Propos recueillis par Michaël Sebaoun, Schola Cantorum de Paris —— 18 décembre 2020.
Philippe Entremont. Photographie © D. R.
Le pianiste et chef d’orchestre Philippe Entremont soufflera ses 87 bougies le 7 juin prochain, il est toujours un artiste mondialement demandé. Sa carrière est phénoménale avec, depuis 1952, plus de 6 000 concerts dont plus de cent à Philadelphie sous la direction d'Eugene Ormandy, 265 enregistrements discographiques, il a créé puis gravé la version définitive de la symphonie Age of Anxiety de Leonard Bernstein sous sa direction, il a également joué et enregistré sous la direction d’André Jolivet, Darius Milhaud, Igor Stravinsky, Pierre Boulez, il a lancé la carrière de Michel Plasson, a dirigé les plus importants orchestres, il a été directeur musical des orchestres de Denver, de New Orleans, d’Israël, des Pays-Bas, du Münchner Symphoniker, de la Manatthan School of Music, durant 25 ans de l’Orchestre de chambre de Vienne.
Michaël Sebaoun : Dans votre livre de souvenirs, « Piano ma non troppo » [Éditions de Fallois, Paris, 2015], vous évoquez vos débuts au violon.
Philippe Entremont : Le violon, cela a été très bref. J’aime beaucoup le violon. Toutefois, l’instrument à cordes que je préfère, c’est le violoncelle.
Est-ce vous qui avez eu envie de commencer par le violon ?
Mon père était violoniste, et ma mère était pianiste ; mais j’avais plus de communication avec mon père qu’avec ma mère. C’est une question de caractère.
Avez-vous ensuite rapidement étudié le piano?
Oui, très rapidement ; et j’ai tout de suite compris que j’étais cuit !
Vers huit ans ?
À huit ans, pas avant.
Selon vous, il ne faut pas commencer le piano trop tôt.
La main n’est pas finie. Quand je vois des petits enfants jouer, cela peut marcher, une fois peut-être ; mais la main n’est pas faite. Cela dit, j’étais doué pour le piano.
Vous avez appris très vite.
Très vite. J’ai fait en un an ce que des enfants font en six ans, c’était incroyable.
Qui a été votre premier professeur ?
C’était ma mère.
Est-ce que votre mère vous a laissé travailler assez librement ?
Ma mère était très stricte !
Vous ne le dites pas dans votre livre.
Je l’ai dit, non ?
On a l’impression que vous avez acquis rapidement une certaine autonomie.
Très rapidement. Je suis parti à Paris assez vite. J’étais en pension, chez des gens très gentils, j’ai eu beaucoup de chance. J’étais un très mauvais élève au Conservatoire. Je n’ai même pas de mauvais souvenirs, je n’ai plus de souvenirs.
Avant le Conservatoire, vous avez travaillé avec Rose-Aye Lejour1.
C’était un professeur admirable. Je lui dois ma survie musicale, de pianiste. Elle était répétitrice de Jean Doyen.
Qui a été votre premier professeur au Conservatoire ? Marguerite Long ou Jean Doyen ?
C’est Jean Doyen2. J’ai connu Marguerite Long pendant que j’étais avec Jean Doyen. Ce dernier avait hérité de la classe de Marguerite Long. Mlle Rose-Aye Lejour était, elle, un pur produit de l’École Marguerite Long ; et elle n’était pas aussi mauvaise que certains pianistes actuels le disent.
Y a-t-il des enregistrements de Rose Lejour ?
Non. Elle était assistante professeure.
Elle vous a donné des conseils sur la position de la main.
Oui ; c’était très judicieux. La meilleure preuve, c’est que je peux jouer comme je joue aujourd’hui à mon âge. Je joue absolument comme un jeune homme, c’est miraculeux.
Quelle est la bonne position de la main sur le clavier?
Il faut avoir comme une petite balle dans la main. J’ai une main très naturelle.
Vous parlez peu de l’articulation des doigts.
Je les articule très bien !
Ce n’est pas ce que je voulais dire ! On lève le doigt…
…mais on ne voit pas la main bouger. C’est entièrement naturel.
Que diriez-vous à quelqu’un pour qui ce ne serait pas naturel ?
De faire autre chose. On est bâti comme on est. C’est triste de voir que l’on peut parfaitement aimer la musique en ne l’assassinant pas. Il y aura toujours de grands pianistes. Mais on ne devient pas grand pianiste. On est né pour ça. Et je dis toujours que je suis d’une extrême honnêteté. Je suis sévère avec moi-même, c’est normal, mais je suis aussi sévère avec ceux que j’entends.
