourg après 1812.

Mikhail Glinka, Сомнение (Doute), sur un poème de Nestor Kukolnik, par Dmitri Khvorostovski, 2012.
Maria Szymanowska, Nocturne en si bémol majeur, par Natasha Stojanovska, 2022.
Mili Balakirev, Nocturne no 3, par Alexander Paley.

Le nocturne, n’est en musique ni un genre ni une forme, mais une désignation poétique suggestive, de la romance, romance sans paroles, fantaisie, moment musical, poème musical, prélude et pourquoi prélude à la nuit.

Le sentiment d’une poétique nocturne (avec musique) est très ancien, d’abord par la crainte que le soleil ne réapparaisse pas, ce qui a donné des offices hébraïques, encapsulées dans les liturgies chrétiennes des ténèbres qui émoustillèrent les classes dominantes du xviiie siècle allant se faire peur à jouer une nuit durant la résurrection, leçon après leçon, bougie après bougie jusqu’à la levée du jour salvateur.

Il y a aussi les sérénades et la Nachtmusik (musique de nuit), qui sont plutôt des divertissements. Le diversissement n'est-il pas une opposition à la mort ? Au moins un oubli, par la joie d’un instant, du dernier instant ?

Le nocturne n’est ni genre ni forme musicale, mais une suggestion poétique… Polysémique. La nuit est fêtes danses cotillons, frénésie mais aussi repos après les fureurs diurnes, silence, désarmement, abandon. Ce dont les démons profitent pour accabler les humains, car la nuit est aussi propice aux assassins (pas après minuit), aux vampires, aux morts-vivants, au règne de Méphisto, aux loups, surtout s'ils sont garous, mais aussi aux fées, aux feux follets, à l’intimité amoureuse. C’est pourquoi la poétique nocturne n’en est pas une et que les nocturnes musicaux ont des caractères si différents, que les émois de la nuit valent bien ceux du jour.

Piotr Illitch Tchaikovski, Romance en fa mineur, opus 5, par Sviatoslav Richter (piano).

Par contre, avec le regretté Michel Guiomar, nous pensons que la vraie poétique est celle du crépuscule, quand jour et nuit se disputent le bout de gras dans le ni jour ni nuit. Le crépuscule est indécis, les forces occultes en embuscade, les sacrements retirés des tabernacles, l’armée des ombres à l’affût, son état-major planifiant les attaques. Mais le philosophe évoque l'esthétique crépusculaire du prélude, parce que l’angoisse réside dans les incertitudes non pas dans le résolu : « c’est surtout avec Beethoven que ce prélude s’alourdit de signification crépusculaire, à la fois par sa puissance d’incertitude et par l’intensité du débat formel et psychologique qu’il précède et qu’il explique. »1

En fait, Michel Guiomar vise l’incertitude et les moyens de le rendre en musique. S’il n’évoque pas les nocturnes-romances de John Field, selon son écoute ceux de Frédéric Chopin seraient en rupture, par leur poids d’incertitude : « Ce poids d’incertitude crépusculaire est encore plus lourd et plus symptomatique dans les nocturnes de Chopin ; pas un seul qui ne soit troublé par une division constamment irrégulière des notes, 3, 5, 7, 11... »

Frédéric Chopin, Nocturne opus 9, no 1, en si bémol majeur, par Arthur Rubinstein.

[…] dans le nocturne no 1, en si bémol mineur, aux mesures 3, 4, 11, 12, 15, 16, 17, 18, 73, 74, 76, 78, 79, 80 sur 86 mesures ! Répartition d’ailleurs signifiante dont l’indécision sur un accompagnement régulier de deux groupes de six croches arpégées enserre ainsi toute la partie centrale comme si le musicien s’enfonçait dans la nuit, dans le nocturne et faisait retour au crépusculaire.2

Erik Satie, Nocturne no 1, par Jean-Yves Thibaudet.
Gabriel Fauré, Nocturne no 6, par Michel Dalberto.

____

1.Guiomar Michel, Principes d’une esthétique de la mort, Libraire José Corti, Paris 1967, p. 205.

2. Ibidem, p. 210,

 Jean-Marc Warszawski
4 mars 2023


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