4 novembre 2020 —— Jean-Marc Warszawski.
Jedrzejewski Franck, Hétérotopies musicales : modèles mathématiques de la musique. Hermann, Paris 2019 [670 p.; ISBN 979 1 0370 0067 5 ; 38 €].
L’auteur de ce livre, Franck Jedrzejewski a une carte de visite des plus impressionnantes. Chercheur en physique mathématique au CEA, enseignant à l’Université Paris-Saclay, membre du comité éditorial du Journal of Mathematics and music, il a publié une vingtaine d’ouvrages. Il est également docteur habilité à diriger des travaux en musicologie et en philosophie.
Pourtant, son ouvrage, bourré d’érudition, ne nous semble pas une grande réussite, car au-delà de la virtuosité mise en œuvre pour en mener les près de sept-cents pages, on se demande à qui il s’adresse et quelle peut être la connaissance qu’il nous délivre, propre à enrichir, voire à déplacer, pourquoi pas, à repousser nos horizons quant à la musique et ce qui s’y rapporte.
La démarche quasi encyclopédique et la richesse indéniable du savoir qui fondent ce travail ont peut-être mené au fait que l’esthétisation a pris le pas sur la thèse et sa pédagogie, sous l’influence certaine d’une philosophique qui pose le primat de l’idée plutôt que celui de la matière. Au premier chef, nous évoquerons l’illusion de la pluridisciplinarité, plutôt celle de la possible fusion de disciplines différentes rapportées à un objet, ou de leurs inter-importations ou inter-exportations. D’autant que la musicologie n’est pas une discipline, mais une pratique qui fait appel à de nombreuses disciplines sans les absorber ni les confondre. Au premier plan, l’esthétique (qui est philosophique), l’histoire, mais aussi, à plusieurs titres, la numérisation, surtout liée à la physique vibratoire du son.
Il y a derrière cette illusion un principe essentialiste, qu’on le veuille ou pas, qu’on le conceptualise d’une manière ou d’une autre. L’essentialisme, cette opération qui en dit plus sur l’espérance unificatrice intellectuelle et psychologique de l’observateur que sur la réalité ce qui est observé. C’est un jeu de l’esprit qui voudrait ramener la diversité hétérogène à une unité qui serait origine (l’auteur parle de germes), et par cela atteindre Vérité, voire explication du tout. Cette origine peut être temporelle, un début engendrant par sa nature toute la suite, ou être structurelle, ce qui est plutôt le cas ici. Historicisme événementiel contre structuralisme intemporel et universel, où la numérisation, jusques y compris comme analogie de la réalité observée, joue un grand rôle.
En fait, il s’agit d’une inversion idéaliste, qui projette sur la réalité physique du monde, diverse et contradictoire, le besoin d’une pensée cohérente et unifiée. C’est pourquoi, voulant à propos de la musique et de la musicographie réunir la somme de ses connaissances, lectures et questionnements en philosophie, mathématiques, physique, « musicologie », l’auteur en dit plus sur lui-même que sur l’objet supposé de son étude, laquelle, sous couvert de la rationalité des chiffres et formules mathématiques, développe une métaphysique tout de même parsemée de lieux communs (la musique exprime-t-elle les affects qu’elle provoque ?) et de déclarations d’intention sans suite ni discussion (la musique de Wagner est indissociable de Louis II) [p. 41]
L’espérance en d’éventuels universaux (l’essentialisme des structuralistes) est donc au centre de ce livre : « Car les germes se constituent aussi dans ce qu’Ingarten appelle les moments non sonores (ou extra-acoustiques [donc au-delà de la musique, jmw] de l’œuvre musicale. Ils ont une richesse « transverse » dans laquelle on peut espérer trouver des universaux. Mais pour cela il faut considérer l’œuvre musicale comme un objet en devenir, avec toute sa complexité et ses plans de tangence, ce que j’ai d’ailleurs appelé le musicaloïde, l’œuvre ou le devenir de l’œuvre dans toutes ses dimensions (sociologique, musicologiques, historiques), une fois posée la réalité sociale et politique, on peut discuter de la métaphysique de la musique »… [p. 40]. Étant entendu que « la musique est une métaphysique ».
En d’autres termes, posons la matérialité du monde pour en discuter l’immatérialité. Nous retrouvons là les philosophes de l’Antiquité qui pensaient que le monde physique était une réalisation imparfaite de l’Idée (pour eux le monde réel).
Même le geste du musicien est une « réaction » … « mobilisant les énergies de son corps propre » (citant Yves Citton)… « C’est bien l’énergie interne de mon corps qui me fait bouger… » (idem) [p. 479].
