musicologie
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29 juin 2018 —— Jean-Marc Warszawski.

L'esprit sériel de Jean-Yves Bosseur : d'un art à l'autre

Bosseur Jean-Yves, L'esprit Sériel : d'un art à l'autre. Minerve, Paris 2018 [192 p. ; ISBN 978-2-86931-150-3 ; 22,00 €]

Le compositeur et musicologue Jean-Yves Bosseur ajoute un nouvel ouvrage à la trentaine qu’il a publiés, un nouveau dossier à sa longue enquête sur les relations de la musique avec les autres arts, particulièrement les arts visuels. Cette fois, il aborde la problématique de la musique sérielle. Plus philosophe que comparatiste, l’auteur n’aborde pas les questions d’analogie formelle, ne tente pas de mettre une image sur telle musique ou inversement. Il interroge la relation que les concepts  ont avec les réalisations. Tout comme le collage et l’œuvre ouverte, auxquels il a consacré ses deux précédents livres, il pense que le sérialisme,  la pensée sérielle, est un de ces rares objets ayant traversé, traversant encore, plusieurs disciplines artistiques.

Le livre est bienvenu, au moment où une polémique miteuse reprend flamme après la bataille, sur le modèle de la réaction antirévolutionnaire du xixe siècle, tendant à assimiler les compositeurs sériels aux méchants sans-culottes brutaux et ignorants, sans goût ni culture, cassant tout dans les églises et imposant leur loi contre nature par la force.

Jean-Yves Bosseur revient sur l’histoire de la musique sérielle qui s’approprie une notion (ou un mot) à l’origine purement mathématique devenue courante, certainement dans le mouvement de la production mécanisée d’objets identiques, ne variant que par la couleur ou quelques détails. C’est déjà poser la question essentielle de la répétition et de la variation.

Dès les années 1920, Schönberg eut à cœur de mettre de l’ordre, contre l'expansion du chromatisme sauvage qui abolissait la perception ou l’efficience des relations tonales à partir de Franz Liszt. Il reprit à son compte une « trouvaille » du Viennois Joseph Matthias Hauer (1883-1959) : la série des douze sons. Comme le rappelle l’auteur, pour Schönberg ce n’était pas un système, mais une simple méthode appliquée dans la tradition.

Pour une bonne compréhension des choses, rendre la lecture de ce livre à la portée de tous :

La série est l’exposition des douze notes de l’échelle chromatique, sans aucune répétition (incipit de l’œuvre). Le principe et que toute série ne peut apparaître qu’après épuisement de la précédente, mélodiquement (horizontalement) et harmoniquement (verticalement). La rhétorique du contrepoint traditionnel peut être appliquée : rétrograde ou marche à l’écrevisse (de la fin au début), renversement (inversion des intervalles), récurrence (rétrograde du renversement), la série droite comme ses transformations peut être transposée sur chacun des degrés de l’échelle chromatique, soit au total quarante-huit déclinaisons.

Tout en mettant de l’ordre dans le total chromatique, Schönberg abolissait la question des attirances et polarisations tonales, et par conséquent le rapport aux dissonances. Dans les années 1950, la méthode est devenue système, et le rapport à la tradition tabula rasa, pour un court laps de temps, avec la généralisation sérielle à tous les paramètres compositionnels par Pierre Boulez : séries de durées, indications agogiques, rythmes, etc., franchissant la limite des contradictions, notamment celle du conflit avec le principe sériel de non-répétition. Entre autres le résultat monotone rendait une pure répétition.

La méthode sérielle, c’est l’objet de cet ouvrage, a été diversement théorisée et utilisée bien au-delà de ce que Schönberg imaginait, ou aurait pu imaginer, faisant émerger un « esprit sériel » aux multiples facettes.

La mécanisation sérielle de la combinatoire musicale n’est pas étrangère à une vision plus générale de notre monde sublunaire. La mécanisation de la société et la production de masse à l’identique, certes. Le structuralisme (réponse idéologique à un monde perçu comme éclaté), évoqué dans l’ouvrage, joue certainement un grand rôle dans la postérité de la méthode Schönberg, avec la recherche d’universaux, de vérité première ; pour Pierre Boulez, celle de techniques universelles de composition. L’esthétique d’atomisation pointilliste, à la fois déconstruction et mise en avant des éléments structurels élémentaires, la dépersonnalisation, l’évitement de l’égo du compositeur du processus de composition devenir impersonnel, donc du subjectivisme. Pour Jean-Yves Bosseur, il s’agit là d’un des principaux apports de l’esprit sériel :

Un des apports majeurs du sérialisme pour les musiciens de cette génération, a certainement été d’avancer une approche du geste compositionnel qui s’éloigne  de l’attitude héritée du romantisme, plaçant au centre l’acte créateur la toute puissante subjectivité de l’artiste, son ego [p. 52].

Cette méthode contraignante fut donc une libération ou un dépassement du romantisme, de la dictature de la tonique et de la dominante, des formes académiques aux énoncés linéaires, dépendant de la répétitivité, et des réexposions.

Politiquement on a accusé le sérialisme d’être en représentance du totalitarisme, inversement on a pu soutenir que l’uniformisation des douze sons était un symbole de démocratie égalitaire.

Jean-Yves Bosseur installe historiquement et problématiquement cet « esprit sériel », en faisant appel aux témoignages de nombreux compositeurs qui en  déclinent les particularités propres à leurs engagements tant sociaux qu’esthétiques, voire qui amplifient la conceptualisation générale.

Les chapitres consacrés à la littérature et aux arts visuels ne sont donc pas eux-mêmes comparatistes, ne cherchent pas à rapprocher par analogie des œuvres de natures différentes, mais interrogent, par une série d’études de cas, sur les différentes appropriations de cet « esprit sériel » par des écrivains, des peintres, des sculpteurs ou des architectes (la sérialité se pose ici avec force et fausses évidences), et sur ce qu’elles justifient dans la pratique de leurs arts respectifs (reproductions à l’appui).  Le compositeur Jean-Yves Bosseur est dans cet exercice un critique d’art assuré.

Une évocation de l’extension du qualificatif « sériel » [Du sériel aux séries, p. 117-118], pourrait servir de conclusion ouverte (ou être un tour de spire pour les hégéliens), en revenant sur la confusion analogique, ou entre les notions « série » et « suite », dérivées des feuilletons. L’auteur distingue ainsi des procédés sériels dans les polars de Léo Malet, des « Hercule Poirot » d’Agatha Christie, ou les « Sherlock Holmes » de Conan Doyle. On pourrait étendre le sujet aux séries télévisées. Ce ne sont pas en effet des épisodes successifs d’un récit linéaire comme l’est un feuilleton, mais les répliques d’un modèle contraint, par le lieu (une ville, un quartier, un commissariat), de personnages, de relations hiérarchiques, des variations d’un identique. On peut même remarquer que pour éviter la lassitude de la répétition, et fidéliser les téléspectateurs, ces séries contiennent des récits secondaires quant à eux feuilletonnés, évoluant d’un numéro à l’autre, liés la plus souvent, dans les policiers,  à la vie familiale des personnages principaux. Où bien quand le lieu et les personnages changent à chaque numéro (Meurtres à …), des contraintes plus fortes quant aux personnages, relations des personnages entre eux et à l’intrigue. Esprit sériel ou esprit répétitif ? En peinture, Las Meninas (1957) de Picasso (ou autres), sériel ou série ?

 

Jean-Marc Warszawski
29 juin 2018

 

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