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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte : la musique instrumentale en Bohème et Moravie au temps de Mozart et de Haydn.

La musique instrumentale de Jan Ladislav Dussek (1760-1812)

Jan Ladislav Dussek (1760-1812)

Dussek invite à un parallèle avec Clementi : lui aussi fut un immense virtuose du piano, dont on louait le jeu à la fois puissant et nuancé ; lui aussi fut un grand « sonatier » et, en tant que tel, eut une influence certaine sur Beethoven ; et le parallèle pourrait être étendu à sa production, tout aussi inégale que celle de son concurrent, le meilleur étant largement concentré, chez lui également, dans les grandes sonates pour piano.

Originaire de Bohème, il part dès l’âge de dix-neuf ans à la conquète de l’Europe, entamant une carrière itinérante qui, entre tournées de concerts et postes fixes, va le conduire un peu partout. Il est d’abord organiste à Malines, puis commence sa carrière de pianiste à Amsterdam et La Haye, avant de se produire à Hambourg où il rencontrera C.P.E. Bach. Après un séjour à la cour de Catherine II à Saint-Pétersbourg, il passe un an en Lituanie comme Kapellmeister du prince Radziwill. Suit une brillante tournée en Allemagne, puis, en 1786, ce seront ses débuts à Paris où il suscitera l’enthousiasme du public et de Marie-Antoinette. Fort du soutien de la famille royale, il décide de s’y établir durablement, mais, en 1789, la prudence va le conduire à émigrer à Londres où il vivra une dizaine d’années. Il y donne de nombreux concerts, notamment aux fameux concerts Salomon aux côtés de Haydn et de Clementi, et y devient un pédagogue très recherché. Parallèlement, il s’intéresse de près à l’activité du facteur de pianos Broadwood, et, initiative malheureuse, il va fonder une maison d’édition qui ne tardera pas à faire faillite, de sorte qu’en 1799, notre homme va s’enfuir à Hambourg pour échapper à ses créanciers et à la prison. Il y séjournera deux ou trois ans, après quoi on le retrouve successivement au service du prince Louis-Ferdinand de Prusse, du prince d’Isenburg, puis de Talleyrand. Dans ses dernières années parisiennes, il sera en proie à une sévère maladie mentale dont on a dit qu’elle n’était pas sans rapport avec ses excès de boisson, et devra mettre un terme à sa carrière, mais, jusqu’à sa mort à Saint-Germain-en-Laye en 1812, il restera hautement considéré en tant que compositeur.

Œuvres pour piano

Au sein d’un catalogue particulièrement abondant, incluant inévitablement de vastes lots de pièces à vocation pédagogique, c’est la cinquantaine de sonates pour piano que Dussek nous a laissée qui constitue la part la plus intéressante de son œuvre. « Injustement négligées aujourd’hui, ces sonates sont dans l’ensemble des pages de grande qualité. Le langage de Dussek y est tout à fait original, son style est brillant et sa technique difficile. Il exploite tous les effets d’une harmonie audacieuse et pleine d’invention, en particulier dans ses traits chromatiques ou dans ses enchaînements d’accords étonnants. Si sa musique est le reflet des influences qu’il subit — celles de Carl Philipp Emanuel Bach, de Mozart, de Haydn, de Clementi ou de Beethoven, ses contemporains, celle du folklore tchèque qu’il a assimilée —, on y trouve aussi un sens de l’expressivité, un lyrisme dans les phrases mélodiques, un choix de modulations inattendues et de tonalités rares qui lui donnent une véritable dimension romantique. On peut affirmer que Dussek anticipe parfois sur l’art d’un Chopin, d’un Mendelssohn ou d’un Schubert. »1

Sonates des opus 2 à 31

Une dizaine d’opus pour une petite trentaine de sonates composées au cours des années 1785-1795. Elles sont écrites en deux ou trois mouvements, et, pour certaines, avec accompagnement de violon ad libitum (voire obligé dans le cas des deux premières de l’opus 5). On n’y cherchera pas de chefs-d’œuvre accomplis, et pourtant l’amateur passionné y trouvera déjà de quoi satisfaire sa curiosité. Par exemple avec la Sonate en la bémol majeur opus 5 no 3 (C 43), qui montre toute l’assurance et le savoir-faire du jeune compositeur ; ou avec les trois sonates opus 9 (C 57-59), assez brillantes, et au moins autant avec les sonates opus 10 nos 2 et 3 (C 61-62), plus personnelles et finalement plus réussies ; ou encore à travers les subtilités diverses — parmi lesquelles quelques échappées schubertiennes — des sonates en si♭majeur opus 24 (C 96) et en re majeur opus 31 no 2 (C 133).

