musicologie

4 décembre 2023 — Jean-Marc Warszawski

Dansez valses et écossaises avec Franz Schubert

Schubert, Waltzes and Écossaises, Didier Castell-Jacomin (piano), Naxos 2023 (8.5741165).

Enregistré les 17-18 août 2021, Piano Auditorium, Rouen.

En 1815, le congrès de Vienne qui régla l’héritage des conquêtes napoléoniennes, entre les nations, royaumes et empires, transforma la ville en une des plus importantes capitales, qui plus est la capitale d’un immense empire. Bien que la censure y contrôla étroitement les spectacles et la police les cénacles artistiques, une culture optimiste de divertissement y fut encouragée, dont l’ouverture de salles de bal.

En 1816, âgé de dix-neuf ans, Schubert décide de quitter son emploi d’instituteur pour se consacrer au métier de musicien. Il a déjà composé 200 œuvres dans tous les genres : opéras, messes, quatuors à cordes, symphonies, Lieder, dont Marguerite au rouet, un coup de génie qui offre un modèle de perfection à la mélodie ou romance germanique, qu’on nomme sans traduire Lied, en raison de l’esthétique particulière. Il a aussi composé des danses : plus de soixante menuets pour quatuor à cordes et pour piano, il en ajoute cinq en cette année 1816, en ajoutera un dernier en 1818, le menuet étant devenu désuet, de même les danses allemandes (Deutsche) auxquelles il consacre encore une série de douze, puis au cours des années suivantes en compose quelques pages anecdotiques, jusqu’à une dernière en 1828, peu avant de mourir. Des valses, composées dès 1812, dont le nombre s’intensifiera à partir de 1821, avec une dernière série de 12 en 1826, également des Ländler, danses populaires d'Autriche, du Tyrol ou de Bavière, abandonnés quant à eux en 1823… Et autres Écossaises qui culminent entre 1821 et 1823.

Le métier dans lequel Schubert s’engage est en mutation. L’envie d’émancipation propre aux Lumières, tel le « 14 juillet des musiciens » de Mozart rejetant les diktats de son maître, le prince-archevêque Colloredo, au 9 mai 1781, les finances de l’aristocratie grevée par les guerres et peut-être aussi un besoin moindre de représentation et de magnificences, surtout l’emprise de la bourgeoisie jeune, dynamique, politiquement conquérante, ont déplacé les centres de la créativité musicale vers les salons bourgeois et les salles publiques. Joseph Haydn a enfin pu voyager comme il l’entendait, récupérer de son maître les droits sur sa musique et la commercialiser librement, Ludwig Van Beethoven a su se faire financer par des aristocrates en ne servant aucune cour, Schubert est quant à lui le prototype du compositeur de l’urbanité bourgeoise, ne dépendant d’aucune institution bien qu’ayant souvent postulé, notamment des postes de professeur de musique. Il ne se produit pas en concerts publics, mais participe activement à la vie de salon, et fait exceptionnel, ses amis organisent à partir de 1821, des distractions autour de sa personne : les Schubertiades. D’où le besoin de danses à la mode pour ces diverses rencontres, mais aussi pour la commercialisation des partitions, source essentielle de revenus.

Les biographies consacrées à Franz Schubert font peu de cas de ces danses qui occupent pourtant une grande place dans ses activités et sa sociabilité, sauf si elles servent l’anecdote, comme les 12 Écossaises de novembre 1815 (D. 299), connues pour être la première œuvre composée en dehors de Vienne, à Linz, pour Marie, la sœur de l’ami et mécène Joseph von Spaun. Les 6 Écossaises D.421 écrites chez von Spaun, avec, par jeu, l’interdiction de sortir de sa chambre avant de les avoir achevées. La page de titre mentionnait « Composé pendant que j'étais enfermé dans ma chambre à Erdberg, mai 1816 » et à la dernière page « Dieu soit loué ».

