Ce Suédois d’origine allemande, dont on a fait parfois un « Mozart suédois », a longtemps figuré au rang des laissés-pour-compte d’une époque décidément trop riche, mais grâce au disque justice a pu enfin lui être rendue, deux siècles après sa mort.
Né en Allemagne, il étudia d’abord à Mannheim, puis élargit ses horizons au droit et à la littérature en passant par les universités de Mayence, Erfurt et Göttingen. C’est d’ailleurs dans cette dernière ville, et au sein d’un cercle littéraire, que se noua sa destinée : il y rencontra en effet un étudiant suédois qui, en lui vantant les brillantes perspectives artistiques offertes par son pays depuis l’accession au trône de Gustave III, le convainquit en 1778 de tenter sa chance à Stockholm. Kraus, qui avait déjà diverses œuvres à son actif, parvint à s’y imposer comme compositeur et chef d’orchestre, et, de 1782 à 1787, se vit offrir de voyager un peu partout en Europe pour se perfectionner, ce qui lui permit notamment de fréquenter deux grands compositeurs qui marquèrent fortement son style, Gluck et Haydn. C’est pendant ces quelques années et les cinq suivantes, avant d’être emporté prématurément par la tuberculose, qu’il écrivit ses œuvres les plus accomplies, dont certaines furent d’ailleurs publiées à Vienne ou à Paris. Parmi elles, quelques grands ouvrages pour la scène et diverses compositions vocales, et surtout un corpus instrumental de haute volée où, notamment dans le registre orchestral, se révèle un talent puissant et original.
En dehors de diverses ouvertures et de quelques concertos (un pour violon et — plus intéressants — deux pour alto et un autre pour alto et violoncelle), on n’a conservé de Kraus qu’une douzaine de symphonies. Certaines d’entre elles (VB 128-130) remontent à ses années de jeunesse et, bien qu’alertes, colorées et efficaces, témoignent encore d’une forte influence de l’école instrumentale de Mannheim. Déjà beaucoup plus caractéristique du compositeur, celle en ut majeur (VB 138) de 1779, avec violon obligé, nous rapproche du Kraus qu’on aime, « celui des combinaisons sonores savoureuses et hardies, de la dramatisation poussée à l’extrême par un jeu savant de contrastes et de tensions. »1
Viendront par la suite quelques-unes de ses plus belles réussites, où se déploient tout à la fois ses audaces d’harmonie et d’orchestration et un dramatisme de plus en plus nettement assumé. Ce sont notamment les Symphonies en ut majeur (VB 139), en mi♭majeur (VB 144) et en ut mineur (VB 142), cette dernière — la plus emblématique des trois — étant issue d’une œuvre antérieure en ut♯mineur. S’y ajoutera, à nouveau en ut mineur et en quatre sublimes mouvements lents, la symphonie « funèbre » (VB 148) que le musicien écrivit pour accompagner la mise au tombeau de son protecteur Gustave III, mort assassiné en 1792. « Chef-d’œuvre formel absolu, elle culmine avec la citation d’un choral suédois ensuite varié dans un Adagio poignant suivi d’une fugue évoquant la destinée de l’âme, avant la reprise ultime du motif initial aux timbales voilées. »2
Joseph Martin Kraus, Concerto pour alto et violoncelle en sol majeur, VB 153a, II. Adagio, par David Aaron Carpenter, Riita Pesola et le Tapiola Sinfonietta.Et tout cela sans compter quelques ouverture sà marquer elles-mêmes d’une pierre blanche, comme celle en re mineur (VB 147), particulièrement dense, voire sévère dans sa fugue terminale, et l’ouverture pour Olympie, une pièce vibrante et théâtrale écrite pour accompagner une représentation de l’œuvre de Voltaire. Ne connaîtrait-on de Kraus que cette poignée de compositions, on serait vite acquis à la cause de ce musicien, et assez d’accord avec le jugement de Haydn qui, après avoir entendu une de ses symphonies à Esterhaz en 1783, n’hésita pas à parler à son propos de chef-d’œuvre éternel.
Joseph Martin Kraus, Ouverture pour Olympie par l'Orchestre de chambre suédois, sous la direction e Petter Sundkvist.Un catalogue assez restreint à nouveau, et des œuvres qui, par nature, ne bénéficient pas de la force de frappe orchestrale qu’on apprécie tant chez le compositeur. Pour autant, on a là encore des pages qui valent le détour, par exemple un vaste et très séduisant quintette pour flûte et cordes en re majeur composé à Vienne en 1783 ; un grand trio pour violon, violoncelle et piano en re majeur, datant probablement de 1787, dont l’élégance radieuse et l’impétuosité invitent à des rapprochements avec le grand Haydn ; une sonate pour violon et piano en ut majeur, écrite à Paris en 1785, d’une atmosphère tourmentée et d’une architecture très solide, ainsi que quelques quatuors à cordes non dépourvus de traits personnels, comme ces teintes sombres et autres ruptures de ton qu’affectionne le compositeur. Surprise supplémentaire chez un musicien qui n’en est pas avare : ses quelques œuvres pour piano, dont deux sonates datant des dernières années du musicien, des pages amples et inventives qui témoignent elles aussi du génie singulier de Kraus. L’une, en mi♭majeur, résulte de la transcription d’une sonate pour violon et piano publiée à Paris en 1785. L’autre, en mi majeur, « une des plus remarquables de l’époque classique, est belle, mais aussi d’une grande originalité, tant au plan expressif que pianistique. Le Vivace initial évoque le Haydn tardif, mais avec l’Adagio s’ouvrent des horizons nouveaux. Ce deuxième mouvement débute par une mélodie très chantante, puis se transforme en fantaisie aventureuse pour déboucher sur une sorte de réexposition amplifiée dans une tonalité éloignée, puis sur un menuet et enfin sur un retour de l’Adagio. Le troisième mouvement, en forme de thème et variations, est étrangement proche de Beethoven (on songe même à son opus 109, dans la même tonalité). L’œuvre pour finir se dissout dans le silence. »3
Quintette pour flûte et cordes en re majeur, VB 188, III. Con brio, par Lena Weman, Jaap Schröder, Per Sandklef, Björn Sjögren et Karl Ottesen.1. Parouty Michel, dans « Diapason » (463), octobre 1999.
2. Cospain Dominique, dans « Diapason » 392), avril 1993.
3. Vignal Marc, dans « Le Monde de la musique (279), septembre 2003.
Michel Rusquet
5 juin 2019
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