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21 octobre 2018 —— Jean-Marc Warszawski.

L'agitation dans le bocal de Bernard Cavanna

Bernard Cavanna, À l'agité du bocal, pour 18 instruments et 3 ténors, sur un pamphlet de Louis-Ferdinand Céline, ensemble Ars Nova sous la direction de Philippe Nahon, avec Le caillou dans la chaussure, un film de Delphine De Blic. L'empreinte digitale 2018 (1 CD + 1 DVD, ED 13244).

À l’agité du Bocal, pour 18 instruments et 3 ténors de Bernard Cavanna, composé en 2013, est une œuvre majeure, un chef-d’œuvre de la musique progressive, à la frontière du théâtre musical, le théâtre que Bernard Cavanna connaît bien pour avoir un temps collaboré avec plusieurs metteurs en scène dont Antoine Vitez, rassemblant l’art du happening, instruments académiques et populaires comme cornemuse, orgue de barbarie (salut admiratif à qui a perforé le carton), accordéon, et des idiomes de toutes provenances, tonales et atonales (mais de cela on commence par s’en ficher), classique, jazz, chanson, musette. Un aboutissement, un sommet de ce qui a commencé à bouillonner dans les années 1970 — le progressif — cherchant à exprimer le monde, ses cris, critique, ironie, rire et pleurs, espoir, foutoir, liberté, pour le public vivant et trépidant de l’époque, aussi varié que les musiciens qui s’y essayaient, non pour une école ou un cénacle, allant chercher tout ce qui pouvait exprimer quelque chose, surprendre, amuser, en genre et en capacités musicaux. Sur ce point, vu le niveau et la polyvalence des musiciens d’aujourd’hui, Bernard Cavanna n’a pas été limité, et y ajoute quelque chose du cabaret berlinois, des effluves dada, sinon surréalistes, dans une truculence sonore qui laisse coi.

Évidemment, le texte, la voix, ici trois de trois ténors, ont une certaine importance pour la cohérence du genre, la facilité pour suivre le flux. La pièce est découpée en 27 séquences. Ce qui ne s’entend pas à première écoute, ni nécessairement aux suivantes.  Obnubilé par les écrits de Louis-Ferdinant Céline, que certains considèrent comme un écrivain génial, pour tous il est un nazi, il a choisi À l’agité du bocal. Une réponse à un article de Jean-Paul Sartre. Un texte ordurier, aux provocations de voyou, fouillant les insultes entre hanches et milieu des cuisses, devant derrière de bite à cul, comme ceux des fascistoïdes dans les réseaux sociaux. Mais eux à la limite de l’illettrisme, lui avec une plume qui sait fort bien chanter français.

Bernard Cavanna n’a pas à justifier ses choix, seraient-ils rationnels, ce sont les œuvres qui justifient les artistes. De plus, sans noirceur, sans ambiguïté (Céline n’est en soi pas ambigu), il n’y a pas de dramaturgie possible. Le théâtre tragique est plein de sanguinaires, d’assassins, de traitres, de tarés et autres diableries le diable en personne. Cela nous rappelle un peu le foin qu’on a fait à Stockhausen en 2001 !

Avec ce texte minable aux injures en boucle, écrit depuis l’exil et la prison au Danemark, après avoir suivi le gouvernement collaborateur de la France réfugié à Sigmaringen, fuyant lâchement les conséquences de son engagement pour la barbarie, défait, il est encore dans son délire (qui n’est pas sans rappeler Antonin Artaud). Cela donne une consistance pathétique au traitement largement absurde de la partition, que la petite musique du brouillage de Radio Londres et le chant joyeux de militaires allemands contredisent d’un sentiment épique. Tout ça pour ça.

Voilà, un chef-d’œuvre qui ne se donne qu’à un minimum de culture historique, voire musicale, qui à ce titre rencontre des sentiments encore très vifs, et peut fonctionner disons dans la veine provocatrice Dada ou des années happening 1970.

Bernard Cavanna, À l'agité du bocal, 1. Jig (ouverture).

Malheureusement, j’ai eu la curiosité de regarder  — pas jusqu’au bout — le film de Delphine De Blic, Le caillou dans la chaussure, qui est joint au cédé. C’est un documentaire-enquête sur les polémiques provoquées par cette œuvre. Nous en avions eu un petit échantillon assez violent sur Facebouque, mais ne connaissant pas l’œuvre et donc la cause, je n’avais pas compris. C’est là bien dommage. Dommage que Bernard Cavanna y participe, car il y est de fait sommé de rationaliser le choix de ce texte et cela ne marche pas si bien (on comprend qu’il est hanté par ce texte, il a même nommé sa maison d’édition, les « Éditions de l'Agité »). Mais surtout c’est un débat remâché entre le fait que Ferdinand Céline était un nazi militant (on préfère dire le côté sombre, sulfureux, inexcusable…), et le fait qu’il est pour beaucoup un écrivain de génie. Une fois à l’endroit, une fois à l’envers. Et cela tourne en rond.

Mais de mot en mot, de zèle en zèle, on en vient à faire le procès de Jean-Paul Sartre, si des fois le nazi n’avait pas trop tort. Ce n’est absolument pas le sujet. Pire, un intervenant qui ne connaît visiblement pas l’histoire de France prétend même que Sartre a été pire que Céline, sous prétexte que Sartre s’est assez bien accommodé de l'occupation. Ne pas faire de différence entre une personne qui traverse plus ou moins bien l’occupation et une autre qui collabore et diffuse les idées nazies est sidérant. Même un Jacques Chailley, directeur adjoint du Conservcatoire national, qui a dressé la liste des élèves juifs, demi-juifs, quarts de juifs (il y a une allusion à ce quart de sang qui serait suffisant dans le torche-cul de Céline) avant les décrets raciaux, est bien innocent auprès de Ferdinand Céline.

Bref, il est dommage d’avoir incorporé cette polémique à l’œuvre, cassant alors toute magie avec trivialités historique et intellectuelle. Contrairement à, je suppose, l’effet escompté, cela fausse l’écoute et l’envie de remettre la galette sur le lecteur.

Pour en revenir à la musique, un autre intervenant, enthousiasmé à juste titre par l’œuvre de Bernard Cavanna, pense qu’elle est un choc au niveau de ce que fut la première du Sacre de Printemps au théâtre des Champs-Élysées, le 29 mai 1913. Je pense un peu le symétrique : elle sublime un cycle qui s’en embryonné dans les années 1970, dans un croisement de genres (et un mélange de musiciens), que Bernard Cavanna aura du mal à continuer dans cette veine, comment dépasser une telle œuvre ? Alors que le Sacre est une fenêtre sur la modernité à venir (mais là aussi Stravinski a eu du mal à dépasser). Donnons-nous un siècle pour en reparler.

  

Jean-Marc Warszawski
21 octobre 2018

 

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