Vous reconnaissez quand même dans votre livre qu’il y a aujourd’hui de bons techniciens.
La technique, c’est le moins qu’on puisse attendre ! Et il n’y a pas toujours de très bonnes techniques.
Mais le niveau technique des pianistes n’a-t-il pas monté? Ou du moins le niveau des orchestres?
Le niveau des orchestres a monté.
Pas celui du piano?
On joue mieux du violon aujourd’hui. Il y a des progrès dans la facture des instruments. Le Stradivarius ne correspond plus du tout aux salles modernes, il n’a pas la puissance. C’est magnifique, mais vous verrez qu’il y aura de plus en plus de grands violonistes qui joueront sur des instruments modernes. Quant à la mode des pianofortes, cela m’exaspère !
Vous n’aimez pas.
Ce n’est pas que je n’aime pas, c’est que je trouve cela scandaleux. Si Beethoven avait un piano comme aujourd’hui, il serait tellement heureux ! Les gens n’ont jamais pensé que s’il mettait autant de pédale sur ses partitions, c’est que les instruments de l’époque ne permettaient pas de tenir le son.
Les grands pianistes doivent tout de même savoir cela…
Mais il y a des pianistes qui se considèrent comme de grands pianistes et qui font n’importe quoi!
Il y a un pianiste que vous aimez bien, c’est Jean-Philippe Collard.
J’aime beaucoup Jean-Philippe. Philippe Bianconi joue très bien.
Vous enseignez à la Schola Cantorum de Paris.
C’est récent. Je suis un peu en panne en ce moment. J’ai de très bons éléments, mais qui ne sont pas à Paris et qui sont bloqués par les conditions sanitaires de déplacement.
De toute façon, il ne faut pas se faire d’illusion. Il y a un grand pianiste par décade. Nous avons la chance en France d’avoir un grand pianiste, c’est Alexandre Kantorow. Il joue vraiment formidablement bien.
Et les autres pianistes, Alexandre Tharaud, par exemple ?
Je m’attendais à ce que vous le citiez. Pour moi c’est révoltant, il est à la mode, il sait très bien y faire, c’est tout ce que je déteste. Je ne crois pas une seule seconde dans sa sincérité. Alexandre Kantorow a tout ce qu’il faut pour faire ce qu’on appelle une grande carrière. Les autres, c’est quelconque.
Philippe Entremont au Concours Marguerite Long en 1952.
Pouvez-vous nous parler du concours Marguerite Long?
Ce concours, avec un jury absolument débile, n’a plus aucun intérêt. C’est la petite combine parisienne que je déteste. On m’avait demandé de reprendre le concours. Et j’avais plus ou moins accepté; jusqu’au moment où l’on m’a fait des trucs dans le dos, c’est l’habitude. Je n’ai pas été mis au courant des changements de dates. Et alors, quand j’ai vu le gang Capuçon (il joue très bien, le violoncelliste), l’alliance Renault- Ferrari… Alors là, on a atteint le fond de la combine. Quand le jury a eu lieu, cela leur aurait été difficile de ne pas me demander d’y être. J’ai dit que je ne pouvais pas, que j’étais au concours Chopin à Varsovie. Ils m’ont dit de l’annuler. Ce à quoi j’ai répondu que ce n’était pas le genre de la maison, c’est tout. Le dernier concours, c’était un scandale monumental. Je peux vous dire comment s’est passée la sélection. Elle se faisait sur des bandes, et l’épreuve finale des sélections devait se passer en concours, avec un jury sérieux, etc. J’ai une élève qui l’a passée, le concours a eu lieu à Hambourg. Qui était le jury ? Une seule personne, Marie-Josèphe Jude, qui a décidé toute seule des choix à effectuer. Elle a fait tous les concours, elle a fait le monde entier, c’est honteux. Mais c’est partout pareil en France. C’est dommage. On a de grands musiciens en France, mais l’ignorance au Conservatoire, c’est hallucinant. Demandez à quelqu’un qui est Zino Francescatti. Il n’y a aucune culture, c’est dramatique.
Quand vous avez étudié au Conservatoire, il y avait des noms « oubliés ». On ne jouait pas Tchaïkovski.
On ne jouait pas Brahms, Rachmaninov était un paria total. La dernière fois que je suis allé au Conservatoire, c’était le jour de mon premier prix. J’avais 15 ans.
