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7 avril 2020 —— Claude Charlier.

Les principales incohérences engendrées par la lecture académique, dans les analyses des fugues du Clavier bien tempéré

J’ai proposé dans ma collection « Bach en Couleurs » une nouvelle lecture des fugues du Clavier bien tempéré : une analyse à plusieurs sujets. Il s’agit d’une analyse tout à fait contradictoire, alternative à la lecture traditionnelle qui est basée sur la fugue d’école, et qui s’oppose catégoriquement à ce que propose l’enseignement académique depuis plus de 250 ans !

Je sais que la « pilule » est difficile à avaler et que je risque de passer  pour un « farfelu » voire un « charlatan ». Cela m’est relativement indifférent, car j’irai, sans doute, prochainement rejoindre la seule personne qui pourrait répondre aux quelques questions que je me pose encore. Cependant, j’ai quand même été un peu étonné par le manque d’intérêt que suscite ce travail, alors qu’il bouleverse complètement la lecture des fugues de Bach et qu’il remet en question tout un enseignement poussiéreux et obsolète.

Logiquement, cette affirmation devrait faire « bondir » l’ensemble du corps enseignant et des exégètes qui seraient intéressés par cette question ! Mais, depuis plus de vingt ans que je martèle avec force ce qui me paraît être une évidence ; je ne reçois aucune contestation. J’en viens même à me demander si ce problème intéresse les enseignants ou alors si aucun exégète n’est en mesure de pouvoir discuter la question tant ce « sujet » appelle une somme de connaissances que seule une vie entière suffit à peine à rassembler ! Je me doute aussi qu’il est difficile d’admettre que l’on enseigne depuis des années des contre-vérités, mais avec un peu de bonne foi on devrait pouvoir se remettre en question puisque moi-même j’ai été élevé dans le dogme sacré du « sujet unique. »

J’espère cependant que les étudiants seront plus facilement réceptifs à cette analyse alternative, car ils sont moins « imprégnés » par le poids de l’histoire que leurs aînés.

Peu importe, mais ce que je retiens de ce que j’ai pu lire sur cette vaste question me laisse perplexe. Aussi bien chez les exégètes malheureusement disparus que ceux encore en vie, cette question a été évacuée par la certitude d’une vérité historique, jamais remise  en question, et surtout par des analyses superficielles, réalisées en dépit du bon sens. Souvent, baclées,  c’est bien le mot qui convient, même par des sommités reconnues pour leur connaissance de l’œuvre de J.S. Bach.

Je veux dire que beaucoup d’exégètes ont souligné avec pertinence des « exceptions » dans les fugues du CBT, mais que jamais, ils ne se sont posé la question du fondement de ces contradictions. Surtout, ils n’ont jamais tenté d’y répondre d’une manière tant soit peu crédible.

Je tente d’apporter une réponse dans la totalité de ma nouvelle édition du Clavier bien tempéré et il m’a semblé intéressant de réunir dans ces quelques lignes un résumé des questions récurrentes qui reviennent, lancinantes, dans la quasi-totalité des analyses des fugues du CBT. Une sorte de testament de mes travaux d’analyse. On sait bien que ce genre d’activité n’est généralement reconnue qu’à « titre posthume », et encore, quand elle est reconnue ! Je reste donc prudent ! Mais peut-être qu’un jour mes travaux pourront servir de tremplin à une recherche encore plus approfondie dans ce domaine.

Ce sont évidemment toujours les mêmes problèmes que soulignent les spécialistes qui se sont aventurés dans l’analyse des fugues du CBT. Je me dispenserai ici de citer mes sources dans leur totalité puisqu’on les retrouve dans les commentaires de mon édition complète, désormais disponible sur ce site.

Une première remarque s’impose : selon la lecture traditionnelle, chaque fugue de Bach serait différente et unique. C’est vrai, dans une certaine mesure, car le compositeur travaille déjà avec les conceptions du xixe siècle. Il suffit de comparer le catalogue de Telemann avec celui de Bach. Telemann travaille encore « à la chaîne » alors que Bach personnalise, individualise déjà beaucoup plus ses oeuvres. La qualité musicale aussi est toute autre !

Mais si on aborde la seconde couche : le contrepoint, on retrouve une unité de conception plus homogène qui regroupe toujours les mêmes techniques d’écriture chères au compositeur.

