musicologie

De l'herméneutique ; de l'interprétation

Alexandre Rabinovitch-Barakovsky pianiste, chef d’orchestre, compositeur minimaliste, est diplômé du Conservatoire de Moscou. Il a quitté l’Union soviétique en 1974, pour la France, puis la Belgique. Il vit actuellement à Genève. Liant son activité musicale à une quête spirituelle, sa musique est pourtant loin d’être introvertie et contemplative. Pianiste et chef d’orchestre, il défend ses œuvres, mais également un vaste répertoire, du classicisme aux musiques d’aujourd’hui. Il a enregistré une abondante discographie pour de grands éditeurs tels EMI, Warner, ou Deutsche Grammophon. Il est actuellement édité par les éditions suisses VDE-GALLO.

Par Alexandre Rabinovitch-Barakovsky ——

Dans ma jeunesse, à Moscou, j'ai pu assister à bon nombre de concerts avec des artistes de renom venant de l'étranger : Bernstein, Michelangeli, Karl Richter, Rubinstein, Ozawa, etc., et les artistes russes tels que Rostropovich, Sofronitsky, Yudina, Rozhdestvensky, Bashkirov, Kondrashin, Ashkenazy... Je réussissais à me remémorer les impressions sur le plan émotionnel — positives ou moins positives — de toutes ces expériences accumulées sans que je puisse arriver, à l'époque, à les hiérarchiser de manière intelligible. Il me manquait l'outil d'investigation de mes perceptions spontanées pour les amener à la conscience. Avec le temps, j'ai commencé à ressentir le besoin grandissant d'entamer des recherches interdisciplinaires pour pouvoir accéder de façon un peu plus avisée aux connotations extramusicales des œuvres sujettes à l'interprétation.

En littérature, la connexion entre un lecteur et un texte écrit s'établit instantanément. La communication visuelle entre un spectateur et un tableau ou une sculpture est aussi immédiate. Les choses se compliquent avec la musique : le texte musical nécessite un intermédiaire, c'est grâce aux interprètes que les œuvres écrites prennent une bouffée d'oxygène, se font jour et surgissent de l'anonymat (les opéras féeriques de Vivaldi ont dû attendre leur heure de gloire pendant 300 ans). Ces œuvres s'ouvrent à la respiration dans les limites du temps accordé par le compositeur, mais ce temps pourtant sera fluctuant et subordonné à la personnalité de l'artiste. C'est ainsi que le 4e mouvement de la 9e symphonie de Mahler durera 30 minutes avec Bernstein, 24 minutes avec Abbado, et 20 minutes avec Norrington.

Il est évident que la question de durée est plutôt contingente pour les « experts » du jugement esthétique. Par contre, la méthode comparative pourrait s'avérer indispensable dans les recherches des versions interprétatives de référence. D'autant plus que l'avènement de l'enregistrement sur les supports matériels au début du 20e siècle a créé les conditions indispensables à la transmission des messages des interprètes à travers des générations consécutives au fil du temps. On ne peut que regretter que la collaboration de Rachmaninov avec Mahler avec le 3e concerto du premier n'ait pas pu bénéficier de cette aubaine. Il ne reste qu'à espérer que le souvenir de ce concert est sauvegardé quelque part dans la Noosphère! Les concerts publics de Bach ou de Mozart également.

Quant à la méthode comparatiste, si accessible à tous à l'époque d'Internet, elle nous permet d'élargir considérablement le spectre des horizons de compréhension du sens et de la portée des chefs-d'œuvre d'interprétation qui nous sont légués. En sciences humaines, l'analyse comparative s'applique depuis longtemps dans divers domaines — linguistique, histoire des religions (Mircea Eliade), psychologie (Carl Jung), philosophie (René Girard) et ainsi de suite.

En Russie, le grand mathématicien et historien Anatoly Fomenko tente depuis longtemps de convaincre d'autres historiens d’unir leurs efforts en collaboration avec des généticiens, des astrophysiciens, des linguistes, des mathématiciens, etc. dans la recherche de connaissances moins contestables pour une compréhension plus lucide des phénomènes de la chronologie universelle étant donné que la chronologie conventionnelle est devenue obsolète.

En musique, le processus d'élucidation du sens du message des œuvres ne prend jamais fin non plus ; il est toujours relancé en corrélation avec le contexte historique et la personnalité de l'interprète.