N’y êtes-vous jamais retourné, même pour un jury?
Si, une fois quand j’ai été membre du jury de piano l’année où Michel Beroff a obtenu son prix. Les grands pianistes, ils se font eux-mêmes. Il y en a. On n’a pas un Lang Lang en France. Je l’ai connu lorsqu’il avait 16 ans ; il était au Curtis Institut à Philadelphie.
À propos de Marguerite Long, vous dites qu’elle vous a appris par « imprégnation ».
J’aimais beaucoup sa manière de jouer. Il y a des disques de Marguerite Long que l’on peut entendre. C’est sidérant de voir la manière dont cette femme jouait. Il n’y avait rien de mièvre. C’était du solide, du beau piano. Elle a été très décriée. J’ai toujours peur des écoles de piano. Il y a toute une génération de pianistes qui a été gâchée par Schnabel. Il a forcé des pianistes à ne plus jouer, Léon Fleisher, par exemple, qui était formidable. La plupart de ceux qui ont étudié avec lui ont rencontré de graves problèmes physiques.
Et Jean Doyen?
Il jouait très bien. On peut dire tout ce que l’on veut. Il était ennuyeux, difficile, méchant. Il m’avait dans le nez, quand j’étais au Conservatoire, presque autant que moi je l’avais dans le nez ! Avant son décès, on s’est réconciliés de manière tonitruante. Il m’a fait quelque chose de formidable. Quand il est parti du Conservatoire, il a demandé à ce que ce soit moi qui lui succède. Et il a été malade quand j’ai dit non. J’ai dit non parce que je suis honnête. J’ai dit que ce ne serait pas moi qui ferais ma classe, que je ne serais jamais là. J’ai commencé très tard à enseigner ; et encore, a minima.
Vous avez beaucoup dirigé.
J’ai presque autant dirigé que joué du piano. C’était difficile, cela demandait une organisation solide.
Quel répertoire avez-vous dirigé ?
Un peu de tout. J’ai beaucoup travaillé avec l’Orchestre de chambre de Vienne dont j’étais le patron et que je suis toujours. J’ai réalisé des disques intéressants, que l’on ne connait pas en France malheureusement. Cela va certainement être corrigé assez prochainement.
Dans votre livre, vous abordez la question des relations entre le soliste et le chef d’orchestre. Comment est-ce que cela se passe ? Il y a des décisions à prendre…
Il faut qu’il y ait quand même des atomes crochus.
Avec Léonard Bernstein, cela s’est très bien passé.
Cela s’est magnifiquement passé avec Bernstein. Il y a une chose qui était formidable avec Lenny, c’est qu’il aimait tellement la musique ! Il était contagieux ! J’ai adoré Bernstein. J’ai fait beaucoup d’enregistrements avec lui. Il y en a un dont on parle peu, c’est dommage parce que c’est mon meilleur, c’est l’enregistrement des Concertos de Bartók.
Avec Eugène Ormandy et l’Orchestre de Philadelphie, il y a aussi des enregistrements somptueux.
Ormandy était un magicien du son.
Le soyeux des cordes…
Je n’ai jamais rencontré un orchestre comme cela. On en a des frissons.
Avec votre père comme chef d’orchestre, il existe un très bel enregistrement du 23e Concerto de Mozart.
C’est très ancien, c’est le premier que j’ai effectué avec orchestre, celui de la Radio de Francfort. C’était un très bon orchestre. J’ai enregistré, dirigeant moi-même, les deux mêmes concertos, le 20e et le 23e. C’est assez récent. C’est bien, mais je ne dirais pas que c’est mon meilleur disque. Si j’avais un choix à faire, je ne sais pas ce que je choisirais. Le dernier disque que j’ai réalisé, c’était il y a deux mois et demi. Je le considère peut-être comme mon meilleur disque de piano.
Quand va-t-il sortir?
Je ne peux pas vous le dire. Cela sortira dans trois ou quatre mois. Il y a une partita de Bach, une sonate de Mozart, une sonate de Beethoven, la Sonate funèbre de Chopin, la Suite pour le piano de Debussy et la Sonatine de Ravel. Il y a trop. Cela fait 94 minutes. Donc il va falloir éliminer quelque chose. Mais le marché du disque aujourd’hui… Tout cela va partir en streaming, c’est automatique.
Où avez-vous enregistré ce disque?
À Fontainebleau, dans une résidence privée. J’étais vraiment en forme. Et je m’entends très bien avec Étienne Collard, qui est le meilleur preneur de son actuel. Il est le frère de Jean-Philippe.