Une seconde remarque se révèle tout aussi significative : dans mon édition du CBT, il n’existe que quelques fugues à un seul sujet, dans le premier livre, les fugues 1, 8 et 20, dans le second livre, la fugue 2, uniquement. C’est tout.

Je ne surprendrai personne en affirmant que pratiquement l’unique problème provient de la conception et de la définition précise du sujet (notion fugue d’école). Il est la source même de toutes les incohérences dans les analyses. Je ne prétendrai pas ici être exhaustif, mais démontrer par quelques exemples que l’analyse traditionnelle, à un seul sujet, est à exclure définitivement pour appréhender les fugues de J.S. Bach.

Souvent les exégètes constatent que le sujet de la fugue est difficile à cerner :

Livre I, fugue 9  BWV 854/2

D. Tovey : Dans cette petite fugue, cela ne vaut pas la peine de déterminer où finit le sujet et où commence le contresujet...

H. Keller : ... mais où donc se termine le sujet ? Pour Czackes, ce dernier prendrait fin après la première note de la mesure 2 ( ?) : on n’aurait là qu’une bien modeste ébauche de sujet ! Nous n’avons pas davantage d’impressions d’une fin dans la 2e mesure (au milieu). C’est bien plutôt au début de la 3e mesure que semble s’arrêter le sujet... Nous sommes donc en présence d’un cas exceptionnel…

Livre I, fugue 22  BWV 867/2

D. Tovey : … Le matériel complet pour le thème et pour le contrepoint est donné dans les deux premières mesures excepté la longue séquence...

H. Keller : Le sujet... Comme c’était déjà le cas dans les fugues en mi et en fa majeur., on a bien de la peine à déterminer l’endroit exact où prend fin le sujet…

B. Mg : On peut aussi considérer le sujet comme formé de deux mesures seulement

Livre II, fugue 3  BWV 872/2

H. Keller : À quel endroit se termine, au juste, le sujet ? Certains exégètes le limiteraient aux 4 premières notes (Brandt-Buys, par exemple) ; Riemann irait jusqu’à lui accorder six notes (?), tandis que d’autres...

Livre II, fugue 20  BWV 889/2

H. Keller : …Czaczkes a soutenu que ces 4 noires constituaient, à elles seules, tout le sujet...

A. D. Dieny : Le Sujet : Une question se pose aussitôt : où finit le sujet, où commence le contresujet ? La première R, mesure 3, le second sujet mesure 6, la deuxième R. mesure13, semblent indiquer que les quatre dernières croches ..., font partie du sujet...

Parfois, les exégètes reconnaissent implicitement que le sujet (et même le contresujet) est scindé en plusieurs éléments ou qu’il est distribué sur deux voix.

Livre I, fugue 6   BWV 851/2

D. Tovey : Le contresujet (qui parfois est divisé en deux parties)...

Livre I, fugue 17  BWV 862/2

D. Tovey : Le contresujet quand il est complet...

Livre I, fugue 22 BWV 867/2

H. Keller : Le sujet… Sa terminaison fera fonction de contre-sujet...

Livre II, Fugue 5  BWV 874/2

D. Tovey : Mais la seconde figure du sujet est incessamment tissée... dans la texture tout entière...

H. Keller: Car le motif B revient constamment, près de cent fois...

A. Girard : le second motif du sujet (B) étant aussi utilisé comme élément de contresujet (on ne peut parler véritablement de contresujet) et comme conduit..

Livre II, fugue 10   BWV 879/2

D. Tovey : Le contresujet qui est d’abord exposé complètement par le soprano aux mesures 7-12 est ensuite divisé mélodiquement et harmoniquement entre deux parties adjacentes...

B. Mugellini:  Le contresujet passe de la basse au soprano...

A. Girard Sujet long, très contrasté, en trois motifs...

Livre II, fugue 19 BWV 888/2

D. Tovey : La seconde partie du sujet…

Livre II, fugue 20 BWV 889/2

A. D. Dieny: Le Sujet. Deux éléments s’y reconnaissent ; seul, le second, combiné au contresujet.

Pour certains sujets de fugues, on considère qu’ils seraient élaborés à partir de deux tonalités :

Livre I, fugue 18 BWV 863/2

H. Keller : Nous sommes en présence du cinquième sujet de fugue qui module à la dominante (voir les sujets en ré min., mi bémol majeur, mi majeur et mi mineur

Enfin D. Tovey souligne à plusieurs reprises que le compositeur introduirait déjà un « divertissement » avant même l’exposition complète du sujet.