En réalité, il y a une différence entre les qualités d’un objet qui sont saisis par l’expérience observable (la rationalité propre à la science moderne), et les qualités qu’on y projette dans l’intention d’enrichir la cohérence d’un discours ou d’une vision du monde ou une distinction, ou une appropriation poétique ou esthétique personnelle. D’autant que « la musique » est une notion totalement abstraite, essentialiste, qui désigne une collection d’objets disparates. On ne compose, ni ne joue, ni n’entend « de la musique », comme on ne peut tenir « du fruit » au creux de la main. Rationnellement, on devrait employer ce terme au pluriel. Ainsi peut-on écouter les musiques comme on aime les fruits, on compose des musiques comme on cultive des fruits, on aime certaines musiques comme on aime certains fruits.
Nous ne comprenons pas pourquoi Franck Jedrzejewski reprend à son compte le concept d’hétérotopie, qu’il pense, comme on le lit partout, être une invention de Michel Foucault, lequel d’ailleurs, le prétend également. C’est d’abord un terme de médecine, ou de biologie, qui désigne un développement cellulaire (ou d’organes) à un mauvais endroit du corps. D’où aussi le terme d’hétérochronie (qu’on retrouve aussi chez Foucault), puisque la nature du développement temporel y a son importance.
On cite en général, de Foucault, une conférence intitulée « Des espaces autres », prononcée le 14 mars 1967 (l’auteur commet une petite erreur en avançant l’année 1969), au Cercle d'études architecturales. « Hétérotopie » devient alors un terme bateau des études en architecture. Cette conférence est éditée en octobre 1984, quatre mois après la mort du philosophe, par la revue Architecture, Mouvement, Continuité (AMC).
En réalité, ce terme apparaît déjà en dans Les mots et les choses (1966), à propos d’un texte de Jorge Luis Borges, sur La langue analytique de John Wilkins (dans « Autres inquisitions, 1952), dans lequel on peut lire un classement des animaux, hétéroclite, pour ne pas dire absurde et amusant, qui interrogea Foucault.
Ces catégories ambiguës, superfétatoires, déficientes rappellent celles que le docteur Franz Kuhn attribue à certaine encyclopédie chinoise intitulée Le marché céleste des connaissances bénévoles. Dans les pages lointaines de ce livre, il est écrit que les animaux se divisent en a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches.
Les 7 et 11 décembre 1966, Michel Foucault et intervenu sur France Culture (« L'heure de culture française » de Robert Valette) sur ce concept lié à celui d’utopie du corps, le corps étant « le lieu sans recours auquel je suis condamné ». C’est contre lui, « comme pour l’effacer qu’a fait naître toutes ces utopies », qui sont paradoxalement nées du corps lui-même. Pour Foucault, ces utopies seraient des lieux où l’on pourrait imaginer, au contraire, la perfection de son corps, un corps incorporel. Ces utopies concourent à faire disparaître les corps qui ne sont révélés que par le miroir et la mort, ou plutôt l’état de cadavre.
Mais certaines de ces utopies peuvent avoir des lieux réels, comme réalisation en quelque sorte des utopies : L’hétérotopie qui s’avère être pour le philosophe, un imaginaire qui nous porte à détourner des lieux, comme le grenier pour les enfants, le fond du jardin, le lit des parents qui peut être vaisseau ou cachette dans les bois, par sa virtuosité poétique, il y ajoute des lieux comme l’école, l’hôpital, le cimetière.
Son magnifique art du langage efface les frontières entre réalité imagination et fantasme, mais son concept d’hétérotopie qui n’a rien d’avéré, ni aucune qualité instrumentale collective, reste à l’état d’une vision personnelle, une esquisse qu’il a d’ailleurs rapidement abandonnée, après l'avoir lancé comme une nouvelle science.
On ne comprend donc pas la présente récupération, dans le domaine musical de ce concept qui fait titre et devrait être central. À aucun moment, l’auteur ne discute Michel Foucault, ne travaille pour son propre compte ce concept. Il règle cette question en reprenant en quelques lignes les présentations tout venant qui traînent sur le Net, et au point final, on se demande ce que cela veut dire et quel rapport il y a avec la musique, l’esthétique musicale ou les mathématiques rapportées à la musique.
On peut s’étonner qu’un docteur en philosophie passe ainsi à côté de concepts, dont celui qui devrait justifier tout le livre, en être le centre, sans y entrer, les décomposer et en recomposer les éléments, les interroger, les objecter, pour s’il le faut, mieux les affirmer, les interconnecter, évoquer leurs ramifications et généalogies, les citations servent en grande partie à cela, plutôt que s’en faire un parapluie d’autorité. Cela pour justifier leur nécessaire réduction au sein d’un discours tiers dont ils ne sont pas directement l’objet.
Cette manière de simplement poser leur existence relève typiquement d’un positivisme qui mène à penser, à tort, que le fait d’exposer des objets de manière judicieuse crée du sens, d’une proposition à l’autre, comme l’alignement d’objets dans les muées archéologiques. Tout le livre est affecté par ce défaut, où idées et citations pullulent, juxtaposées sans discussion ni articulations dialectiques, sans qu’on y trouve cette philosophie, qui permettrait au cyclope d’accéder à la vision binoculaire, comme Kant l'écrivait.
