musicologie

19 décembre 2022 — Jean-Marc Warszawski

Paul Arma, Les chants du silence... et la fureur du monde

Paul Arma, Chants du Silence, Anne-Lise Polchlopek (mezzo-soprano), Thomas Tacquet (piano), Cinq esquisses d'après des thèmes populaires hongrois, opus 117, Sonata de ballo, d'après des thèmes populaires français, opus 71, Trois épitaphes pour piano, opus 115, Chant su silence, opus 97-107. Hortus 2022 (Hortus 217).

Enregistré au Studio Stephen Paulello, Villethierry (piano Opus 102).

Paul Arma n’est pas vraiment un inconnu des fins fonds des oubliettes. Les flûtistes jouent son arrangement de la Suite paysanne de Béla Bartók, les chorales peuvent chanter son harmonisation de Steal Away, un spiritual. Tout de suite après-guerre, il avait profité de la présence des troupes américaines pour enquêter sur ce qu’on y chantait, comme il l’avait fait dans la clandestinité auprès des Résistants : un millier des chansons qui firent l’objet d’une série radiophonique, une fois la France libérée. Les curieux peuvent trouver des enregistrements d’entre 1960 et 1990, plutôt 1970-1980, notamment ses concertos pour flûte par Jean-Pierre Rampal, aussi des œuvres orchestrales parfois avec bandes magnétiques et dans les mouvements sociaux, peut-être sait-on qu’il est le compositeur du succès planétaire de Han Coolie ! un chant anticolonialiste prolétarien sur des paroles de Fritz Hoff (aussi Georges Reymond, plus tard Michel Marly, et, etc., mais de son vrai nom Georg Wilhelm Manfred Rosenthal), traduit pour la version française par Louis Aragon.

Il est vrai qu’il est depuis longtemps totalement absent des programmes de concerts et des parutions discographiques. Pourtant le personnage et sa belle musique expressive, sont propres à inspirer le spectacle.

Paul Arma, son nom de naissance est Imre Weisshaus, est né à Budapest en 1904. Il fut un des élèves de Béla Bartók, puis un de ses amis et disciples (sa musique ne peut le cacher). En 1924 il fut rattrapé par la politique antisémite menée par Miklós Horthy. Chassé du Conservatoire, il séjourna un temps en Allemagne, puis invité par Henry Cowell, il connut le succès, comme pianiste et compositeur, aux États-Unis, pendant plusieurs années. Mais au début des années 1930, il retourna an Allemagne, adhéra au Parti communiste et se mit à son service en fournissant des Kampflieder, des chansons de lutte, se joignit aux activités du Bauhaus, devint l’assistant de Hanns Eisler et participa à des productions de Berthold Brecht. Les SS le brutalisèrent, organisèrent un simulacre d'exécution, et brûlèrent ses partitions. Il s’exila aussitôt en France, en mars 1933, prenant le nom de Paul Arma. Il fut accueilli par l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, présidée par Louis Aragon, et continua son activité militante en composant des chansons engagées, dirigeant des chorales d’immigrés hongrois, allemands, des chorales juives, la troupe d’agit-prop Les Blouses bleues de Bobigny. En 1936, il organisa des concerts pour la jeunesse (Les loisirs musicaux de la jeunesse), sous le patronage de Darius Milhaud. Il travailla également pour la radio française. Il retrouvera ses principaux paroliers, Fritz Hoff et Erich Weinert. Louis Aragon traduira une autre chanson de Paul Arma/Fritz Hoff : Der Song vom Strick. Le compositeur estime avoir composé une cinquantaine de Kampflieder entre 1932 et 1937. Il se lie au milieu des poètes et des plasticiens progressistes qui réaliseront de nombreuses couvertures de ses partitions.

S’il peut maintenir ses activités et servir la Résistance au début de l’occupation nazie, il dut entrer, avec son épouse, dans la clandestinité. Après la libération, il retrouva son emploi à la radio, fut chargé de mission sur le folklore français par diverses institutions, et continua son œuvre de compositeur d’avant-garde. Il mourut en 1987.

Ce cédé nous offre trois suites pour piano, sur ses thèmes populaires hongrois (1946), une Sonata da ballo, sur des thèmes populaires français (1939), Trois épitaphes de 1945, « pour ses amis torturés, massacrés… ».  Enfin les Chants du silence, 11 mélodies (1953) sur des textes d’écrivains de la Résistance (Ramuz, Vercors, Romain Rolland, Paul Eluard, Paul Claudel, etc.), qui furent chacune illustrées par un plasticien de renom (Ernest Pignon, Henri Matisse, Georges Braque, Raoult Dufy, Pablo Picasso, etc.).
On retient l’âcreté héritée de son maître Béla Bartók, un certain minimalisme en plus, qui condense une énorme puissance expressive avec une manipulation étonnante des accentuations. Les thèmes populaires sont bien présents, mais loin des réalisations à quatre voix genre exercices d’harmonie, nous sommes ici dans un combat musical, où tout se rebellerait contre le développement mélodique menacé de mièvrerie, avec le recours de contrepoints rythmiques tout aussi étonnants qu’efficaces, avec parfois un don de désolation digne de Chostakovitch. Une musique qui résiste à s’installer, mais qui honore les racines populaires, égale lesquelles.

Avec les 11 Chants du silence, Anne-Lise Polchlopek adopte le style du Kampflied, chanson militante, à la perfection, tout droit sortie des cabarets berlinois ou des quartiers populaires de Leipzig des années 1930, sur fond de belcanto. Quel magnifique Han Coolie ! (Paul Arma a lui-même enregistré ce cycle avec le baryton Claude Gafner, en 1978). De son côté, côté piano, Thomas Tacquet assume la force affective et la fausse simplicité, où les raffinements ou rebellion  rythmiques sont des armes plus que des pièges.

Le disque le plus touchant de l’année 2022, pour ce qui nous concerne, évidemment.

Paul Arma, Les chants du silence, I. « Civilisation », sur un poème de René Maran, plage 11 (extrait)

1-4. Cinq Esquisses d’après des thèmes populaires hongrois, pour piano, opus 117.

5-7. Sonata da Ballo, d’après des thèmes populaires français, pour piano, opus 71.

8-10. Trois épitaphes, pour piano solo, opus 115, « Pour Romain Rolland », « Pour ceux qui ne sont jamais revenus : mes amis torturés, massacrés »,  « Pour Béla Bartók qui fut mon maître et ami ».

11-21. Chants du Silence, opus 97-107, « Civilisation » (René Maran), « Notre entente » (Marie Gevers), « Le soleil ne se montrait pas » (Charles Ferdinand Ramuz), « Fuero » (Vercors), « Chant funèbre pour un guerrier » (Claude Aveline), « À la jeunesse » (Romain Rolland), « Confiance » (Paul Eluard), « Présent » (Paul Claudel), « Depuis toujours » (Jean Cassou), « Chant du désespéré » (Charles vildrac), « Le roi avait besoin de moi » (Fanny Clar).

22. Han Coolie, opus  28 (Fritz Hoff / Louis Aragon).

 

 Jean-Marc Warszawski
19 décembre 2022


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