On décompte 452 danses pour piano, auxquelles s’ajoutent les 17 à quatre mains et celles pour quatuor à cordes, violon ou deux violons. Onze recueils ont été publiés du vivant de Franz Schubert ou juste après sa mort, contenant 226 danses, soit la moitié de l’ensemble, avec des sous-titres ajoutés par les éditeurs. Il est aujourd’hui impossible de les classer dans un ordre quelconque, qu’il soit chronologique, tonal, ou cyclique. Les séries autographes ont été éparpillées dans plusieurs éditions. Par exemple les vingt valses D. 146, dites « dernières valses », reprennent des pièces de 1815 (avec trio) et 10 Deutsche de 1823 rebaptisées « valses ». Des Ländler ont aussi été donnés pour des valses, mode oblige, des danses ont été transposées, des trios ajoutés à des valses, on ne peut savoir si les différences entre les autographes et l’édition sont des corrections du compositeur, plusieurs danses existent en plusieurs versions… On peut penser que certaines danses sont faites pour être enchaînées, quelques-unes ont des reprises da capo à la précédente danse ! Bref, c’est une joyeuse pagaille. Didier Castell Jacomin a utilisé l’édition Henle de 1982, basée dans la mesure du possible sur les manuscrits et premières éditions.

Certaines de ces danses devinrent particulièrement célèbres comme la Deutsche renommée valse (D. 365, no 2), Sehnsuchtswalzer, « Valse nostalgique », qu’on attribue parfois encore aujourd’hui à Beethoven et qui a intégré, en différentes instrumentations, le folklore traditionnel d’Autriche ou d’Allemagne du Sud. Franz Liszt a emprunté environ trente-cinq danses pour ses neuf Valses-Caprices (S427) de 1852. Anton Webern a orchestré en 1931, les 6 Deutsche Tänze D.  820.

Évidemment ces petits joyaux à faire danser ne sont pas destinés au concert, c’est une gageure d’en faire tenir 129 sur un CD. Mais on sera sensible au jaillissement mélodique, rythmique, harmonique parfois surprenant, quasi spontané de sociabilité, qui pousse l’évocation jusqu’au jodle tyrolien. Un geste joyeux envers les autres qui n’interdit pas des ombres nostalgiques.

Alors que Franz Schubert composait ses dernières valses et commençait à mourir, Johann Strauss père, montait à l’assaut des théâtres viennois, il fut suivi par son fils dont les raffinements académiques transformèrent la capitale d’empire en capitale de la valse, de la culture optimiste de divertissement, tant souhaitée après le Congrès de Vienne en 1815, peu encline à la promotion des grandes œuvres souvent angoissée de Franz Schubert.

En juillet 1822, Franz Schubert écrivait : Si je voulais chanter l'amour, il se transformait pour moi en douleur ; si je voulais à nouveau ne chanter que la douleur, elle se transformait pour moi en amour.

38 Waltzes, Ländler & Écossaises, D. 145, Ecossaises nos 1-9, no 8 da capo.

 Jean-Marc Warszawski
4 décembre 2023
Tous ses articles
facebook

La discographie de Didier Castell Jacomin

Concerti de Mozart K.414 et K.415 (Calliope, 2000).

Mozart Récital, sonates, fantaisies, adagio) (Calliope, 2001).

Polonia, récital Chopin Album (Cristal Records Classic, 2009).

Tendresse russe, œuvres russes (Cristal Records Classic, 2010).

Concertos de Mozart K.414 et K.415 (A Tempo, 2012).

Mozart, fantaisies, adagio et sonates (A Tempo, 2012).

Regards, œuvres de Mel Bonis, Cécile Chaminade, Marianna von Martinez, Clara Schumann (Continuo Classic, 2012).

J. B Vanhal, 2 sonates pour clarinette/piano, quintette opus 16 de Beethoven, avec le quintette à vents Catalpa et le clarinettiste Geert Baeckelandt (Cintinuo Classics 2016).

Mozart / Lachner, concerto K.246 et K.488, avec le Wiener Kammer Symphonie Quintet (Naxos 2019).


rect_acturect_biorect_texte

À propos - contact |  S'abonner au bulletinBiographies de musiciens Encyclopédie musicaleArticles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale| Colloques & conférences | Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil. ☎ 06 06 61 73 41

ISNN 2269-9910.

cul de lampe

Lundi 4 Décembre, 2023 2:02