Douche Sylvie (direction), Musiques de scène sous la iiie République. Microsillon éditions, Lyon 2018 [280 p. ; ISBN 978-2-9553842-2-0 ; 27 €]
Cette publication n’est pas une grande réussite, car elle n’arrive pas à se concentrer, ou à capturer la lectrice ou le lecteur dans des problématiques ou des intrigues cohérentes entre elles et avec le titre, à savoir les musiques de scène sous la iiie République, ou selon l’introduction, sur les relations du texte et de la musique (à cette même époque). Il faut attendre la dernière section de l’ouvrage « Espace documentaire », pour avoir un début de vue d’ensemble du sujet, avec la liste des musiques de scène de 1870 à 1940, répertoriées à la Bibliothèque nationale de France (Justine Harrison), et d’autre part des documents issus du fonds de l’Association de la régie théâtrale, qui sera une découverte pour beaucoup (Pauline Girard et Bérengère de l’Épine). Si toute recherche part du questionnaire, c’est dans la relation dynamique à la documentation qu’on peut avancer des réponses rationnelles.
Ce n’est pas du fait que les auteurs auraient démérité. On peut voir dans le caractère incohérent (ou le manque de suite) des diverses communications entre elles et avec le sujet de dissertation un des résultats de la dérive des universités, qui de réforme en réforme, assommées il y a dix ans par la LRU (Loi relative aux libertés et responsabilités des universités), puis dépecées de leur substance de réflexion et de culture de la pensée critique, ont été transformées en de pseudo écoles professionnelles privées. Tout en prenant appui sur les mauvais usages, ces réformes les ont accentués. Parmi ces défauts, la concurrence de tous contre tous au détriment du travail collectif, le retour en force du positivisme au détriment de la problématisation, des sujets de recherche de plus en plus étriqués pour faire créneau « porteur » et chasse gardée, totalement individualisés, arrêtés dans le temps, tout cela comme des abeilles prisonnières de leur alvéole, incapables de faire ruche. C’est ce qui caractérise ce livre, chacun bourdonne dans son alvéole sans se préoccuper de la ruche, l’assemblage est trop disparate, le miel ne coule pas.
A priori, dans leur ensemble, les communications ne manquent pas de pertinence, mais soit elles ne sont pas à leur place, soit il manque ce qui pourrait les mettre en continuité. Par exemple ce qui peut faire spécificité musicale et théâtrale de cette période 1870-1940, justifiant cette périodisation, qui questionneraient en quoi, puisque c’est aussi le sujet, le rapport de la musique et du texte se problématise différemment qu'à d'autres époques, différemment que le firent les pères de l’Église (la musique liturgique est une musique de scène), ou qu’on le fit à la renaissance avec le madrigal, ou au xviie siècle avec l’opéra, avec l’opéra-comique, mais aussi plus strictement avec les musiques de scène, y compris au xviiie siècle, ce rapport de la langue à la musique noyau dur des querelles sur la musique française et italienne, fondamental dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau. Comment se distinguent donc, fonctionnellement, les musiques de scène de la période 1870-1940 (la iiie République), des pratiques précédentes et des suivantes. Aussi quelle est sa fonction entre fond sonore, soutien dramatique ou véritable élément expressif dynamique. Le rôle du naturalisme comme marqueur influant à la fois la fonction et l’esthétique, les identités et les différences avec les musiques de films. Les auteurs ont plutôt amené les fruits de leur verger carré, qu'avoir répondu à la commande pour en sortir.
On comprend bien que les plus soigneuses expositions de particularités factuelles, malgré des agencements les plus judicieux possible de peuvent pas produire de sens, en l'absence de questionnements problématiques.
L’alvéolisation individuelle de la recherche peut avoir de fâcheuses répercussions sur la solidité épistémologique et la rigueur individuelle, privée de la boussole, de l’objection, de la discussion et de l’apport collectif critique et contradictoire, puisqu’on est comme seul maître et juge de son tout petit domaine.
C’est ce qu’on peut pressentir dans la communication de Catherine Steinegger quant à l’influence de la victoire du gouvernement de Front populaire sur les programmes des théâtres et les musiques de scène. Pour elle,
[…] la victoire du Front populaire provoque-t-elle une recomposition du champ du pouvoir qui modifie l’ensemble du champ artistique
Il est pourtant évident que les quelques années de gouvernement de Front populaire n’ont pas modifié le monde des arts. Ce que l’auteure décrit est un phénomène de très longue durée connu: l’influence de la vie sociale et politique sur les sujets théâtraux, ce qui d’ailleurs, comme il est suggéré, ne peut se confondre avec un changement esthétique. On peut fort bien traiter un contenu socialement révolutionnaire dans une un style académique. On ne voit pas qu'il y a eu dans les créations artistiques au temps du Front populaire une spécificité stylistique comme il y a un style classique viennois ou versaillais, celui des romantiques allemands ou des organistes saxons, etc.
Mais on comprend vite qu’on est ici piégé par la doxa de la mémoire collective (opération idéologique), ce que le chercheur doit justement déconstruire. Les grands changements esthétiques en musique sont bien antérieurs au Front populaire. Avec le Sacre du printemps en 1913 ou avec les modernistes du Groupe des Six, les spectacles Cocteau-Satie, Charles Ives aux États-Unis ou la seconde École de Vienne.
