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9 février 2021 —— Jean-Marc Warszawski.

Musiciennes au temps de Maria Szymanowska : un contrepoint d’inégalités et de préjugés

Maria Szymanowska, par Józef Oleszkiewicz (1777–1830)

Communication prononcée au 3e colloque international Maria Szymanowska (Société Maria Szymanowska), Centre scientifique de l'Académie polonaise des sciences de Paris, 26-28 novembre 2015.

Au Livre IV de La République, Socrate recommandait une éducation égalitaire des garçons et des filles, en conclusion d’une comparaison entre musique et gymnastique1. Il ne s’agit pas de former l’âme par la musique et le corps par la gymnastique : « il se peut fort bien que l’une et l’autre aient été établies principalement pour former l’âme ». En effet ces deux disciplines sont susceptibles de se corriger mutuellement. La féminité de la musique, sa mollesse, ses harmonies douces et plaintives risquent de pervertir l’énergie et le courage. La gymnastique peut mener à des excès de colère et de violence :

il est donc juste de dire que celui qui mêlera la gymnastique à la musique de la manière la plus habile, et qui saura les employer à l’égard de l’âme avec le plus de mesure, est bien meilleur musicien et plus savant en harmonie que celui qui met d’accord les cordes d’un instrument.

Dans les premiers siècles de notre ère, les pères de l’Église estiment que la musique est apte à amplifier les paroles des psaumes. Mais ils mettent en garde, dans la tradition platonicienne, contre la féminité, la mollesse, la lascivité d’un chant qui pourrait détourner l’attention des paroles2 et de la virilité des offices.

Par ailleurs, les comédiens, ont mauvaise réputation. Pour Platon, le poète qui peut parler magnifiquement de choses qu’il ne connaît pas est possédé, agit sous l’emprise divine. Cette idée s’amplifie au cours des siècles suivants, d’autant que les pères de l’église condamnent la comédie, le rire et le divertissement. Les comédiens sont sporadiquement excommuniés. Le concile d’Elvira, décrète en 305 que les femmes et les hommes qui se costument dans des spectacles et des processions profanes se verront refuser la communion pendant trois ans. Au xiie siècle Jean de Salisbury pense

qu’il est préférable de chasser plutôt que de soutenir les histrions et les mimes, les bouffons et les prostituées, les entremetteurs et les hommes monstrueux de cette espèce3

On pouvait au xvie siècle identifier les acteurs à des proxénètes et les actrices à des femmes de mauvaise vie4. En 1664, la traduction du Traité contre les danses et les comédies de Charles Borromée ravive la polémique. Ce qui fera écrire à La Bruyère :

Quelle idée plus bizarre que de se représenter une foule de chrétiens […], qui se rassemblent [...] dans une salle pour y applaudir à une troupe d’excommuniés, qui ne le sont que par le plaisir qu’ils leur donnent […] ? Il me semble qu’il faudrait ou fermer les théâtres, ou prononcer moins sévèrement sur l’état des comédiens5.

Quant à eux, les musiciens peuvent être considérés comme des enchanteurs liés à la sorcellerie, dans la tradition antique du mythe d’Orphée, dont les pouvoirs pouvaient déplacer les pierres et les arbres, charmer les animaux.

L’usage des instruments de musique ne convient évidemment pas aux femmes. Ils ont d’ailleurs été bannis de l’office par les Pères de l’Église, en opposition aux coutumes païennes. Ils sont crédités de symboliques religieuses quand ils apparaissent dans les récits bibliques, comme la lyre de David ou les trompettes de Jéricho, mais leur usage profane, peut avoir des pouvoirs maléfiques. Ils sont surtout liés au divertissement, à la fête et au plaisir. Leur interdiction, étendue parfois au-delà des offices religieux, est peut-être à l’origine, comme en Bretagne, des chansons à danser.

En 1347, une certaine Johanne Crotot est accusée d’avoir ensorcelé le clerc d’un bailli d’Amiens, probablement parce qu’elle est joueuse de vièle6.