En fait, ce travail s’inscrit dans la tradition de longue durée du traité de musique de monde, ou musique mondaine, comme on dénommait la chose au moyen-âge, depuis la numérisation du son (musical) par les intellectuels de la Grèce antique, lesquels, par analogie de la proportionnalité de la hauteur du son et des corps résonants, voulaient atteindre le son des planètes (des sphères) en mouvement, conséquence au fait que tout corps mouvant émet un son, et en pénétrer d'autres secrets. Une discipline, concernant aussi peu la musique que les musiciens, qui s’est trouvée attachée aux études d’astronomie du quadrivium (niveau supérieur, après le trivium), universitaire dès le moyen-âge.
Sans aucun doute, ce livre fera la joie des très nombreux mordus de numération musicale et de numération tout court, touchant ici de très nombreux aspects musicaux, y compris les plus courus que sont les échelles et les accordages qui peuvent encore déchaîner les passions.
La contre-partie de cette foultitude de notions, de thèmes, de concepts et de noms peuplant ces pages (900 références bibliographiques !), suscite le sentiment que beaucoup a été plus survolé qu’approfondi, ou ne dépassant pas les résumés de vulgarisation populaire, simplement recopiés, d’où les imprécisions ou les confusions, qui peuvent surgir ici et là1-3.
Ces travers dans des publications à prétention universitaire ne sont pas rares. Ils donnent l’impression qu’il faut faire du chiffre, de l’étalage, plutôt qu’exercer la discussion, la pensée critique, et la création de sens. Cet ouvrage n’est certainement pas le pire de ceux que nous avons reçus dernièrement, loin de là. C’est plutôt un projet impossible dès le départ, d’unifier l’hétérogène avec un improbable concept repris de Michel Foucault, et de n'avoir pas concentrer le propos aux nécessités du sujet, qui est traité, les modèles mathématiques de la musique.
Jean-Marc Warszawski
4 novembre 2020.
1. La série dodécaphonique, droite, rétrograde, renversée et récurrente forme bien 48 éléments de départ, mais sans les transpositions comme il est indiqué à tort [p. 382]. Cette série n’est pas une invention d’Arnold Schönberg, mais il est vrai que l’auteur rend grâce à Joseph Matthias Hauer au paragraphe suivant. Il est aussi un peu court de parler de la série comme une occasion d’échapper à l’harmonie tonale depuis Wagner, alors que dans l’esprit de Schönberg, il s’agit d’un dépassement dialectique (hégélien) d’une harmonie tonale déstructurée par un chromatisme « sauvage », qu’il lui semblait à l’époque, nécessaire de théoriser et de policer, comme il l’explique dans Le style et l’idée, cité dans la bibliographie.
2. Il y a souvent le ton de leçon récitée, pour ne pas dire recopiée, comme pour ce qui concerne les tons d’église [p. 270], ou tout semble survolé sans explication ni réflexion personnelle, où il ne suffit pas de reprendre d’une autorité qu’il faut dire « ton psalmodique » et non pas « mode » pour ce qui concerne le plain-chant (pas « chant grégorien »), il faudrait aussi dire pourquoi, et expliquer quelque peu les nombreux termes employés, voire renvoyer à des exemples musicaux. On retrouve aussi la confusion avec les modes théoriques de la Grèce antique, dans lesquels quelques moines du moyen-âge se sont emmêlés. Mais il y a bien 8 tons de plain-chant, définis par leur finale qui donne le nom au ton, plutôt quatre : do, ré mi fa, selon deux modes. En authente on ne peut descendre au-dessous de la finale, en plagal on descend d’une quarte au-dessous de la finale. Nous avons un peu de mal avec cette idée de déploiement vers le haut ou vers le bas employé ici.
3. Il est discutable d’identifier le mode blues à une échelle pentatonique. Cela n’est pas rare et provient à notre avis d’une certaine confusion avec la musique populaire irlandaise passée dans la country. Le mode blues est une « perversion » du mode majeur tonal, qui joue avec la tierce sur l’ambiguïté majeur/mineur, blue note, aussi sur la tension quinte-quinte diminuée, également blue note (en quelque sorte une sensibilisation de la tierce et de la quinte de l’accord). On peut exprimer ce mode ainsi : tonique, tierce mineure, demi-ton (tierce majeure), demi-ton (quarte), demi-ton (quinte diminuée), demi-ton (quinte), tierce mineure (septième). Le blues mineur, c’est-à-dire l’exclusion de la tierce majeure, nous semble avoir surtout été employé dans le rock progressif à partir des années 1970, devenant ainsi plus modal et moins caractérisé.
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