Jan Ladislav Dussek, Sonate opus 10, no 2, en sol mineur, C 61, par Geoffrey Govier, pianoforte.
Jan Ladislav Dussek, Sonate opus 31, no 2, en re majeur, C 133, II. Adagio con espressione, par Bart van Oort, pianoforte.

Sonates des opus 35 à 47

Dans ce lot de sonates écrites entre 1796 et 1801, en deux, trois ou quatre mouvements selon les cas, figurent des œuvres qu’il est permis d’oublier : les deux sonates opus 47 et les six de l’opus 46, toutes du genre « sonate facile ». On y trouve aussi quelques sonates (opus 39, opus 43 et opus 45) qui, malgré d’indéniables qualités, pourront paraître modestes, mais s’il en est ainsi, c’est surtout que, dans cet ensemble, deux opus s’imposent avec netteté.

Il s’agit d’abord des trois sonates opus 35 (C 149-151) : « Premier opus à marquer d’une pierre blanche ; ses propres découvertes combinées aux meilleures leçons du passé se concentrent dans ce trio de sonates où Dussek ne s’adresse plus (selon la dialectique de Philipp Emanuel Bach) à l’amateur, mais au connaisseur. »2  Grandes sonates en effet que ces trois-là, tout spécialement l’opus 35 no 1 en si♭majeur (au premier mouvement particulièrement impressionnant) et l’opus 35 no 3 en ut mineur. S’agissant de cette dernière, « un mordu de Beethoven élira certainement cette sonate avant bien d’autres de Dussek : elle ajoute une trente-troisième sœur à la famille qu’il idolâtre. En particulier l’allegro agitato assai, si l’on n’en connaît pas l’auteur, fait illusion jusqu’au bout ; et ce n’est pas uniquement affaire d’ut mineur […]. La même découpe des motifs, la même sorte de véhémence, d’inflexibilité (et les points d’orgue, et les croisements de mains, et les batteries insistantes) qu’on verra aux sonates en mode mineur de la jeunesse beethovénienne s’y trouvent présagées. »3  Et la suite est à l’avenant, tel cet ample adagio patetico ed espressivo, un mouvement qui enchante par ses trouvailles harmoniques et captive par son « esthétique de la surprise ».

Jan Ladislav Dussek, Sonate opus 35, n° 3, en ut mineur, C 151, par Frederick Marvin.

On en dira tout autant de l’autre grand opus de cette époque intermédiaire, constitué d’une seule « grande sonate», celle en mi♭majeur opus 44 (C 178), qu’on ne peut s’empêcher de rapprocher de l’opus 81 a, « Les Adieux », de Beethoven. Dussek, qui la dédia à son ami Clementi, l’écrivit en effet au moment de quitter l’Angleterre et l’intitula « L’Adieu ». « Son titre, sa tonalité de mi♭mineur et l’expression qui s’exhale de ses quatre mouvements donnent sans conteste un avant-goût de la sonate du même nom composée par Beethoven quelques années plus tard. Les treize mesures sombres et graves de l’introduction pathétique impriment à cette pièce une rare dimension romantique. Le mouvement lent, Adagio, impose la persistance fiévreuse d’un motif développé avec variété. Après le menuet, le finale repose sur un rythme syncopé et sur une coloration harmonique particulièrement expressive. »4

Jan Ladislav Dussek, Sonate opus 44, en mi♭ majeur, C 178, I. Introduzione : Grave - Allegro moderato, par Malcolm Bilson, pianoforte.

Sonates des opus 61 à 77

Réparties entre cinq opus différents, ces cinq sonates sont le fruit des dernières années créatrices du musicien, avant que la maladie le condamne au silence. Deux d’entre elles (l’opus 69 no 3 en re majeur, parfois à l’honneur pour son finale intitulé « La Chasse », et l’opus 75 en mi♭majeur) ne retiennent que modérément l’attention, alors que les trois autres sont à ranger parmi les grandes oeuvres de Dussek.