Il y a également la déconsidération du travail manuel. Boèce (480-524) à qui nous devons, par ses traductions en latin, la connaissance des traités de musique de la Grèce antique fait passer un message aristotélicien qui sera repris au long des siècles :

Il y a la raison qui conçoit et la main qui exécute. Il est plus important de savoir que de faire. Supériorité de l’esprit sur le corps. L’exécutant n’est qu’un serviteur. Combien plus belle est la science de la musique fondée sur la connaissance raisonnable plutôt que sur la réalisation matérielle7.

Au cours d’un colloque organisé à l’IRCAM en 2002, Patricia Adkins Chiti déclarait que les premiers musiciens professionnels étaient des femmes, en citant Summer, l’Égypte, l’Asie mineure, la Grèce, Rome. Non seulement on peut penser qu’il y avait des musiciens professionnels avant ces civilisations, mais encore faudrait-il se poser la question de la documentation et de la nature de ce qu’elle nous dévoile, qui n’est certainement pas la réalité sociale, mais plutôt des représentations de l’idéologie (fantasmes compris) des élites. La conférencière ajoute que les mondes arabes et islamiques y ont mis fin, ce qui est une erreur historique8.

Déjà, au premier siècle, saint Paul de Tarse, selon le Nouveau testament, pose le socle théologique, notamment dans la première épître aux Corinthiens, 5 siècles avant l’hégire : « Le chef de tout homme c'est le Christ, le chef de la femme c’est l’homme »9 ; « l'homme n'a pas été tiré de la femme, mais la femme de l'homme »10 ; « la femme doit se taire dans les assemblées »11, ce que reprend Cyrille, évêque Jérusalem dans la seconde moitié du ive siècle : les vierges doivent prier, lire ou chanter, mais à voix basse pour qu’on ne les entende pas, car l’apôtre [saint Paul] dit : « Je ne tolère pas que la femme parle à l’église »12. Mais Cyrille reconnaît que l’âme de l’homme est identique à celle de la femme, que seuls leurs corps sont différemment organisés13. Isidore de Péluse, abbé vivant dans la première moitié du ve siècle donne une explication plus circonstanciée : on a donné aux femmes la permission de chanter aux offices afin qu’elles cessent leurs bavardages, mais

au lieu d’être amenées à la componction des par les hymnes divines, elles ont abusé de la suavité de leur chant pour exciter les passions, mettant le chant de l’Église au même niveau que celui de la scène »14.

Pour ce qui concerne la vie profane, les archives ont gardé la mémoire de quelques troubadouresses ou trobaritz des xiie et xiiie siècles. Elles sont de haute noblesse, voire filles ou épouses de rois. Ce sont des jongleurs et des ménestrels, les exécutants, qui colportent leurs œuvres. Nous avons aussi l’écho, pour cette période, de quelques instrumentistes, grâce aux registres des impôts de Paris ou autres chroniques15. Un ouvrage du xive siècle, La clef d’amors, nous apprend que pour séduire un galant,

il faut le beau chant de plusieurs pucelles, et pour le rendre fou, il faut apprendre à jouer du psaltérion ou du timbre ou de la guiterne ou de la citole.16

La Renaissance n’est donc pas une explosion subite, mais l’éclosion d’un long mouvement au cours duquel les élites politiques s’émancipent de la morale d’église. Au cours du xvie siècle les mentions concernant les femmes luthistes s’accroissent. L'abbaye de Thélème, dans le Gargantua, de Rabelais, en 1534, est une charte politique qui dispute à l’Église le gouvernement des âmes et les canons moraux : « En leur règle n'était que cette clause. Fais ce que voudras. Parce que gens libères, bien nés, et bien instruits conversant en honnête compagnie, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux, et retire de vice, lequel ils nommaient honneur. Lesquels quand par vile subjection et contrainte sont déprimez et asservis, détournent la noble affection par laquelle à vertu franchement tendaient, à déposer et enfreindre ce joug de servitude. Car nous entreprenons toujours choses défendues, et convoitons ce que nous est dénié »17.

