Bakou, Azerbaïdjan, 15 mai 2018 ———— Jean-Luc Vannier
Mugham, Coffee Moffie et identité azérie
L’emplacement du lieu révèle l’esprit de sa finalité : discret, à la marge, connu des initiés. En retrait du très animé Square à la fontaine Targovi, le cœur en fusion du centre-ville de Bakou, à peine discernable dans une rue mal éclairée, proche enfin d’un hammam à l’entrée des plus douteuses, se tient le Coffee Moffie. Un « projet social plus qu’une entreprise commerciale » confient Shahin et Bakhtiar, deux étudiants qui animent depuis plusieurs mois cet endroit destiné aux rencontres culturelles. Un café des arts à l’ancienne au beau milieu d’une capitale pétrie de futurisme architectural. Et ce, bien au-delà du cinéma nonobstant le choix du nom. Une adresse où « les clients, des artistes le plus souvent, deviennent des amis », précisent les deux serveurs. Immédiatement perceptible, cette atmosphère particulière signe une « marque azerbaïdjanaise » qui entend aussi s’exporter à l’étranger : Tbilissi et Moscou sont évoqués par les deux propriétaires, Ilkin et Ariz, lesquels souhaitent développer une franchise à l’image des Starbucks. Ici donc, parmi les joueurs d’échec, des poètes trouvent leur inspiration, des peintres élaborent leurs esquisses et, surtout, des musiciens tâtonnent, composent et se produisent.
Mais pas n’importe quelle musique : fidèle à l’esprit azéri, s’inscrivant dans un mouvement national plus large – osons ce néologisme – de « ré-azerbaïdjanisation » du pays visant à réduire les influences, parfois insistantes, d’encombrants voisins, le Mugham, mélange d’un jazz très suave et de mélodies classiques azerbaïdjanaises, se décline sur tous les instruments. En référence au célèbre compositeur Vagif Mustafazadeh (1940-1979, « Baku nights » et « Quiet alone ») et sur un clavier volontairement plus proche du piano bastringue que du Steinway & sons, de très jeunes interprètes égayent chaque vendredi soir de cet « ethno jazz » très en accord avec les chansons et les rythmes de cet État bordé par la Caspienne. Mais c’est chaque soir que le visiteur étranger peut découvrir un artiste différent venu « pianoter » quelques mesures de son cru sans aucune programmation spécifique. Nous avons ainsi rencontré un jeune pianiste et compositeur, Rashad Alkhanov, qui a bien voulu répondre à quelques questions.
Musicologie : Comment avez-vous connu le Coffee Moffie?
Rashad Alkhanov : Mes amis voulaient entendre et me voir composer de la musique en « live ». Un piano est un instrument encombrant à transporter. Nous avons décidé de chercher un café avec un piano et nous nous sommes retrouvés au Coffee Moffie.
Musicologie : Comment et pour quelles raisons avez-vous commencé des études de piano, puis à composer ?
Rashad Alkhanov : J’ai commencé le piano à l’âge de 3 ans. J’aimais ça et je jouais exactement ce que j’entendais à la radio ou à la télévision. Ce fut une surprise pour moi lorsque mes parents n’ont pas manifesté leur opposition quand, à l’âge de 6 ans, je leur ai dit que je voulais étudier à l’École de musique. Mais composer m’est venu longtemps après la fin de mon diplôme : un des pires jours de ma vie, je voulais parler de ce que je ressentais mais avec les mots, ce n’était pas suffisant. Je me suis assis au piano et ai joué ce qui me venait à l’esprit. Puis, j’ai réalisé que cela me détendait. Mon attrait pour la composition vise, pour vous répondre, à exprimer mes pensées telles qu’elles sont. Et pour moi, les notes y contribuent plus que les mots.
Musicologie : Pouvez-vous nous expliquer la manière dont vous composez ? Quel est votre état d’esprit à ce moment-là ?
Rashad Alkhanov : Je voudrais bien qu’on me l’explique ! Je plaisante. ça va et ça vient. Parfois même, je n’ai aucune idée de la musique jusqu’au moment où je commence la composition. Puis c’est reparti et je suis incapable de répéter la même chose encore une fois. C’est ainsi que j’ai décidé d’enregistrer, de capter et d’écouter dans l’après-coup. C’est comme parler ainsi que je vous le disais. Parfois, vous voulez crier mais vous ne voulez pas que quelqu’un vous entende. La musique est le mieux pour cela. Vous composez ce que vous ressentez et tout le monde applaudit. En réalité, vous hurlez mais personne ne l’entend.
Musicologie : Que pouvez-vous nous dire sur le Mugham de votre point de vue ?
Rashad Alkhanov : Le Mugham nous montre la réalité. Vous pouvez vous dire que ça semble triste ou pessimiste mais il montre l’intégralité de ce qui existe et pas seulement les belles fleurs. Lorsque vous réalisez cela et écoutez le Mugham, vous vous enfoncez profondément dans vos émotions et votre âme en sort épanouie. Selon moi, le Mugham est la version sonore du Yoga de l’âme.
Musicologie : À quel degré cette musique est-elle liée à l’identité azérie ?
Rashad Alkhanov : Elle l’est complètement. À son écoute, je peux ressentir la générosité et l’hospitalité qui émanent de ses mélodies. Je peux éprouver son combat contre l’injustice. C’est toute notre histoire. Cela a toujours été comme ça. Et tout cela est contenu dans le Mugham.
Musicologie : Diriez-vous que le Mugham participe de la reconquête de l’identité azérie ?
Rashad Alkhanov : C’est plus diffus que cela. La plupart des gens, surtout les jeunes générations, ont oublié ce type de musique liée à une réalité ce qui rend difficile l’accès du Mugham à l’esprit de tous. Mais cela ne change rien à la culture. Le Mugham est la culture même.
Musicologie : Quelles seront vos prochaines étapes dans votre vie musicale ?
Rashad Alkhanov : Seul Dieu le sait. C’est comme dire : que va-t-il vous arriver l’année prochaine ? Je compose ce que je vis et ne le partage pas pour des finalités commerciales. Je le vis juste comme ça. Mais ce serait génial si quelque chose arrivait et que je puisse atteindre des millions d’oreilles qui comprendraient définitivement ma musique. Cela contribuerait à changer le point de vue du monde musical, dans le bon sens du terme. C’est mon but.
Rashad Alkhanov, extrait d'une de ses compositions.
Bakou, Azerbaïdjan, le 15 mai 2018
Propos recueillis par Jean-Luc Vannier