musicologie

16 mars 2022 —— Entretien.

Le piano d'Henri Dutilleux sous les doigts de Jean-Pierre Armengaud

 

Dutilleux, Piano Works, Jean-Pierre Armengaud, sonate, Le loup, 3 préludes. Grand Piano 2021 (GP 790).

Enregistré les 30 août et 19 octobre 2020, 10 janvier 2021, Malakoff.

Bien entendu, ce disque nous attire en ce qu’il nous propose le premier enregistrement de la version piano du Loup, ballet de 1953 sur un argument de Jean Anouilh et Georges Neveux. Mais on y découvre aussi une magnifique homogénéité sonore et une unité stylistique sans faille, pour une musique regorgeant de diversité et n’obéissant à aucune norme évidente.

Nous remercions Jean-Pierre Armengaud qui a accepté de répondre à nos questions.

Jean-Marc Warszawski : Quelles sont les circonstances qui vous ont amené à travailler la sonate pour piano d’Henri Dutilleux avec Geneviève Joy, son épouse ?

Jean-Pierre Armengaud : Lorsque j’avais une vingtaine d’années je commençais à donner sérieusement des concerts, notamment au Théâtre des Champs-Élysées pour l’Association « Évolution musicale de la jeunesse » (gérée par « Les Musigrains ») et l’on m’a demandé d’inclure dans mon programme le « Choral et variations » de la sonate pour piano d’Henri Dutilleux. Au même moment j’ai voulu compléter ma formation musicale et acquérir la Licence de concert à l’École normale de musique où je me suis retrouvé pour la préparer dans la classe de Geneviève Joy, grande pianiste et épouse du compositeur. J’ai donc eu la chance de travailler avec elle cette sonate, le compositeur n’étant jamais très loin…

Il vous est arrivé de jouer la sonate en public : pour des occasions particulières ou avec l’intention de la mettre à votre répertoire ?

Bien qu’ayant une formation très classique, j’étais attiré par les musiques nouvelles (françaises et russes notamment) et cette sonate tout empreinte des traces du patrimoine musical dont j’étais familier, mais animée par un très fort désir de modernité m’a tout de suite enthousiasmé. Je l’ai jouée souvent ensuite, notamment en ouverture du célèbre Festival de musique contemporaine de Royan et aux Fêtes musicales de la Sainte-Baume (que j’avais créées dans les années 1970), puis dans la série des récitals en direct qu’organisait à cette époque France Musique et dans plusieurs radios européennes de service public. Ce n’est que plus tard que je me suis « attaqué » aux préludes pour les créer dans plusieurs pays étrangers et que j’ai approfondi mon interprétation du style d’Henri Dutilleux.

Quelles ont été par la suite vos relations avec Henri Dutilleux ?

J’ai beaucoup joué et travaillé à l’étranger, et j’ai eu l’occasion en particulier d’inviter Henri Dutilleux à Stockholm où j’ai eu l’occasion de l’interviewer et d’organiser la création de son concerto pour violoncelle Tout un monde lointain. Puis le hasard a fait que j’ai organisé sous son égide un festival autour de son village d’Indre-et-Loire de Candes Saint-Martin (la Collégiale de Candes, l’Abbaye royale de Fontevraud, le Château du Rivau…). C’est là que son épouse et lui-même m’ont entendu jouer plusieurs fois ses premiers préludes qui, nous l’espérions, présageaient une suite compositionnelle… et que j’ai eu la chance d’avoir avec lui quelques conversations approfondies sur sa musique, notamment sur l’opportunité de jouer au piano la version du ballet Le loup composé quatre ans après la création du ballet par Roland Petit. Celles-ci se sont ensuite prolongées à Radio France lorsque j’ai été directeur artistique des commandes musicales et du festival Présences de 1990 à 1998. Un autre évènement nous a aussi rapprochés : une estime et une amitié communes pour le compositeur russe Edison Denisov (dont j’avais enregistré l’intégrale des œuvres pour piano et collaboré à la rédaction de ses mémoires), que nous avons chacun à sa manière soutenu pour le rapatrier à Paris après un grave accident de voiture en Russie. Au travers de toutes ces situations, j’ai mieux compris à la fois la dimension humaine, la profondeur et l’originalité de son inspiration.

