Comme chaque année, Musique de chambre à Giverny se transporte à la mairie de Vernon, où le concert est donné dans la salle (comble) des mariages, aux baies donnant sur la belle collégiale, décorée d'étendards, même qu'on y a peut-être confondu drapeaux français et guirlandes de Noël, tant il y en a autour. Il y fait très chaud. Une des cordes du premier violon n'y résistera pas.
Au programme, des airs célèbres de Monteverdi arrangés pour sextuor à cordes et accordéon, un peu brouillons dans l'acoustique de cette salle, un quintette de Luigi Boccherini, proche du classicisme viennois en moins concertant, aux motifs moins enthousiastes à virevolter d'une voix à l'autre, et le Souvenir de Florence de Tchaïkovski, qui donne le titre à la soirée, interprété magnifiquement à la russe, les archets à la corde.
En coulisses, on se prépare de diverses façons. Photographie © Jean-Jacques Moreau.
Claudio Monteverdi (1567-1643), 1. Vespro della Beata Vergine da sonata, extraits, 2. Lamento della Ninfa, sur un texte de Rinucci, extrait des « Madrigali amorosi », no 18 du 8e livre de madrigaux (1638), pour solistes, chœur et instruments, arrangés pour sextuor à cordes et accordéon, par Théo Ould-Cordier. Luka Ispir, Mai Tategami (violons), Kei Tojo, Jossalyn Jensen (altos), Lisa Strauss, David Bordeleau (violoncelles), Théo Ould-Cordier (accordéon).
Fils de médecin de Crémone, Claudio Monteverdi reçoit une éducation soignée. Sa formation musicale est confiée à Marc' Antonio Ingegneri, maître de chapelle de la cathédrale de la ville. À l’âge de 15 ans, il publie un recueil de cantiques à trois voix, mais il se fait connaître grâce à son premier livre de madrigaux à cinq voix en 1587. Trois ans plus tard, il entre dans l’orchestre de Vincenzo Gonzaga, duc de Mantoue, comme violiste et chanteur, épouse en 1599, Claudia Cattaneo, la fille d’un de ses collègues de pupitre. En 1607, il crée son opéra Orfeo, qui lui assure un immense succès, attristé par le décès de son épouse, datant symboliquement tout à la fois, le début de l’opéra, une nouvelle harmonie basée sur les gammes majeures et mineures, ou tons de do et de la, inusités dans la musique académique, la monodie accompagnée : une mélodie accompagnée par des accords, à la différence de la polyphonie traditionnelle, mêlant les voix dans des figures complexes. Il nomme cette nouvelle manière « la seconde pratique », la première étant celle de la musique savante d’église. Il sera par la suite maître de chapelle de la basilique Saint-Marc de Venise et ordonné prêtre, sans cesser de composer des opéras et des madrigaux. À sa mort, sa musique disparaît des radars pendant plus de deux siècles.
En 1610, il publie dans un même recueil une messe à six voix dans le « style ancien » et les Vêpres, en fait 14 numéros de psaumes, motets, un hymne, une sonate pour voix et instruments, deux Magnificat…, dans une grande diversité de styles, allant du plain-chant (« grégorien ») au style d’opéra, de la musique « décente » soutenant la forme des mots sur le sens desquels on doit se recueillir comme le veut la tradition de l’église, à la musique exprimant le sens des mots pour nous émouvoir, comme il se doit au théâtre. Un ensemble de pièces permettant deux Vêpres, l’une plutôt « première pratique » (avec basse continue d’orgue), l’autre plutôt seconde (avec instruments), les deux Magnificat se prêtant à ce jeu. Voire 14 numéros d’une carte de visite par laquelle Monteverdi expose son savoir-faire. Il est possible que cette œuvre ou partie ait été chantée en 1608 (avant publication), lors de Vêpres solennelles en présence de Vincenzo Gonzaga.
Le 8e livre de madrigaux, Madrigali guerrieri et amorosi est publié en 1638. Dans une longue préface, Monteverdi justifie sa « seconde pratique ».
David Bordeleau inspiré. Photographie © Jean-Jacques Moreau.
Luigi Boccherini (1743-1805), Quintette à cordes en do majeur, opus 28, no 4 (1779), 1. Allegro con moto, 2. Minuetto con moto - Trio, 3. Grave, 4. Rondeau, allegro con moto. Nikita Boriso-Glebsky (violon), Aylen Pritchin (violon), Xavier Jeannequin (alto), Alexis Deroin (violoncelle), David Bordeleau (violoncelle).