Livre II, fugue 12  BWV 881/2

D. Tovey :épisode I (selon la pratique habituelle de Bach, avant l’entrée de la troisième voix (mes. 8-11)...

Livre II, fugue 22  BWV 891/2

D. Tovey : ... le premier de ceux-ci (épisodes) comme fréquemment chez Bach, débute à la fin du sujet et du contresujet avant l’entrée de la troisième voix (mesures 9-10)...

Ce sont les quatre points litigieux qui reviennent le plus souvent dans les différentes analyses.

On constate aussi qu’ils concernent la quasi-totalité des deux livres du CBT et qu’ils abordent des éléments structurels incompatibles avec les techniques d’écriture du contrepoint.

La moindre des choses est, lorsque l’on compose une fugue, dont je rappelle que le but premier est quand même de travailler un sujet, est pour le moins d’en définir préalablement le contour avec précision.

Ce problème n’est d’ailleurs pas mentionné dans les écrits qui concernent les quatre fugues à un seul sujet que j’ai relevées dans mon édition.

Mais cela ne semble pas être le cas pour les quarante-quatre fugues qui restent.

Pour le second point, les exégètes de Bach constatent simplement que le « sujet » est scindé en plusieurs éléments, mais n’en tirent aucune conclusion.

Cette évidence rejoint le troisième point qui concerne la bi-tonalité de certains thèmes. Comment peut-on concevoir un seul instant, alors que le système tonal n’en est qu’à ses balbutiements, que le compositeur puisse déjà élaborer des thèmes construits avec deux tonalités ?

Enfin, D. Tovey , suggère régulièrement un divertissement  qui serait « logé » dans d’exposition même du sujet de la fugue ! Cette remarque n’est contestée par aucun de ses collègues.

Comment peut-on admettre la présence d’un « divertissement » alors que le sujet de la fugue n’est même pas encore complètement exposé ?

Tout cela est inacceptable et les non-réponses que l’on tente d’apporter le sont tout autant.

Pour le premier point :

Les solutions proposées pour ce premier problème sont relativement faciles à mettre en évidence.

On tente de se réfugier dans la liberté d’écriture du compositeur qui semble ignorer les règles de la fugue. Pire, le plus souvent on avance une soi-disant facilité de conception et même une absence criante du sujet dans le développement de la fugue. Et pour couronner le tout, les analyses s’attardent plus à encenser la qualité des « divertissements » plutôt que de souligner la teneur du sujet ?

Devant de telles allégations, on peut être certain, sans risque de se tromper, que les analyses proposées sont totalement fausses ! Pour un esprit « Cartésien » cette littérature est même amusante et divertissante à parcourir.

Livre I, fugue 2  BWV 847/2

H. Keller : la fugue en ut mineur se contente de deux groupes d’entrées du sujet... mais elle est riche en divertissements...

A.D.Dieny : Une fugue ravissante... et facile !

Livre I, fugue 3  BWV 848/2

H. Keller : ... pu prendre de telles libertés avec la forme vénérable de la fugue ! Ce qui donne tant à cette fugue, c’est la subtile architecture de ses divertissements…

Livre I, fugue 5  BWV 850/2

D. Dieny: … est assez peu représentative de la pure technique de la fugue… Le S. proprement dit ne reparaîtra pas...

Livre I, fugue 13   BWV 858/2

H. Keller:  Cette fugue est une des plus libres qui soient. Se tenant aux antipodes de toute espèce de rigueur, elle ignore les canons, les renversements. Bien mieux, elle ne se soucie pas de présenter un groupe d’entrées régulier, après la fin de l’exposition...

Livre I, fugue 16   BWV 861/2

H. Keller :… Tout cela n’indique pas la main d’un maître chevronné

Livre I, fugue 17  BWV 862/2

H. Keller: … cette fugue se permet néanmoins de surprenantes libertés de forme… Après l’exposition, nous ne trouvons plus qu’un seul groupe d’entrées qui mette en cause les 4 voix...*

Livre II, fugue 3  BWV 872/2

D. Tovey: Dans cette fugue le sujet est exposé … sa longueur est d’une mesure et demie... d’autre part ... on n’entend plus rien d’autre que les quatre premières notes...