Pourquoi enregistrer un disque monographique pour le piano de Dutilleux en 2021, je veux dire : pourquoi ne pas l’avoir fait plutôt ?

Tout d’abord parce qu’il s’agit d’une musique dont l’interprétation demande un long mûrissement, à l’instar du compositeur qui « ruminait » longuement chacune de ses œuvres… La sonate n’est pas qu’une œuvre de virtuosité brillante… Puis j’espérais, comme beaucoup de confrères, que Dutilleux écrirait de nouvelles pièces pour piano de grande envergure, ce qu’il n’a pas eu le temps de faire comme il le prévoyait. Ce n’est que très tard que j’ai découvert la version piano du ballet Le loup écrite quatre ans après le succès phénoménal du ballet et qu’il a conservé dans son catalogue. Il m’avait dit : « Les interprètes en feront quelque chose ».

Y a-t-il un état d’esprit, une mise en condition, voire des difficultés techniques singulières, techniques de mémorisation, etc. pour jouer le piano de Henri Dutilleux ?

Oui… il s’agit d’une musique à la fois très précise et onirique, qui possède une grande épaisseur harmonique et contrapuntique, avec souvent une superposition de thèmes en rappels ou en miroirs dont chacun doit avoir sa couleur propre même si elle est ton sur ton… Il y a donc un équilibre subtil de résonances à trouver pour lequel la qualité de l’instrument joué est très importante. La richesse du tissu harmonique demande parfois de trouver pour chaque élément formel une couleur juste (les grandes œuvres de Chopin réclament cette même exigence…). Le troisième prélude ne s’appelle-t-il pas « Le Jeu des Contraires »…! La mémorisation n’est pas non plus très facile, car le discours musical très introspectif contient beaucoup de retours sur lui-même tout en étant toujours différent…! Dutilleux était très exigeant sur la précision de la dynamique, alors que son écriture musicale est souvent faite de séquences contenant de nombreux changements de rythme, le tout devant conserver une souplesse et une libre plasticité… Il faut accepter de se laisser immerger dans le flot des séquences tout en tenant ferme les métamorphoses de leur croissance progressive.

Dans le livret, vous évoquez les thèmes. Peut-on vraiment parler de thèmes sans les progressions tonales, les jeux de segmentation et de recomposition ? Ces « thèmes » n’ont-ils pas pour fonction d’assurer une assise cohérente, un accrochage, une ossature, plutôt que matière à développement ? Le développement (ou prolifération), plutôt que thématique, ne serait-il pas souvent assuré par une métamorphose continue d’une succession d’assez courtes sections modulaires ? C’est connu, la musique de Dutilleux est résistante à l’analyse, mais pour la jouer, il faut bien se faire quelques idées sur l’architectonique ? … ou pas ?

L’écriture de Dutilleux est structurée par une ambiguïté entre une abstraction narrative des thèmes (qui peuvent prendre l’aspect notamment dans les préludes de courtes cellules ou de segments) et des polarisations harmoniques qui orientent l’oreille de l’auditeur vers des repères de tonalités, et lui donnent effectivement une direction, une ossature structurante à la compréhension du discours musical. Mais je pense que le jeu de superposition (de surimpression…), de résonances, de réduction ou d’augmentation des segments thématiques s’inscrit plutôt dans une puissante volonté de « croissance harmonique », de métamorphose sonore qui charrie aussi bien le discours volontariste du compositeur et la part irrationnelle de son ressenti, de la part d’ombre de son inspiration qui pourtant aspire à la lumière. Nous sommes en face d’une introspection sonore au temps long dont les méandres se constituent en dramaturgie de la vie intérieure… Je dois dire qu’avec le temps, j’ai compris que derrière une architectonique rationnelle analysable, émergeait une architectonique de résonances d’esprit spectral qui lui confère cette poétique si particulière d’une musique entendue, rêvée, muette parfois… Mais c’est à l’interprète à la parachever, en étant à la fois pianiste, séquenceur de sons, cinéaste d’une bande-son, psychanalyste de la résonance… !

Il me semble que la mélodie se rapproche souvent de la prosodie de la voix parlée, particulièrement dans les 2e et 3e préludes, que le piano raconte plus qu’il ne chante. Êtes-vous sensible à cette théâtralisation ?

