Sultan Sophie, Devy Erlih, portrait d'un violoniste pionnier (1928-2012). Éditions du Robec 2018 [220 p. ; ISBN 978-2-9564338-0-4 ; 21,00€]
Né en 1928 à Paris, dans une famille originaire de Bessarabie, Devy Erlih apprend le violon à l'oreille en jouant très jeune au sein de l’orchestre « tzigane » de son père dans les cafés parisiens, une attraction remarquée. En 1941, il entre au Conservatoire national supérieur, lisant à peine la musique, pour suivre l’enseignement de Jules Boucherit (1877-1962). Mais les temps ne lui sont pas propices. À l’automne 1940, avant la promulgation des lois raciales, le directeur Henri Rabaud avait chargé son adjoint Jacques Chailley de prendre contact avec les autorités nazies, pour savoir que faire des professeurs et des élèves juifs. Jacques Chailley a alors dressé la liste des élèves juifs, demi-juifs et quarts de juif, ce qui montre une déficience intellectuelle et un amour carriériste ne s’embarrassant pas de scrupules. Pouvant participer aux concours, mais privé de prix, Devy Erlih est finalement chassé du Conservatoire en 1942.
D’une toute autre trempe humaine que Jacques Chailley, Jules Boucherit continue à enseigner clandestinement ses élèves considérés racialement comme juifs, à Bourron-Marlotte, dans la maison appartenant à la pianiste Magda Tagliaferro, partie en Amérique du Sud. Au besoin il les loge et les nourrit, c’est le cas de Devy Erlh, mais aussi de Michel Schwalbé (1919-2012, premier Konzertmeister de la philharmonie de Berlin), ou Denise Soriano (1916-2006), Serge Blanc.
À la fin de l’occupation, Jacques Chailley refuse que Devy Erlih se présente aux concours, sous prétexte qu’il n’a pas le 1er accessit (et pour cause, il l'avait obtenu mais on ne lui a pas délivré). Toutefois, à la fin de l’année scolaire 1945, il obtient le premier Prix à l'unanimité, et engage sa carrière de concertiste l’année suivante, il a 17 ans.
Bien que jouant le répertoire classique, il demandait un concerto à tous les compositeurs qu’il croisait et a créé de très nombreuses œuvres de ses contemporains : tel Paul Le Flem, Darius Milhaud, Henri Tomasi, Henri Sauguet, Bruno Maderna, Maurice Jarre, Marius Constant et André Jolivet, dont il devient le gendre en 1977.
À partir de 1968, il enseigne au Conservatoire de Marseille, en 1973, crée L’Ensemble des solistes de Marseille qu’il dirige, prend en 1977 la tête du Centre provençal de musique de chambre. Il est nommé au Conservatoire national de Paris en 1982, y enseigne jusqu’à la limite d’âge, continue son enseignement à l’École normale.
Sophie Sultan, elle-même violoniste a décidé de nourrir la mémoire collective de ce destin assez exceptionnel, qui a marqué la vie musicale et l'art du violon jusqu’à il y a peu, mais dont on ne parle plus guère. Fouilleuse d’archives, riche d’une documentation suivie pas à pas, dont celle de la famille, qui impose peut-être en retour la petite pression du récit familial, elle a eu l’heureuse idée d’agrémenter son enquête en huit chapitres, de témoignages et d’entretiens avec d’anciens élèves du virtuose.
Jean-Marc Warszawski
18 septembre 2018
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