Livre II, fugue 11   BWV 880/2

D.Tovey :Les évènements dans cette fugue (et ses également comiques et non -encombrées voisines, les fugues en mi mineur et fa mineur) sont les entrées de son sujet...

RQ : Non-encombrées, signifie pour D. Tovey que les trois fugues concernées ne contiennent pratiquement aucun sujet !

H. Keller: Ce dessin des 4e et 5e mesures a retenu tout particulièrement l’attention de Bach : oubliant volontiers l’ensemble du sujet, c’est à un jeu fort divertissant que va se livrer le musicien, à partir du dessin en question…

Livre II, fugue 20  BWV 889/2

H. Keller: … Cette fugue se préoccupe fort peu des canons scolaires. Son sujet… ne reviendra jamais sous sa forme initiale, tout au long de la fugue...

Et bien d’autres fadaises encore...

Les autres points (scission, bi-tonalité, division des sujets sur deux lignes contrapuntiques et « divertissement ») sont liés et je ne peux mieux les illustrer que par quelques exemples très précis que je vous invite à méditer.

Afin d’aider les lecteurs moins avertis et aussi me dispenser de devoir reproduire des extraits musicaux déjà disponibles dans la collection complète, je partirai d’un exemple qui réunit toutes les qualités « d’un sujet théorique » de fugue, selon la conception académique : Jje veux parler de : Au clair de la lune, Mon ami Pierrot.

Ce sera le sujet type d’une partie de ma démonstration.

Mettons d’abord les choses bien au point, car de ces évidences dépendent toute la démonstration et l’absurdité des analyses proposées.

Un sujet, cela va de soi, et je n’aurais jamais dû être amené à rappeler cette notion, est toujours énoncé sur une seule ligne contrapuntique, par exemple au soprano : Au clair de la lune, Mon ami Pierrot. Et jamais, au grand jamais, par exemple au soprano Au clair de la lune, et la suite, Mon ami Pierrot, dans une autre voix.

Nous pouvons citer un exemple incontestable: le grand sujet (comme on l’appelle souvent) de l’Art de la fugue n’est jamais réparti sur deux lignes contrapuntiques. Un autre élément concerne l’augmentation et la diminution d’un sujet (voir les contrefugues de la même œuvre, 1080 / 6 / 7). Ces techniques d’écriture reprennent toujours la totalité du thème dans une même voix contrapuntique. Ce sont les bases mêmes du contrepoint et j’espère qu’il ne viendrait à personne l’idée saugrenue de les remettre en question. Je souligne aussi qu’il n’y a pas de modulation dans ce thème : mineur, évidemment.

Envisageons maintenant, en détail, l’analyse d’une première fugue :

Livre II, fugue 5  BWV 874/2

D. Tovey : Mais la seconde figure du sujet est incessamment tissée... dans la texture tout entière...

H. Keller: Car le motif B revient constamment, près de cent fois...

A. Girard : le second motif du sujet (B) étant aussi utilisé comme élément de contre-sujet (on ne peut parler véritablement de contresujet) et comme conduit...

J’ai repris ici les propos de A. Girard, à dessein, car c’est la dernière analyse que j’ai consultée et elle reprend strictement en d’autres termes les analyses de ces prédécesseurs. Rien de neuf, depuis D. Tovey !

Sujet : 

 A   B
Au clair de la lune Mon ami Pierrot
Sol majeur   majeur   

Deux tonalités : Pourquoi ?

Exposition du sujet au début de la fugue :

Les cinq premières mesures dans la voix de l’exposition, Au clair de la lune, Mon ami Pierrot, Mon ami Pierrot, Mon ami Pierrot, Mon ami Pierrot.

Relire plus haut l’embarras de A. Girard pour tenter de définir avec précision cette seconde partie du sujet !

Non, non et non : exposition d’un second sujet dans la même voix, selon les critères du xviiie siècle !

Cela nous est confirmé dans les mesures suivantes. Comment expliquer rationnellement cette distribution des voix autrement que par l’existence de deux sujets ?

Soprano : Mon ami Pierrot

Alto (mesure 10), Au clair de la lune

Soprano (mesure 22), Au clair de la lune (A)

Ténor : Mon ami Pierrot (B)

Mais, très important et même déterminant :

Alto (mes 25, mesure 25), Mon ami Pierrot (B)

Basse: Au clair de la lune (A)

Le renversement de ces deux éléments prouvent sans la moindre ambiguïté qu’il s’agit de deux thèmes réalisés en contrepoint double. Ceci explique les deux tonalités dès la première exposition: il ne peut s’agir que de deux sujets distincts.

ou encore mesure 38:

S: Mon ami Pierrot
A: Mon ami Pierrot
B: Mon ami Pierrot

Je vous invite aussi à relire les cinq dernières mesures de la fugue (46-50):

Mon ami Pierrot (seul à toutes les voix!). C’est une strette sur le second sujet.