Ces gens « libères, bien nés, et bien instruits » justifient le divertissement pour les élites. La musique instrumentale ou chantée fait alors partie d’un enseignement de qualité, sa pratique est recommandée contre l’ennui et l’oisiveté. Les aristocrates, et la bourgeoisie qui aspirent à le devenir, sont des fournisseurs d’emplois musicaux, pour les ensembles qu’ils entretiennent, mais aussi pour les leçons de musique. L’industrie musicale et les métiers de la musique fleurissent.

Tout part d’Italie. Au xviie siècle, les musiciens italiens essaiment dans les cours en Europe, et les musiciennes mentionnées, emmenées par la vague, sont plutôt italiennes : elles sont issues de milieux musicaux comme les sœurs florentines Caccini, Francesca (1587-ap. 1638) et Settima (1591-ap. 1661), elles sont membres de familles patriciennes, peuvent se vouer ou non à la vie conventuelle, comme Claudia Rusca (1593-1676) ou Isabella Leonarda (1620-1704), plus avant dans le siècle, elle peuvent être formées dans des institutions comme le célèbre Ospedale della Pietà de Venise, mi orphelinat mi-pension payante comme Michielina  Della Pietà, active à Venise vers 1701-1744, elles appartiennent à la bourgeoisie aisée parfois au service des maisons princières, comme Angiola Teresa Moratori Scanabecchi (1662-1708), également peintre dont les œuvres ornaient plusieurs églises de Bologne, ou Antonia Bembo (v. 1643-av. 1715), élève de Cavalli. Leonora Duarte (1610-1678) est quant à elle issue d’une riche famille de diamantaires anversois ; en France, la célèbre Élisabeth-Claude Jacquet de la Guerre (1665-1729) ou la claveciniste Marie-Françoise Certain (1662-1711).

Les princesses saxonnes ou du Nord de l’Allemagne sont au rendez-vous du xviiie siècle. L’avant-garde en est Sophia Elisabeth, duchesse de Brunswick-Lüneburg (1613-1676), viennent par la suite Wilhelmine von Bayreuth (1709-1758), fille de Frédéric-Guillaume Ier de Prusse, Anna Amalia, princesse de Prusse (1723-1787), jeune sœur de Frédéric le Grand, Maria Antonia Walpurgis, électrice de Saxe (1724-1780), fille du futur empereur Karl vii, Anna Amalia, Duchesse de Saxe-Weimar (1739-1807), nièce de Frédéric le Grand.

Les musiciennes du xviiie siècle sont moins exclusivement italiennes, très souvent issues de familles musiciennes : Hélène-Louise Demars, fille d’organiste-claveciniste, Miss Davis, de claveciniste et d’une chanteuse, Maria Carolina Benda-Wolf (1742-1781), fille de Franz Benda, etc. Quand elles ne sont pas de familles musiciennes, le plus souvent au service des cours princières, elles sont de familles Bourgeoises, lettrées ou de la petite aristocratie.

L’auto-exemption que l’aristocratie s’est arrogée au prétexte de la pureté de son sang bleu, n’abolit en rien les préjugées portés sur les femmes, la musique, le divertissement, les arts de la scène, mais les réinterprètes en les associant aux préjugés de classe. La répulsion au travail, toujours présente depuis la Grèce antique s’accommode de la culture du divertissement à laquelle l’aristocratie, grâce en partie à des édits royaux, peut s’adonner sans déroger. À la cour on peut se faire comédien, Louis xiv peut danser sur scène et Marie-Antoinette jouer à la fermière, on peut se travestir. On distingue toutefois les dévotes des coquettes. Mais à la mort de Molière en 1673, les abbés Lenfant et Lechat refusent de se déplacer, et l’archevêque de Paris, Harlay de Champvalon ne veut rien entendre des réclamations venues des proches. Au début de la Révolution française, Robespierre sera amené à défendre le droit de vote pour les comédiens. Aujourd’hui, à l’occasion des mouvements sociaux des gens du spectacle, les préventions qui s’expriment dans l’opinion publique à leur égard, confirment que le paradoxe relevé par Jean de la Bruyère est toujours pertinent.