Sommet absolu et incontesté : la sonate en fa♯mineur, opus 61 (C 211) sous-titrée « Élégie harmonique », que Dussek écrivit en 1806-1807 à la mémoire de son ami le prince Louis-Ferdinand de Prusse, tombé à la bataille de Saalfeld. « Une imagination audacieuse, dans la forme comme dans la virtuosité, dans l’harmonie comme dans la mélodie, nourrit ces pages où l’on peut d’avance désigner du doigt, à telle phrase, à tel accord, tel ou tel des futurs romantiques. L’œuvre, en deux mouvements, est sombre, presque du début à la fin, dans la persistante couleur de cendre de ce fa ♯mineur qui convient si bien à l’élégie, à la déploration. »5  « Elle débute par une introduction au tempo agitato en fa♯mineur, de caractère improvisé, et parsemée de surprenantes modulations. Le rythme funèbre des syncopes initiales […] s’anime peu à peu en de pathétiques traits de doubles croches. L’introduction s’enchaîne, sur les mêmes syncopes obsédantes et expressives, à un Lento patetico dont les chromatismes douloureux marquent l’ensemble d’une véritable tension dramatique. On retrouve cette écriture syncopée dans le finale, Tempo vivace e con fuoco quasi presto.6

Jan Ladislav Dussek, Sonate opus 61, en fa♯mineur, C 211, I. Lento patetico - Tempo agitato, non presto, par Ilya Poletaev.

Chopin et Schubert étaient déjà présents dans cette merveilleuse « Élégie harmonique ». On en retrouve des pré-échos, agrémentés de traits avant-coureurs de Schumann et même de Brahms, dans la magnifique sonate qui suit, la grande sonate en la♭majeur, opus 64, ou 70 (C 221) intitulée « Le Retour à Paris ». De 1807, cette sonate en quatre vrais mouvements portait un autre titre dans son édition anglaise, celui de « Plus ultra », riposte ironique à une sonate « Non plus ultra » écrite par un autre virtuose de l’époque, un certain Joseph Woelfl, qui se piquait d’y avoir atteint la quintessence du brio pianistique. Fort heureusement, Dussek n’a pas cédé à la virtuosité gratuite et nous a laissé là une de ses plus belles créations. On y appréciera en particulier les deux mouvements extrêmes, dont un brillant finale écrit sur un rythme de polka. Et on ne pourra qu’être frappé par tout ce que l’œuvre annonce des grands musiciens qui vont suivre, « autant dans les progressions harmoniques, le chromatisme aventureux des modulations, la richesse mélodique, que dans l’invention instrumentale ; et quelle variété d’inspiration, du fougueux et de l’ardent à l’humoristique, en passant par le sentimental… »7

Jan Ladislav Dussek, Sonate opus 64 en la♭majeur C 221 « Le Retour à Paris », IV. Finale. Scherz - Allegro con spirito, par Jan Novotny.

Enfin, et avec une résonance toute particulière, voici la sonate en fa mineur opus 77 (C 259) dénommée « L’Invocation ». « L’ultime sonate de Dussek est l’ouvrage d’un homme malade, et l’on ne doit guère se tromper en imaginant que l’invocation en question s’adresse à la divinité. C’est la plus sombre, la plus sourdement agitée de toutes ses sonates, et certains de ses cris, plus encore que pathétiques, sont désespérés. N’en faisons pas pour autant un chant du cygne, et ne lui octroyons pas une palme qu’elle ne mérite qu’à demi. L’œuvre est puissante, parfois saisissante, et riche de musique ; ce n’est pas la plus belle sonate de Dussek. »8 Sans doute, mais, à l’écoute de cette vaste construction en quatre mouvements, on échappe difficilement à l’impact dramatique de l’Allegro moderato ma energico initial, de même qu’à la passion tragique du rondo final ou à la transparente poésie du deuxième mouvement (Tempo di minuetto con moto).

Jan Ladislav Dussek, Sonate opus 77, en fa mineur, C 259 « L’Invocation », par Hanus Barton.