Dans la perspective de l'enquête sur les contextes historiques particuliers, le livre de Philippe Beaussant Passages : De la Renaissance au Baroque me paraît très éclairant sur le sujet du changement radical de paradigme esthétique qui s'est produit à la croisée des chemins –— entre les 16e et 17e siècles — en peinture, en poésie, en musique. Les personnalités-clés de cette époque charnière, Monteverdi, Caravage, le Tasse, nous amènent vers l'univers de l'inconscient, des énergies pulsionnelles, des affects basés sur le principe de la polarité des sentiments. Dans la musique de Monteverdi, les agitations de l'âme, les émotions contradictoires sont associées soit à la discorde « guerrière », soit à l'amour-passion (le sujet de prédilection de Denis de Rougemont). Monteverdi se réfère parfois dans ses écrits à Platon (Plethon ?), mais réussit inopinément à réactualiser l'idée aristotélicienne de l'imitation des sentiments. Et c'est le texte littéraire qui pourra régir le discours musical en le dominant de manière subtile, dans les Madrigaux de Gesualdo et de Monteverdi. Un nouveau paradigme romantique déterminera dorénavant l'évolution musicale. Les trames narratives et une certaine théâtralisation du discours musical ne le quitteront plus, au moins jusqu'à la fin du 20e siècle, avec Prokofiev, Chostakovitch ou Messiaen, le dernier des romantiques sans le savoir lui-même.

Au début du 17e siècle, la Seconda Pratica de Monteverdi s'est substituée à la première Pratica que Monteverdi percevait comme « un art religieux empreint de gravité impersonnelle lente et digne », en correspondance probablement avec la cessation de la circulation « musicale » du soleil autour de la terre à l'instar de Nicolas de Cuse, de Copernic et de Monteverdi. L'ère du romantisme ou du confessionnalisme des premiers psychologues dans les arts aura des ramifications diverses: le baroque avec la théorie des affects, le culte du sentiment, l'esthétique du sublime, le Sturm und Drang, l'âge de sensibilité, etc.

Toutes ces subdivisions particulières sont en réalité, à mon avis, englobées dans un continuum romantique. L'étiquette « classique » que nous persévérons à coller à Haydn, Mozart, Beethoven ne signifiait en fait que l'image de l'Opus perfectum et absolutum, synonyme d'un art noble et supérieur.

Dans son livre magistral sur Beethoven, Larissa Kirillina, professeur au conservatoire de Moscou, cite deux fragments tirés d’articles de presse de l'époque, à savoir :

1. paru en 1805, dans la « Musikalische Zeitung » de Berlin où sont évoquées « les géniales œuvres romantiques de Haydn, de Mozart et de leurs successeurs » ;

2. paru en 1810, dans l'« Allgemeine musikalische Zeitung » de Leipzig, sous la plume de E. T. A. Hoffmann qui présente « la liste des compositeurs romantiques : Bach, Haydn, Mozart, Beethoven... ». Il y a effectivement une composante autobiographique dans l'œuvre des compositeurs dont les noms sont cités dans ces articles. Composante autobiographique et confessionnelle qui se laisse détecter facilement aussi dans l'œuvre de Montaigne, de Rousseau ou de Goethe. Beethoven à son tour s'inscrit dans cette filiation romantique ; il suffit d'évoquer son message musical enflammé et passionnel destiné à « embraser les cœurs des hommes et faire couler les larmes aux dames ».

Dans sa Symphonie fantastique, Berlioz se confesse et se raconte par l'entremise des associations libres prônées par les psychanalystes. L'analyse éblouissante de cette symphonie faite par Leonard Bernstein lors de ses conférences « Young People’s Concerts » est si exhaustive et édifiante qu'il serait déplacé de vouloir y rajouter quelque chose d'insolite. Mais il est assez curieux de trouver dans les Mémoires de Berlioz ses remarques sur le jeu pianistique de Chopin qui laissent à réfléchir sur les redoutables limitations de l'intelligence cérébrale. Voici donc quelques extraits : « Chopin supportait mal le frein de la mesure… Il a poussé l'indépendance rythmique, selon moi, trop loin... Chopin ne pouvait jouer de façon régulière ».