Voici un italien de Lucca qui a peu consacré à la musique vocale et beaucoup à la musique instrumentale, particulièrement celle de chambre avec 31 sonates pour violoncelle, 54 trios pour cordes, 97 quatuors, 137 quintettes à cordes, 12 avec piano, 24 avec flûte et hautbois, 12 avec guitare… tout cela conservé dans la pagaille.
Il vient à la musique par le violoncelle, sous les coups d’archet de son père contrebassiste, et de l’abbé Domenico Francesco Vannucci, maître de chapelle et violoncelliste, puis à Rome, peut-être sous la direction de Giovanni Battista Costanzi dit « Giovannino del Violoncello ». De retour dans sa ville, il commence le métier à l’âge de 13 ans, accompagne son père, sa sœur et son frère qui sont danseurs dans leurs tournées, joue avec son père à Vienne, commence à composer vers 1760. Quatre ans plus tard, il est premier violoncelliste de la chapelle palatine de Lucca. Après la mort de son père en 1766, il part avec son ami violoniste Filippo Manfredi, via le port de Gênes, pour se faire de la monnaie à Londres. Ils gagnent Nice, séjournent six mois à Paris où ils donnent de nombreux concerts, puis de fixent…. À Madrid. Boccherini est au service des cours princières, commerce rondement avec son éditeur Pleyel. En 1799, lorgnant Paris, il compose six quintettes avec piano dédicacés à la Nation française (opus 57), mais laisse sans suite l’invitation qui lui est faite de siéger au sein du conseil d'administration au Conservatoire national de Paris. En 1800, il est au service de Lucien Bonapare, ambassadeur de France à Madrid.
Sa musique est réputée être élégante et originale, proche de ses collègues viennois Haydn et Mozart, avec plus de sobriété dans les échanges concertants et la circulation des thèmes aux différentes voix. Peut-être une parenté avec le concerto grosso ? Cela plaisait en Espagne et pouvait fort flatter le goût français.
Le souvenir de Florence n'est plus qu'un souvenir. Nikita Boriso-Glebsky, Clémence de Forceville, Vladimír Bukač, Kei Tojo, Michel Strauss, Zlatomir Fung. Photographie © Jean-Jacques Moreau.
Piotr Ilitch Tchaïkovski, Souvenir de Florence, opus 70, 1. Allegro con spirito, 2. Adagio cantabile e con moto, 3. Allegretto moderato, 4. Allegro vivace, composé et révisé de juin 1890 à janvier 1892, créé le 24 novembre 1892 à Saint-Pétersbourg. Nikita Boriso-Glebsky (violon 1), Clémence de Forceville (violon 2), Vladimír Bukač (alto 1), Kei Tojo (alto 2), Michel Strauss (violoncelle 1), Zlatomir Fung (violoncelle 2).
Né dans une famille aisée, d’un père ingénieur et d’une mère bonne pianiste à la maison, Tchaïkovski est d’abord juriste et secrétaire au ministère de la Justice. Il quitte son emploi à 23 ans, pour intégrer le conservatoire de Saint-Pétersbourg, sous l’enseignement et l’aile protectrice d’Anton Rubinstein.
Il y a eu de l’eau dans le gaz entre le Groupe des cinq russophiles (Moussorgski, Borodine, Cui, Balakirev, Rimski-Korsakov) et Tchaïkovski qui exécrait « la musique boueuse » de Moussorgski, mais ils étaient tous russophiles, les uns rebelles à l’autorité et à l’académisme, l’autre s’en réclamant. On s’en fiche un peu, il y a tellement de belles musiques dans tout ça.
En 1890, Nadejda von Meck suspend la généreuse pension qu’elle lui alloue depuis 1877, en raison de revers financiers ou de la découverte de l’homosexualité du compositeur dont elle aurait été choquée. Il est à l’abri du besoin, passe ses dernières années en tournées. Après le succès de son ballet La belle au bois dormant, une commande du chorégraphe Marius Petipa pour le Théâtre Marinsky de Saint-Pétersbourg, il séjourne au début de 1890 à Florence pour travailler au calme à son opéra La dame de pique, une commande new-yorkaise. Sa tournée américaine sera d’ailleurs un triomphe. De retour en Russie, il se met à la composition du ballet Casse-Noisettes, toujours pour Petipa, et glisse entre les commandes ce souvenir de Florence. Souvenir d’un Russe en russe, pas une carte postale, ni un selfie.
Le souvenir est composé d’un trait en juin-juillet 1890, mais il est sérieusement remis sur le métier en hiver 1891-1892, après une création privée. La richesse mélodique et l’opulence sonore de la dernière composition de chambre de Tchaïkovski en font une œuvre prisée du répertoire.
La collégiale de Vernon. Photographie © Jean-Jacques Moreau.
Jean-Marc Warszawski
31 août 2018
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Vendredi 19 Juillet, 2024