La bourgeoisie s’établissant à son tour au pouvoir politique et idéologique, ne peut pas faire valoir une composition sanguine particulière, mais récupère une espèce de sentiment de supériorité aristocratique partagée entre des considérations abstraites, des codes de conduite et de maintien dont on dit paradoxalement encore aujourd’hui qu’ils sont « royaux » ou « aristocratiques », et il semble que sur le terrain, il appartient à la femme de maintenir l’artifice, tandis que les hommes se compromettent dans la vie active.

Au début et au long du xixe siècle, on peut juger que l’apparition du soliste virtuose, le métier dans lequel s’engage Maria Szymanowska, est en conformité avec la modernisation de la société : division du travail, habileté manuelle y compris ouvrière qui aboutira au taylorisme, performance corporelle, naissance des activités sportives, vitesse. Mais on y retrouve la vieille division entre musique morale et divertissement trivial, toujours fleurissante dans les conceptions contemporaines. Ainsi dans la présentation d’un livre récent qui évoque « les subtilités de l’art de l’interprétation », on peut lire que « la manière dont les grands récits pénètrent nos âmes. Il explore les facette de ce patrimoine unique, né en Europe et désormais universel, et ses passerelles avec les mythes de l’humanité […] Dans la société qui privilégie l’apparence, le plaisir immédiat et le zapping, cette musique qui demande attention et initiation, est en danger »18. Ou bien dans une critique toute aussi récente « Traitées de cette façon, les pièces orchestrales perdent de leur impact et font un peu figure de remplissage ou divertissement »19. L’interprète, par le compositeur, est donc connecté à la transcendance, opposée au simple divertissement. Ils perpétuent le couple du troubadour aristocrate et du ménestrel colporteur.

L’idée de masculin et de féminin en musique, développé tant par les philosophes de la Grèce ancienne que par les pères de l’Église est fort à la mode chez les musicographes du xixe siècle, les mouvements rythmés et volontaires étant jugées masculins et les mouvements mélodiques apaisés, féminins. Ainsi Robert Schumann juge le Trio D. 898 de Schubert « Passif, féminin, lyrique » et le D. 929 « actif, masculin, dramatique ». 

On, considère donc par analogie qu’il y a des musiques convenant naturellement mieux que d’autres aux femmes.  En 1850, Pierre Escudo, un chanteur et littérateur, écrit :

Les distinctions que la nature a établies entre les deux sexes doivent se retrouver aussi dans les œuvres de l’art qui ne sont que la manifestation des harmonies de la création. Une femme qui […] oublie quels sont le caractère et les devoirs de son sexe, est un monstre qui excite le dégoût et la répulsion. Pour une ou deux qui réussissent à conquérir une célébrité masculine qui les dépouille du mystère de grâce et d’enchantement qui forme leur apanage, il y a des milliers de victimes qui restent mutilées en devenant l’objet de la risée générale20.

Et plus loin :

Ces distinctions profondes doivent aussi se reproduire dans les œuvres d’imagination. La musique, qui est parmi les beaux-arts ce que la femme est dans l’ordre de la nature, l’expression des sentiments éternels du cœur […] Au lieu de rester femmes et d’interpréter les œuvres des maîtres comme il leur est donné de les concevoir, elles visent à la force, aux effets puissants de rythme et de sonorité qu’elles n’atteignent, parfois, qu'en perdant tout ce qu’elles pourraient avoir de charme et de délicatesse. Pauvres jeunes filles! Elles sont les victimes d’un mauvais enseignement qui méconnaît les lois de la nature21.

Cette nature féminine instinctive, sentimentale, s’oppose à l’intelligence rationnelle nécessaire à la composition musicale, où il faut selon Édouard Hanslick (1825-1904), qui se lamente par ailleurs sur le nombre croissant de pianistes féminines qui encombrent les conservatoires, « une claire réflexion dans un travail compliqué. Plus que dans tout autre art, il y faut une aptitude à l’intégration formelle »22, ce qui  pour lui exclut les femmes.

