musicologie

13 mai 2022, Jean-Marc Warszawski.

Faire et vivre de la musique au temps des Lumières

Georges Escoffier, Tambours, théâtre et Te Deum, pour une socio-économie de la musique à l'âge des Lumières. « Musicologie » (10), Classiques Garnier, Paris 2020 [608 p. ; ISBN 978-2-406-09887 ; 58 €]

Voici une étude essentielle, d’un genre aujourd’hui assez banal chez les historiens, mais fort rare chez les musicologues, par son sujet, par son élaboration.

Nous sommes encore bien formatés à  l’idée que l’individu échappe à ses matérialités. On fait d’ailleurs, le plus naturellement du monde, parler les morts  à propos des choses actuelles, notamment les musiciens du passé : le piano que choisirait Beethoven ou la flûte que Bach adopterait aujourd’hui. Tout cela ne nous parait pas déraisonnable. Ainsi, même si cela est moins caricatural qu’il y a quelques années, la biographie d’un artiste se partagerait entre la personne, l’œuvre et le contexte. On dit souvent qu’il faut mettre en contexte, alors que rien ne peut être hors contexte. Le milieu dans lequel on naît, l’éducation dont on peut bénéficier, de quoi et comment on vit sont des éléments essentiels pourtant généralement  ignorés des musicologues s’occupant d’histoire. Ce sont certes des renseignements souvent perdus, difficiles et techniques d’accès, mais qu’on estime malheureusement  parfois triviaux au regard de la création artistique, du don, du génie, et qu’on est encore accroché à l’image romantique de l’artiste marginal, inspiré de misère et de précarité.

L’artiste, comme tout a chacun, est un élément des dynamiques dialectiques de son contexte, il peut y agir, mais n’en est pas indépendant. Il est significatif que Georges Escoffier ait inscrit en sous-titre de son livre « pour une socio-économie », parce qu’on n’aurait peut-être pas compris la véritable nature de  qu'est la « profession de musicien », avant tout un statut social qui devrait tomber sous le sens.

L’auteur qui a marqué ses recherches d’un doctorat en 1996 sur la condition sociale des musiciens en province au XVIIIe siècle (École pratique des hautes études) et depuis de nombreux articles, est aussi en grande partie à l’origine des magnifiques et dynamiques travaux collectifs menés sous la direction de Bernard Dompnier (histoire du catholicisme moderne à l'Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand), enrichis par la découverte inopinée d’une vaste collection cohérente de partitions du xviiie et du xixe siècle, dans une dépendance de la cathédrale du Puy-en-Velay. Ce qui a provoqué de la curiosité, des recherches, et donné lieu à deux publications majeures : Maîtrises et chapelles aux xviie et xviiie siècles (Presses universitaires Blaise Pascal, 2003) et Louis Grenon, un musicien d’église au xviiie siècle (idem, 2005).

Tambours, théâtre, Te Deum : musiques militaires, profanes, religieuses, du musicien de rue au musicien recherché, du musicien patrimonialement entretenu au tâcheron.

La question est apparemment simple, mais pour la documenter il faut la poser aux documents anciens, aux archives pertinentes, qu’il faut localiser. Là les fichiers des grandes bibliothèques dont on explore les tiroirs par réflexe, ne sont pas d’une grande aide, comme l’évoque Georges Escoffier. Il faut aussi comprendre ces archives, donc avant tout la nature de leur présence, imaginer les dynamiques du temps et des lieux, pour en éclairer les contenus.

On se trouve alors devant un océan documentaire et d’inconnues, d’autant que l’auteur veut éviter le terrain parisien, le plus balisé,  qui ne lui semble pas être exemplaire du royaume de France, idée sur laquelle il reviendra, par la suite, au moins partiellement. Chercheur isolé devant limiter ses embrassements, il a jeté son dévolu sur la ville du Puy-en-Velay et a eu l’occasion d’interroger les vieux papiers, moins systématiquement, d’autres villes.

La réussite de son étude réside d’abord dans la fidélité pugnace à son questionnaire, fidélité également à l’artisanat du fait à main, ignorant les facilités informatiques des bases de données, aujourd’hui le plus souvent des caricatures de ce peut-être l’histoire sérielle, qui elle aussi ne peut avoir de richesse que celle du questionnaire de départ. Georges Escoffier a donc plongé dans la profondeur de son sujet, en a suivi les pistes, en a épuisées, en a ouvertes, a décrypté, et a cherché à mettre en lumière les spécificités du « métier » de musicien au xviiie siècle, même si les singularités pullulent, au point qu’« activité musicale » serait plus juste que « métier », au vu  de la diversité des statuts et des fonctions, des registres ne mentionnant parfois pas même la qualité de « musicien », comme cela peut être le cas des clercs, de la diversité des modes de rémunérations : numéraire, bénéfices, en nature, encore a-t-il fallu enquêter, entre autres et par exemple, pour savoir si l’évocation du prix du grain concernait un paiement en nature ou une contre-valeur étalon.

Ce « paysage », diversifié et contrasté, qui rend une vision spécifique d’ensemble, essentiellement et nécessairement urbain difficile, par la parcellisation des situations, et par force très codifiée, propre en fin de compte à l’Ancien Régime, une société de sujétion sociale, d’arbitraire seigneurial, de privilèges (au sens économique), d’achat de charges, où même les artisans libres sont encadrés par un corporatisme complexe… Même si on est étonné d’apprendre des tentatives d’organisation coopérative de musiciens hors les corporations. Aussi savons-nous maintenant qu’on joue bien de la très bonne musique dans une province, loin d’être coupée de la capitale, grâce à la circulation des partitions et des musiciens.

Pour ce genre de recherche assez aride, qui ne laisse aucune place à l’anecdote heureuse (il y a toujours un tas de choses surprenantes dans les archives), ce livre est d’une parfaite clarté, dans une écriture alerte, facile au lecteur, d’autant que le corps de texte n’est pas surchargé de côtes d’archives ou autres références, tout cela étant bien rangé dans le bas des pages. Un ouvrage  indiqué pour une bibliographie de première année et suivantes de musicologie et de tout curieux du passé musical, le statut socio-économique du musicien influençant, sinon plus, son répertoire et son style.

Jean-Marc Warszawski
13 mai 2022
facebook


Jean-Marc Warszawski, ses précédents articles

Alexandra Lescure, Domenico Scarlatti et Pancrace Royer Les œuvres concertantes d'Olivier Calmel —– De la maison des Schumann à Vienne, avec la pianiste Anna ZassimovaSaint-Saëns, Dominique de Williencourt et le Portugal.

Tous les articles de Jean-Marc Warszawski

rect_acturect_biorect_texte

À propos - contact |  S'abonner au bulletinBiographies de musiciens Encyclopédie musicaleArticles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale| Colloques & conférences | Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil. ☎ 06 06 61 73 41.

ISNN 2269-9910

bouquetin

Samedi 21 Janvier, 2023 17:50