Je pourrais multiplier les exemples, mais on remarque d’emblée l’absurdité de tenter de faire entrer ce type de fugue dans un moule de fugue à sujet unique. C’est strictement impossible.

Un second exemple tout aussi significatif.

Fugue 10 BWV 879/2

D. Tovey : Le contresujet qui est d abord exposé complètement par le soprano aux mesures 7-12 est ensuite divisé mélodiquement et harmoniquement entre deux parties adjacentes... représentation en deux parties du contresujet... les épisodes sont issus de la fin du sujet...

H. Keller : Le plus étendu, en outre, de tous les sujets que renferme le CBT,... ce somptueux sujet va engendrer une des fugues les plus simples quon puisse imaginer, simple par sa forme, simple aussi du point de vue de l’écriture contrapuntique... elle ignorera tous les artifices du style fugué... Le contresujet... Bach le traitera très librement... toute la fugue sera dailleurs agencée librement – le faisant passer, par exemple, du soprano à lalto, dans les mesures 13 à 18... Après lexposition, le sujet ne reviendra que six fois...

B. Mugellini: Le contresujet passe de la basse au soprano...

A. Girard : Sujet long, très contrasté, en trois motifs...

Dans les commentaires de D. Tovey il y a deux remarques dénuées de bon sens : La division sur deux voix d’un contresujet et la déduction que Bach fonderait l’ensemble des divertissements sur la fin du sujet. Ce point de vue revient couramment dans la plupart des analyses. Comment peut-on concevoir cette aberration qui n’existe dans aucun traité de fugue ?

Selon H. Keller qui traite cette fugue telle une fugue d’école: le sujet ne reviendrait que six fois alors que la fugue comprend 86 mesures !

A. Girard a bien remarqué les trois structures différentes du sujet, mais n’en tire aucune conclusion.

L’exposition de la fugue se présente ainsi:

Au clair de la lune, Mon ami Pierrot, Prête-moi ta plume (dans la même voix)

aux mesures 18 et suivantes : Mon ami Pierrot, Prête-moi ta plume.

aux mesures 44 et suivantes : Prête-moi ta plume, Mon ami Pierrot.

De même le contresujet doit être scindé en deux parties pour pouvoir être analysé correctement. Le premier est combiné avec Au clair de la lune (mesures 7 et 13), le second avec Mon ami Pierrot (mesures 9) et avec Prête-moi ta plume (mesure 26).

Concrètement au lieu d’être en présence d’une fugue libre, sans aucune structure, nous sommes en présence, selon les critères de l’époque, d’une fugue à cinq sujets, sans aucun divertissement.

Je pense qu’exposées ainsi les choses sont beaucoup plus claires. C’est dans cet esprit qu’il faut analyser la totalité du CBT afin de retrouver une unité de pensée dans le processus créateur du compositeur: avec des structures beaucoup plus courtes.

Il en est de même des « divertissements « introduit dès l’exposition de la fugue » selon les analyses de D. Tovey : il s’agit toujours de l’exposition d’un second ou d’un troisième sujet, selon le cas.

2) Réponse:  Au clair de la lune

1) Au clair de la lune, Mon ami… 3) Prête-moi ta plume (en lieu et place de: Au clair de la lune).

Bien souvent dans ce cas évoqué par D. Tovey (fugues12 et 22, BWV 881/2, BWV 891/2), ce second ou troisième thème est souvent davantage représenté que le premier ou les deux premiers sujets dans le cours de la fugue.

Pour terminer ce petit résumé des difficultés rencontrées dans l’analyse des fugues du CBT, je m’en voudrais de ne pas mentionner une particularité de l’analyse de la fugue 9 (BWV 854/2) du premier livre. C’est plutôt par espièglerie, pour montrer jusqu’à quel point il est difficile de sortir des sentiers battus, même pour des sommités.

Livre In fugue 9  BWV 854/2

D. Tovey: Dans cette petite fugue, cela ne vaut pas la peine de déterminer où finit le sujet et où commence le contresujet...