Dans l’excitation des passions que le chant féminin peut provoquer, crainte des Pères de l’Église, qui doivent par ailleurs faire la part théologique entre la pureté de Marie et l’impureté pardonnée de Marie-Madeleine, apparaît en filigrane la condamnation des relations sexuelles hors mariage et procréation, associées au divertissement, au plaisir et à la prostitution (ce qui se décline dans les années 1970 par « sexe drogue et rock'n roll »).

Marion Delorme.

La musique peut être le complément du charme des prostituées, avec des différences d’appréciation si on est courtisane brillante comme Marion Delorme dans la première moitié du xvie siècle (1613-1649), qu’on représente en luthiste23, fille de l’Opéra,  ces anciennes danseuses et chanteuses qui briguaient un beau parti pour une soirée ou pour la vie, ou une  « laurette », thème récurrent des chansons populaires du xixe siècle. Marie-Françoise Certain (1661-1711), claveciniste admirée dès son adolescence24, contemporaine d’Élisabeth Jacquet de La Guerre (1665-1729), ne s’est jamais mariée et vécut, semble-t-il, assez librement. Elle avait la réputation d’être d’une grande beauté. Des chansons  grossières et crues ont été diffusées en 1681, sur ses amours avec Lully ou le marquis de Nesle [dont on sait aujourd’hui qu’elle eut un enfant], prétendant que sa mère faisait le commerce des charmes de sa fille25.

Bien avant elle, Basile Andreana (v. 1580-v. 1640), chanteuse renommée à Naples, entre au service du duc de Mantoue à la condition que ce service se fasse en présence de plusieurs membres de la famille et officiellement au service de la duchesse, pour garantir sa réputation.

Les 26 et 27 mars 1802, le Courrier des spectacles, sous la signature d’un certain Opéraphile publiait un article contre l’enseignement du Conservatoire de Paris. On pouvait lire entre autres

Que […] Là on réunit de jeunes garçons et de jeunes filles de 12 à 18 ans sans craindre de porter atteinte à leurs mœurs, et de distraire leur esprit par le trouble des passions naissantes.

Dès le 28, le Conservatoire répondait

les femmes reçoivent l’instruction dans un corps de bâtiments séparé de celui contenant les classes des hommes ; il y a une salle adhérente aux classes des femmes pour recevoir les parents ou surveillants des élèves-femmes ; lorsque le besoin de l’enseignement exige la réunion des deux sexes pour l’étude, les parents ou surveillants sont appelés à rester dans les classes où ces réunions ont lieu26.

La femme de bonne bourgeoisie règne en maîtresse sur la maisonnée, mais est soumise au chef de famille. Elle est pieuse et veille à l’éducation religieuse des enfants. Il est admis qu’elle se divertisse, dont la pratique de la musique, dans les moments d’oisiveté, mais avec parcimonie et sans être détournée de ses responsabilités de mère et de maîtresse de maison.  C’est d’ailleurs une recommandation que Louise d’Épinay donne à son fils en 1756 :

Je serais, par exemple, vraiment affligée si le goût que vous marquez pour la musique vous faisait négliger jamais des occupations plus sérieuses [...]. L'étude des beaux-arts fait partie de l’éducation de la jeunesse. Un homme sensé sait régler jusqu’à ses amusements [...]. La noblesse doit parvenir aux emplois les plus importants de la société [...] et donc il n’est guère permis de se consacrer aux arts agréables à plein temps [...]27.

Ce qui est adapté pour la femme du xixe siècle, ainsi dans « les conseil d’un père à sa fille », manuel scolaire allemand de 1789 :

Sur cent musiciennes dignes d’estime, on pourrait à peine en trouver une qui pût remplir à la fois tous les devoirs d’une bonne et raisonnable épouse, d’une ménagère active et vigilante et d’une mère scrupuleuse […] La femme n’a que faire de connaissance érudites qui ne répondent point à la vocation que Dieu et la société humaine lui assignent […]28.