Dutilleux ne s’interdit rien… Sa musique accepte à la fois le geste du peintre, du danseur, du chasseur de sons, du bruit du corps et de la voix chantée et parlée… J’apprécie beaucoup notamment le passage médian du 3e prélude, qui me fait penser à une imitation des borborygmes des personnages de Beckett dans « En attendant Godot », clin d’œil ironique à toutes les divagations sur la musique, sous ou sur-langage…! Les doigts s’agitent comme les marionnettes mécaniques d’un langage musical que l’on ne comprendrait plus… clin d’œil très expressif au ressenti abscons de certaines musiques contemporaines… !

Pour Claude Rostand « on pourrait dire que du point de vue harmonique il (Dutilleux) se situe dans la descendance de Fauré et de Ravel tout à la fois, mais sans qu’il y ait une véritable influence de l’un ou de l’autre ». C’est ce qui est une très curieuse réflexion. On peut dire que Dutilleux, qui se réclamait de la modalité est un musicien atonal ne reniant ni les polarisations tonales ni la résonance harmonique. Personnellement, dès le début de la sonate je pense, certainement à cause du rythme de rag-time à Charles Ives et très vite à Chostakovitch et à son humour caustique, ou son côté élégiaque ( 2e mouvement de la sonate ; Le loup, Adage : Large-Poco animato, plage 13), l’emploi des « tintinnabulations » ou carillons (2e mouvement, surtout début et milieu 3e mouvement de la sonate), accentuent à mon oreille le caractère russe. Il y a aussi des aspects « parisiens », qui me font penser à Erik Satie et à Claude Debussy (Le loup, plages 4, 16 et 17). Dressez-vous de votre côté ce type, sinon de filiations, du moins d’évocations… Qui peut être tout à fait fortuit

Je dois vous dire que toutes ces traces d’influences diverses (Ravel, Fauré, Satie, Debussy, Chostakovitch, Ives, on pourrait rajouter Roussel, Stravinsky, Berg et même Poulenc pour le début de la sonate…) m’amusent beaucoup s’agissant d’un compositeur qui est allé très loin vers une modernité spectrale qui dépasse souvent celle de Boulez ou de Ligeti… Je vous rappelle ce qu’a écrit Dutilleux : « je suis atonal par instinct », mais « je n’ai jamais pu vraiment accepter l’abolition de toute hiérarchie (harmonique) ». Cela l’oriente généralement vers une recherche de polarisations tonales…

Bien qu’étant très concentré sur sa création, Dutilleux a toujours été très ouvert à toutes sortes de musique, du passé comme du présent. Ma collaboration avec lui au sein de la Commission des commandes musicales de Radio France me l’a prouvé à multiples reprises. D’autre part dans sa jeunesse avant et pendant la guerre il a vécu son métier de compositeur en relation avec de nombreux courants musicaux et des musiciens de diverses esthétiques (ne serait-ce qu’au travers de ses relations syndicales avec le monde de la culture). Il a écrit parfois pour des raisons alimentaires des musiques de film, de scène (pour la Comédie-Française), des illustrations radiophoniques (il était responsable de ce service à la radio), des ballets, des musiques de court métrage sportif… qui l’ont amené à manier des styles musicaux très variés.

Dans ses grandes œuvres de musique « sérieuse », toutes ses influences émergent parfois, non comme des citations, mais comme des figures mémorielles, des échos d’un passé disparu, des traces de fresque à moitié disparues… Ces allusions s’éloignent de plus en plus au fur à mesure de ses œuvres et seules peuvent subsister (encore faut-il les déceler…) quelques harmonies évocatrices, l’écho de quelques résonances d’un temps ancien fossilisé… J’ai eu l’occasion d’en parler avec Dutilleux qui m’a affirmé un jour que Satie et Debussy l’avaient influencé plus que lui-même aurait pu le croire. Mais sur d’autres points, il avait renié ses amours de jeunesse. Je ne citerai que son aversion qu’il m’avait avouée non sans une certaine colère pour certaines œuvres de Chostakovitch… Toute sa musique accepte cette contradiction entre l’éthique d’une création sans compromis et l’écume du ressenti de la vie… !

16 mars 2022
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Mercredi 16 Mars, 2022 18:20