Au catalogue de Dussek figurent diverses partitions à quatre mains ou pour deux pianos (Sonate opus 26), des œuvres rafraîchissantes qui, à défaut de prétendre au génie, se révèlent de fréquentation fort agréable. On y trouve par ailleurs tout un lot de pièces diverses pour piano solo (sonatines, variations, rondeaux, pièces à titres…) aux ambitions généralement très limitées, au sein desquelles se distinguent toutefois deux pages très intéressantes, « exemples précieux de ce que devaient être les improvisations de Dussek, la Fantaisie et Fugue en fa mineur opus 55 (C 199), publiée en 1804 et dédiée à Cramer, longue folie modulatoire dans tous ses volets, même celui qui prétend sacrifier aux règles d’une forme rigoureuse entre toutes ;  et surtout la fantaisie en fa majeur opus 76 (C 248), publiée en 1811, plus longue encore et plus fantasque en son enfilade de huit mouvements dépareillés. »9

Œuvres de chambre

Mettons ici à part la contribution que Dussek a apportée au répertoire de la harpe, un instrument qu’il pratiquait également, et qui réunit pièces en solo et œuvres de musique de chambre. Derrière cette production se profile surtout la silhouette d’une virtuose de l’instrument, cette Mme Krumpholtz qui fut pour notre musicien bien plus qu’une muse. On a là des œuvres très modestes, certes, mais délicieusement galantes et raffinées, et d’une écriture au classicisme délicatement préromantique.

Jan Ladislav Dussek, Sonate opus 36, pour harpe et piano, par le Duo Praxedis.

Pour le reste, l’abondant catalogue de chambre de Dussek, qui couvre tous les genres allant du duo au quintette (et presque toujours avec piano), ne suscite qu’un intérêt limité. Seules quelques œuvres sont parfois retenues, comme le trio pour flûte, violoncelle et piano opus 65 ou le quintette avec piano opus 41. Mais, même dans les partitions qui échappent ainsi à l’oubli, on déplore trop souvent la juxtaposition de moments inspirés et originaux et de passages assez creux et superficiels, marqués davantage par la recherche d’effets que par une réelle ambition artistique.

Concertos

On dispose d’une quinzaine de concertos pour piano de Dussek, dont un (opus 26) pour deux pianos. Les beaux moments n’y manquent pas, entre accents déjà romantiques et penchants plus classiques, comme l’Adagio de l’opus 49 en sol mineur ou le finale de l’opus 22 en si♭. Mais dans l’ensemble le musicien ne semble pas au mieux de son inspiration dans ces œuvres plutôt conservatrices où il montre surtout son côté extraverti et brillant. Dans le lot, on fera peut-être une place à part au concerto en mi♭majeur, opus 70 : « À nos oreilles, il sonne comme une œuvre ambitieuse, d’une grande cohérence stylistique, d’une belle variété thématique et ménageant audaces et heureuses surprises. […] Il fleure tout à la fois son Mendelssohn dans la liberté d’invention et évoque irrésistiblement les concertos de Chopin dans sa veine mélodique, lyrique, intimiste et même thématique. »10

Jan Ladislav Dussek, Concerto pour piano, opus 49, en sol mineur, II. Adagio, par Andreas Staier et le Concerto Köln.
Jan Ladislav Dussek, Concerto pour piano, opus 70, en mi♭ majeur, III. Rondo. Allegretto moderatissimo, par Jan Novotny et la Ohulharmonie de Prague, sous la direction de Leos Svarovsky.

Biographie de Jan Ladislav Dussek

Notes

1. De Place Adélaïde, dans Tranchefort François-René (dir.), « Guide de la musique de piano et de clavecin », Fayard, Paris 1998, p. 334.

2. Sacre Guy, La musique de piano. Robert Laffont, Paris 1998, p.1014.

3. Ibid., p.1015.

4. De Place Adélaïde, op. cit., p.335.

5. Sacre Guy, op. cit., p.1020.

6. De Place Adélaïde, op. cit., p.336.

7. Sacre Guy, op. cit., p.1021-1022.

8. Ibid., p.1023-1024

9. Ibid., p.1026

10. De Gaulle Xavier, dans Répertoire (n°170), juillet-août 2003.

plumeMichel Rusquet
1er mai 2019.


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