Le travail méprisé depuis la Grèce antique, dérogatoire pour la noblesse d’Ancien régime, est également déchéant pour la bourgeoise du xixe siècle. Toutefois, dans son guide des emplois, Édouard Carton note qu’

à aucune époque, l’art de la musique n’a été plus honoré et plus lucratif qu’il ne l’est aujourd’hui […] L’éducation d’une femme n’est pas complète sans la musique ; ajoutons que la musique est, de tous les arts, celui qu’une femme peut apprendre, cultiver, et même exercer comme profession avec le moins d’inconvénients, avec le plus d’avantages. Le sort des femmes obligées de travailler pour vivre est si déplorable que nous ne devions pas négliger cette observation […]29.

Lucile Le Verrier, fille de célèbre astronome, chanteuse, compositrice, élève de César Franck, active dans le monde musical au début des années 1870, se marie avec un architecte. Elle habite alors la province,  prend des cours de cuisine « qui peuvent lui être utiles » et note encore dans son journal « mais je suis attristé qu’on n’ait pas tenu à ce que j’aie un piano »30. Miss Davis (v. 1736-ap. 1755), claveciniste prodige annonce dans le Dublin Journal, à 19 ans, qu’elle refuse depuis plusieurs années de  se produire en public, mais qu’elle continue à enseigner, d’autre arrêtent leurs activités musicales après leur mariage, comme Juliane Reichardt-Benda (1752-1783) à Berlin, Maria Hester Park-Reynolds (1760-1813), Cecilia Maria Barthélemon (1769-1840), qui a dédié une sonate à Haydn, un ami de la famille, Helene  Liebmann-Riesel (1796-1835), Emma Sophie Amalie Hartmann-Zinn (1807-1851), au Danemark, compose sous un pseudonyme, comme Jane Sloman (1824-ap. 1850) une des premières concertistes des États-Unis. Josephine Lang (1815- 1880), à Tübingen, reprendra quant à elle la composition après la mort de son mari.

Les instruments de musique doivent convenir aux femmes, naturellement solistes, car il est impensable de les voir mêlées aux hommes dans des orchestres. On peut penser que la harpe demande un déploiement du corps qui peut être dangereux pour les jeunes-filles. Le violon qui doit être tenu sous le menton et qui résonne sur la poitrine est impudique, l’instrument devrait être posé sur le genou. Que penser du violoncelle, tenu entre les jambes, qui pourrait être joué en amazone. Que dire alors des bois et des cuivres. Si les chroniqueurs de concerts peuvent dire leur gêne, voir le ridicule de ces musiciennes qui jouent des instruments qui ne sont pas faits pour elles, ils peuvent toutefois faire l’éloge des qualités musicales, ainsi un chroniqueur du journal « La Romance » en 183431se souvient d’un récital de violon donné par Madame Ladurner32 :

Ce n’était pas gracieux […] Il a fallu tout le talent de cette dame sur cet instrument pour rendre moins pénible la gêne que fait éprouver la vue d’une femme munie d’un archet […]Elle se présente au pupitre, une paire de besicles sur le nez, un petit coussinet en satin attaché à l’épaule […] Cet aspect bizarre fait sourire ; mai bientôt […] on est transporté […].

Dans la seconde moitié du xixe siècle, les ensembles de cuivres initiés par l’habile commerçant Alphonse Sax, prétextant que cela était bon pour la santé et la gymnastique des poumons, font sensation. On peut se demander si le fabricant d’instruments de musique ne comptait pas plus, pour augmenter ses ventes, sur le spectacle féminin racoleur que sur les bienfaits thérapeutiques mis en avant.