H. Keller: mais où donc se termine le sujet ? Pour Czackes, ce dernier prendrait fin après la première note de la mesure 2 (?) : on n’aurait là qu’une bien modeste ébauche de sujet ! Nous n’avons pas davantage d’impressions d’une fin dans la 2e mesure (au milieu). C’est bien plutôt au début de la 3e mesure que semble s’arrêter le sujet... Nous sommes donc en présence d’un cas exceptionnel...

On retrouve toujours le même problème à propos du sujet: forcément il y a en plusieurs (4 dans cette fugue).

Aux mesures 19 et 20, Bach n’énonce pas le début du sujet (une croche et une noire : notion fugue d’école). En fait, le compositeur ne travaille pas le premier sujet dans ces deux mesures.

Et bien, F. Busoni dans sa célèbre édition commentée du CBT, que je vous invite à consulter, déclare « sans vergogne » que le compositeur « a oublié (sic) » de noter la tête du sujet. Cette particularité revient deux fois dans les mesures concernées, il ne peut donc s’agir d’un oubli.

Or, F. Busoni était professeur de contrepoint à Berlin et il était considéré comme un spécialiste de Bach. à tel point que sa femme était même surnommée « Madame Bach-Busoni ».

Dans mon analyse, j’indique que les deux premiers sujets terminent cette fugue m’a donné beaucoup de fil à retordre.

Mais, allez-vous pouvoir admettre qu’un sujet puisse être constitué de deux notes seulement ?

Voilà, véritablement ce que sont aussi les fugues du CBT: pas uniquement un travail pénible et fastidieux, mais aussi un amusement pour Bach et un traquenard pour l’analyste. C’est un jeu pour le compositeur dont le but pourrait se comparer à une célèbre maxime d’un humoriste français: « Vous ne l’aviez pas vue celle-là ! »

Jespère avoir pu livrer quelques nouveaux angles dattaque qui permettront à celles et ceux qui s intéressent de près à la structure des fugues de J.-S. Bach de considérer une lecture différente de celles-ci.

Si j ai pu donner quelques clés, je ne possède malheureusement pas tout le trousseau. Il reste encore quelques portes rebelles à ouvrir Je veux parler, entre autres, de quelques fugues, dont je nai pas encore réussi à déceler toutes les subtilités. En fait, je lai déjà souligné, les structures envisagées dans les différentes analyses sont trop longues.

Un des premiers exégètes a avoir émis cette hypothèse est L. Czaczkes.

Souvent cité par H. Keller, L. Czaczkes propose dans ses analyses des sujets beaucoup plus courts que ses confrères, malheureusement ce point de vue ne semble pas être étayé par une vision densemble. Il a cependant raison, par exemple pour la 20e fugue (BWV889/2) du second livre du CBT, où il propose les quatre premières notes comme sujet. En effet, il s agit du premier sujet. Mais voilà, H. Keller et tous les autres exégètes réfutent les analyses de Czaczkes, car ils considèrent que quatre notes ne sont pas suffisantes pour faire un beau sujet.

Ils raisonnent en mélodistes du xixe siècle plutôt quen contrapuntistes du xviiiIe siècle. De fait, dans les fugues de J.-S. Bach, il n y a véritablement aucun thème intéressant du point de vue mélodique. Ce sont des structures élaborées dans le seul but d’être combinées avec d’autres éléments. Ce sont ces combinaisons entre les contrepoints qui permettent de déterminer la longueur des différents thèmes. La plénitude de la musique de J.-S. Bach provient de lagencement de ces différentes structures. Il suffit d’écouter des œuvres comme les Chœurs dentrée des cantates (BWV 147/1), pour sen convaincre. Ces œuvres sont élaborées à partir d’éléments différents. Il ne s agit en aucun cas dune musique de développement qui serait élaborée à partir dune cellule unique. Si je peux me permettre ce jeu de mots facile, on est vraiment passé à côté du sujet.

On le constate, il y a encore beaucoup de travail et je ne sais si j aurai le temps de tout comprendre avant mon «dernier soupir». Il faut donc savoir rester modeste devant ces œuvres grandioses, et nous pouvons tous certainement reprendre un peu à notre compte le titre humble et évocateur du livre de A. D. Dieny :  « Pardon Bach ».

 Claude Charlier
7 avril 2020

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Mercredi 22 Avril, 2020 2:50