Évoquons votre manière de travailler au piano. Passez-vous beaucoup de temps dans la partition? Est-ce que vous notez beaucoup de choses?
Je contrôle. Il faut bien connaître les oeuvres naturellement. Les compositeurs français ont été d’une précision extrême. On ne peut pas mal jouer Ravel si on suit exactement les indications qu’il a écrites. J’ai entendu des Ravel récemment, j’aurais aimé envoyer les forces Armées !
Comment aborder une partition quand il y a peu d’indications, comme chez Bach par exemple ?
On « pédale » un peu, il faut dire les choses telles qu’elles sont. C’est une musique qui tient le coup merveilleusement, même quand elle est quelquefois abîmée. Il y a la question des tempi. On ne les connait pas. Je joue beaucoup comme je sens. En général, je sens bien, parce que je contrôle avec la partition. Il faut se renseigner aussi sur le musicien que l’on va jouer. Il faut lire. On a un cadre ; l’important c’est de ne pas en sortir. Mais dans ce cadre, il y a quand même beaucoup de place. Nous avons notre mot à dire.
Selon vous, on ne joue pas deux fois de la même manière.
Nous ne sommes pas des machines. Quelquefois, c’est par périodes. Par exemple, la première Partita de Bach, je ne la joue pas du tout aujourd’hui comme je la jouais il y a quarante ans ou trente ans. Mais je respecte tout de même beaucoup de choses.
Vous avez joué de la musique du 20e siècle, celle de Jolivet entre autres.
Bien sûr. J’ai très bien connu les compositeurs de cette époque-là. J’étais très ami avec Milhaud. Je n’ai jamais eu d’atomes crochus avec Poulenc, et j’adore sa musique.
Et avec Stravinsky?
Stravinsky a gâché sa vieillesse à cause de ce mauvais chef d’orchestre qu’était Robert Craft, qui réalisait ses enregistrements. Il faut dire que Robert Craft était présent à tout ce que faisait Stravinsky. J’ai enregistré le Concerto pour piano et orchestre à vents, avec le Colombia Symphony Orchestra, sous la baguette de Stravinsky, qui était un chef déplorable. Par contre, Robert Craft est venu à son secours pour le Capriccio. L’orchestre était composé de tous les free-lance, ceux qui n’avaient d’attaches avec aucun orchestre, et qui jouaient très bien, par contre. Ils gagnaient leur vie en enregistrant des disques. C’était extrêmement bien payé. Et pour le Concerto de Stravinsky, le leader, qui était le premier hautbois de l’orchestre et que je connaissais bien, appartenait au Philharmonique de New York. Il m’a dit : « Philippe, on fait des choses ensemble ». Alors ils sont venus pour travailler gratuitement avec moi. Et j’aime beaucoup le résultat.
Concernant les compositeurs d’aujourd’hui, vous parlez dans votre livre de Philippe Hersant.
Oui.
Vous n’en citez pas beaucoup…
Il y en a un avec qui j’ai bien aimé travailler, c’est Boulez, qui était un grand chef d’orchestre.
Est-ce que vous aimez ses Sonates pour piano ?
Non, je ne les aime pas trop. C’est très difficile, je n’ai pas la patience. J’ai enregistré avec lui Les oiseaux exotiques de Messiaen. Dans le Concerto pour la main gauche de Ravel, il m’a accompagné d’une manière somptueuse, il n’y a pas d’autres mots.
Comme compositeur, n’est-il pas un peu oublié ?
Oui, je sais. Il ne laisse pas grand-chose. C’est un chef fabuleux, il a réalisé la meilleure version de la Tétralogie. C’est une merveille.
Dans vos projets, il y a donc un disque, qui va sortir dans quelques mois. Est-ce que vous continuez à diriger?
En principe, oui. Je dois aller à Vienne. On voudrait que je dirige Bruckner. Je ne dis pas non. Il y a des choses formidables chez Bruckner. J’ai déjà dirigé Schönberg, Webern. Alors pourquoi pas ?
Propos recueillis par
Michaël Sebaoun
6 janvier 2021
1. Rose-Aye Lejour était la répétitrice de Jean Doyen, elle a eu entre autres élèves Bernard Asconi, Dominiqe Merlet, Claude Kahn, le pianiste de jazz René Urtreger.
2. Jean Doyen (1907-1982), pianiste et compositeur, professeur au Conservatoire de 1941 à 1977.
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Jeudi 7 Janvier, 2021 14:26