Au temps de Maria Szymanowska, la musicienne, femme et femme de spectacle, est donc exposée à une morale normative somme toute incohérente. On lui demande d’être séductrice et on lui reproche de l’être, on lui demande de briller y compris grâce à la musique pour hameçonner le beau parti, tout en vilipendant la prostitution, puis de se ternir après le mariage. Soumise à l’homme qui la protège et à qui elle doit obéissance, selon les termes des Pères de l’Église mais aussi du codes civil français de 1802,  elle déchoit si elle peut se débrouiller seule et travailler ; si elle réalise de belles choses aussi bien que les hommes, cela devient disgracieux, et bien entendu, elle ne se donne pas en spectacle public33. En réalité, le montage idéologique des Pères de l’Église n’est pas une exégèse théologique, mais la justification d’une société qui s’organise autour de la famille de lignage masculin34.

En tout état de cause, la plus grande des qualités féminines qui résout toute contradiction au xixe siècle, semble avoir été la modestie. Là encore on peut trouver cela dans l’Épître à Thimothée (14 et 15)

(14) Et ce n'est pas Adam qui a été séduit, mais c'est la femme qui, séduite, est tombée dans la transgression. (15) Néanmoins elle sera sauvée par la maternité, pourvu qu'elle persévère dans la foi, la charité et la sainteté, unies à la modestie.

Le pape Innocent xi décrète en 1686, après Sixtus V un siècle plus tôt, l’interdiction de la musique pour les femmes, y compris au couvent : « La musique nuit dans la plus large mesure à la modestie qui convient au sexe féminin, parce qu’elle détourne la femme des affaires et occupations qui lui sont propres »35. Ce qu’accentue le pape Clément xi au début du xviiie siècle.

C’est ce que Clara Schumann a intériorisé

Il fut un temps où je croyais posséder le talent de la création, mais je suis complètement revenue de cette idée, une femme ne doit pas prétendre composer -aucune n'a pu encore le faire, et cela devrait être mon lot ? Ce serait une arrogance que seul mon père autrefois m'a donnée.

Mais il y avait aussi les combattantes, comme Johanna Mockel-Kinkel (1810-1858), fille d’un professeur du lycée français de Bonn. Elle est écrivain, compositrice, chef d’orchestre. Elle est mariée 6 mois avec un libraire. Elle voyage, étudie la composition et le piano, fréquente Fanny Mendelssohn et Bettina Brentano. Écrit des pièces de théâtre humoristiques et ironiques, compose des Lieder. De retour à Bonn en 1839, elle reprend la direction de la société musicale qu’elle dirigeait auparavant, épouse le poète, théologien, historien Gottfried Kinkel, en 1843. Ils auront 4 enfants. Gottfried est emprisonné au cours des soulèvements de 1848. Ils se réfugient à Londres. Elle arrête de composer, crée des classes de chant pour les jeunes filles, se consacre à des essais sur la musique et à ses activités révolutionnaires.

Johanna Mockel-Kinkel.

Notes

1. Le men sana in corpore sano, exprimé bien plus tard par Juvenal.

2. […] nous obligerons la mesure et la mélodie à se conformer aux paroles, et non les paroles à la mesure et à la mélodie. La République, Livre III, 400.

3. Escal Françoise et Rousseau-Dujardin Jacqueline, op. cit. p. 30.

4. Pieiller Évelyne, Musique mæstra : Le surprenant mais néanmoins véridique récit de l’histoire des femmes dans la musique du xviie au xixe siècle.  Éditions Plume, Paris 1992, p. 32.

5. Jean de la Bruyère, Les caractères, « De quelques usages » (21).

6. Ibidem.

7. Boèce, De Institutione Musica. Dans « Boetii de institutione arithmetica, de institutione musica », Leipzig 1867, chapitre 35.

8. Green Anne-Marie et Ravet Hyacinthe, L’accès des femmes à l’expression musicale : apprentissage, création, interprétation : les musiciennes dans la société. « Univers musical », L’Harmattan, Paris 2005, p. 40.

9. Le Nouveau Testament, « Épître aux Corinthiens », I, 11 : 3.

10. Ibidem, I, 11 : 8.

11. Ibidem, I, 11 : 4, 34 et 35.

12. Cyrille de Jérusalem, Œuvres complètes (traduite du grec sur l’édition du père Toutée de 1727 avec des notes historiques et critiques par M. Ant. Faivre). Pélagaud et Cie, Lyon 1844, p. 14 (Procatéchèse).