On lit :
D’autre part, d’un point de vue politique, en considérant la grande influence du Parti communiste français à cette époque, il faut tenir compte des théories des musicologues soviétiques privilégiant le folklore comme expression musicale fondamentale du peuple. Darius Milhaud impose donc à la Comédie-Française deux partions […]
Un condensé d’une banalité lumineuse, évidente, totalement acquise, fruit d'une idéologie bien ancrée, accumulant en une formule des contrevérités et simplifiant en une mécanique simpliste des problématiques dialectiques complexes.
On aimerait bien savoir qui, au parti communiste, lisait en 1936, les musicologues soviétiques (nécessairement dans le texte) ? D’où sort-on que le Parti communiste a donné des directives musicales ? Par quelle opération les théories de quelques musicologues soviétiques sont-elles devenues la politique musicale de l’Union soviétique (ça, c'est plutôt Jdanov avec des considérations peu musicologiques), puis du Parti communiste français ? Comment penser que Darius Milhaud se soit plié à un ordre du Parti communiste ou aux musicologues soviétiques qu’il n’a certainement pas lus ? Qu’est-ce qui permet de dire qu’il a imposé ses partitions ? Contre qui ? En dépit de quoi ?
En Russie, l’intérêt des artistes académiques pour l’art populaire date des années 1850, avec les plasticiens qui voulaient se débarrasser du monopole artistique français, allemand et italien, en prenant pour modèle ce qui les entourait à l’intention de ceux qui les entouraient, les musiciens russophiles du Groupe des Cinq ont suivi 20 ans après. Mais partout en Europe les musiciens puisent dans les musiques populaires, le fameux mouvement, mal nommé « musiques nationales », ce n’est pas une invention soviétique. Il est vrai qu’en Union soviétique, les conservatoires ont eu très tôt des filières de musique populaire, mais tout de même, l’Union soviétique est connue pour son remarquable système d’éducation musicale vouée au grand répertoire et à la création académique. Igor Stravinski n’a pas attendu les musicologues soviétiques pour puiser dans folklore, ni même Tchaïkovski ou Moussorgski.
Le parti communiste français n’a jamais donné de directives pour ce qui concerne les esthétiques artistiques, il n’a jamais eu de doctrine artistique, les nombreux artistes qui l’ont rejoint ou, comme on le disait les compagnons de route, étaient plutôt des avant-gardistes que des folkloristes, comme le communiste Jean-Wiéner, animateur du célèbre Bœuf sur le toit, et ses concerts salades, dans les années 1920, mettant à l’honneur les membres du Groupe des Six, Bach et le jazz, la seconde école de Vienne et accompagnant Charles Trenet. En France, les folkloristes seraient peut-être plutôt du côté des régionalistes antirépublicains de l’entourage de Vincent d’Indy.
En réalité le Parti communiste français s’est peu embarrassé de ces histoires d’art prolétarien (rendre l'art accessible au peuple, est une autre problématique), il suffit de lire les critiques de l’Humanité de ces années-là. Si on compare chronologiquement ses activités en direction des intellectuels ou des artistes, cela ne correspond en rien de ce qui se passe de même nature en Union soviétique. Né du pacifisme et de la colère en contrecoup de la boucherie de la Grande Guerre en 1920, et rencontrant de ce fait une grande audience (qui retomba vite avant de remonter), le Parti communiste français a au cours des années 1930 d’autres chats à fouetter que se soucier d’esthétique musicale. Bien avant le Front populaire, il est à l’initiative pour fédérer intellectuels et artistes contre la Guerre et le fascisme. Le 27 mai 1932, Henri Barbusse et Romain Rolland lancent un appel en ce sens dans l’Humanité. Le 28 et 29 août 1932, le premier congrès mondial contre la guerre impérialiste se tient à Amsterdam et fusionne avec le premier congrès antifasciste européen qui se réunit du 4 au 6 juin 1933, Salle Pleyel à Paris, d’où le nom de mouvement Amsterdam-Pleyel.
En fait cette communication en dit très peu sur la musique de scène dans les années du Front populaire, le fil rouge de cette communication est une réflexion hors sujet sur les rapports du politique et des arts de la scène, faussée par avance par des images d’Épinal simplistes qui mènent à des énormités telles que
Les partisans du Front populaire tentent d’instaurer une légitimité historique en célébrant la lutte des peuples pour la liberté. (p. 162)
Mais les œuvres célébrant la lutte des peuples pour la liberté ont déjà une belle tradition (on pense de suite à Beethoven et à Verdi), et on ne voit pas très bien quelle légitimité historique cela donne et à qui ou quoi.
Là encore, on est enfermé dans une alvéole, avec un champ étriqué et une documentation restreinte, sur laquelle on plaque des éléments de langage et des bribes idéologiques qui semblent a priori de bon sens. Le rapport de l’art et de la politique est loin d’être aussi évident. Il y a très directement les œuvres événementielles propagandistes de circonstance, qui en général sont populaires (à commencer par les commémorations naitonales), pour le plus grand nombre. Mais rien n’est dit, car la question esthétiquement déterminante est comment on imagine ce plus grand nombre, comment on imagine le populaire. Plus compliqué encore est la non synchronisation du politique et de l’idéologique (don l'art). Même sous le jdanovisme, qui s’impose en Union soviétique plus tard, sur le formalisme, l’art prolétarien, l’art propagandiste, formateur du peuple, autant de discours théoriquement et rationnellement audibles, dont l’application est imparablement irrationnelle et le jugement le fait du prince. Pour s’en rendre compte, il suffit de visionner les émissions de divertissement à la télévision, afin de voir les manières dont on considère le populaire, dans la manière de le montrer et dans la manière de s’y adresser.
Jean-Marc Warsawski
22 janvier 2019
ISNN 2269-9910.
Jeudi 3 Octobre, 2024