13. Ibidem, p. 149 (xx).

14. Pieiller Évelyne, op. cit., p. 16.

15. Roster Danielle, Les femmes et la création musicale (traduit de l’allemand par Denise Modigliani). « Bibliothèque du féminisme », L’Hamattan, Paris 1998, p. 24.

16. La clef d’amors (texte critique avec appendice et glossaire par Auguste Doutrepont). « Biblioteca Normanica », Max Nimeyer, Halle 1890 (manuscrit du xive siècle), p. 96-97, vers 2589-2606.

17. Chapitre lv.

18. Ory-Lavollée Bruno, Aimez-vous Beethoven ? Éloge de la musique classique. Le passeur, 2015. Quatrième de couverture.

19. Norac Frédéric (pseudonyme de Caron Alfred), Début d'automne radieux : Sandrine Piau et le Concert de la Loge Olympique. Dans « Musicologie.org », 9 novembre 2015.

20. Scudo Pierre, Teresa Milanollo : la musique et les femmes. Dans « L’art ancien et l’art moderne : nouveaux mélanges de critique et de littérature musicales », Garnier, Paris 1854, p. 183.

21. Ibidem, p. 195.

22. Escal Françoise et Rousseau-Dujardin Jacqueline, Musique et différence des sexes. « musiques et champ social », L’Harmattan, Paris 1999, p. 43. Voir l’étude de Martina Bick sur Eduart Hanslick dans MUGI, Musik und Gender im Internet.

23. Portrait de Marion Delorme : Collection Michel Hennin. Estampes relatives à l'Histoire de France. Tome 96, Pièces 8345-8416, période : 1740-1743, Bibliothèque nationale de France. Pour la luthiste, pas de source avérée.

24. Jean de la Fontaine achève sont Épître à Monsieur de Nyert sur l‘Opéra, en 1677, par un bel éloge de la claveciniste.

25. Constant Pierre, Le Conservatoire national de musique et de déclamation : documents historiques et administratifs. Imprimerie nationale, Paris 1900, p. 143.

26. Constant Pierre, Le Conservatoire national de musique et de déclamation : documents historiques et administratifs. Imprimerie nationale, Paris 1900, p. 143.

27. David Hennebelle, De Lully à Mozart: Aristocratie, musique et musiciens à Paris (xviie-xviiie siècles). Champ Vallon 2009.

28. Campe Joachim Heinrich, Väterlicher Rath für meine Tochter. Im Verlag der Schulbuchhandlung, Brunswick 1789, p. 29-40.

29. Charton Édouard, Guide pour le choix d’un état ou dictionnaire des professions. Paris, Chamerot 1842, p. 433.

30. Lucile Le Verrier, Journal d’une jeune fille du Second Empire (1866-1878). Zulma, Paris 1994.

31. Journal de Musique, 19 avril 1834, p. 61.  Cité par Hoffmann Freia et Timmermann Volker, Quellentexte zur Geschichte des Instrumentalistin im 19 Jahrhundert. Olms, Hildesheim 2013, p. 42. Et Freia Hoffmann, Ladurner, dans « Instrumentalistinnen-Lexikon », Sopie Drinker Institut, 2010.

32. Madame Mussier de Gondreville a épousé le pianiste et compositeur Ignace-Antoine Ladurner (1766–1839), elle est morte le 28 octobre 1825.

33. Les instrumentistes se produisent dans les salons. C’est par exemple le cas de la pianiste autrichienne Dorothea von Ertmann (1781-1849), issue de la haute bourgeoisie, élève de Beethoven, pianiste admirée, qui a joué dans les salons viennois, sans jamais apparaître publiquement.

34. Goody Jack, L'Évolution de la famille et du mariage en Europe. Armand Colin,‎ Paris 1985 ; 2012.

35. Roster Danielle, Op. cit., p. 77.

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plume 7 Jean-Marc Warszawski
9 février 2021


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Mardi 9 Février, 2021 1:09