Ici, de toute évidence, Berlioz parle du tempo rubato de Chopin, analogue au tempo de l'âme (tempo dell'Anima) de Monteverdi — à l'opposé du tempo de la mano (de la main). Ces « licences agogiques » du jeu de Chopin nous apportent fort heureusement des renseignements inestimables sur la liberté et l'indépendance d'esprit de Chopin. La brutale netteté des paroles de Chopin adressées à un élève, « j'aurais cassé le piano en jouant cette Polonaise (en la♭) si j'avais eu vos forces », est également très instructive. On peut également se référer aux répétitions de Bernstein avec l'Orchestre philharmonique de Vienne consacrées aux symphonies de Mahler lors desquelles il conseillait aux cordes de jouer en forte comme s'ils allaient casser leurs instruments — pour accentuer l'expressivité virulente de la musique.

L'imagination foisonnante et le libre arbitre d'Olivier Messiaen qui joue en compagnie de Yvonne Loriot ses grandioses Visions de l'Amen pour deux pianos sont saisissantes. Toutes ses indications de tempi et de nuances du compositeur lui-même sont constamment soumises à la révision conformément à l'inspiration du moment présent. Leçon inoubliable de l'imagination créatrice du compositeur-interprète. À l'opposé de cette attitude revitalisante envers le texte inanimé de la partition, la rigidité intolérante et le mépris affiché envers les « individualités répugnantes » par le pianiste Richter frappe par son élégance d'expression. Chopin et Messiaen apprécieront.

À présent, j'aimerais toucher à l'herméneutique, théorie de l'interprétation associée étroitement aux noms de Schleiermacher et de Hans Gadamer. Ce qui ressort de la conception de Schleiermacher, c'est l'attention qu'il porte aux informations biographiques susceptibles d'être utiles pour la reconstruction du portrait psychologique de l'auteur de l'œuvre et aussi aux informations sur le contexte historique dans lequel évoluait l'esprit du créateur.

En complétant cette réflexion, Gadamer à son tour prend en considération les renseignements qui concernent l'esprit régnant de l'époque nourrissant l'interprète. Et l'œuvre elle-même dans cette perspective s'apparente à un être vivant avec ses stades d'évolution au cours du cortège d'époques successives. C'est à l'interprète que seraient confiées la tâche et la mission d'insuffler une vie nouvelle à l'œuvre en question. La personnalité de l'interprète en ressort revalorisée. On trouve également chez Anne Schützenberger une réflexion similaire : « Le passé... perçu à travers nos lunettes actuelles, celles du 21e siècle ».

Dans cette optique, l'incarnation d'un interprète idéal se manifeste sous l'aspect du co-créateur de l'œuvre, interprète dont l'unicité serait complémentaire à la singularité du message du compositeur. On se rappelle bien cette boutade lancée par le grand Anton Rubinstein au jeune Alfred Cortot après avoir entendu son jeu dans l'« Appassionata » de Beethoven : « n'oublie jamais, mon petit, qu'on ne joue pas Beethoven : on le compose à nouveau ». Il serait intéressant de signaler ici deux pensées-mantras de Walter Benjamin pour résumer cette brève excursion dans l'univers de l'herméneutique :

1. « le passé retrouve au cœur du présent une actualité nouvelle » ;

2. « le présent féconde le passé et réveille le sens oublié ou refoulé qu'il porte en lui ».

En explorant des documents sonores (mon hobby depuis des lustres), j'ai pu relever, grosso modo, 2 approches interprétatives dissemblables: une qui « divinise » le texte écrit et le prend au pied de la lettre — attitude que je pourrais dénommer « littéraliste » — et celle, « créative », qui laisse le champ libre à l'imagination de l'artiste et n'oublie jamais que c'est l'esprit qui vivifie. Le texte musical, ce n'est que la partie visible de l'iceberg et qui se rapporte à la forme, à la structure. Le fond ou le sens caché de l'œuvre sont connectés à la problématique de la quête spirituelle et de la compréhension intuitive qu'on distingue en Orient du concept de la compréhension cérébrale, rationnelle.

En analysant le fonctionnement de l'esprit collectif, le sociologue Howard Bloom attire l'attention sur les familles des « agents de conformité » et des « générateurs de diversité ». La ligne de démarcation qui sépare la lettre de l'esprit est nettement décelable dans de telles définitions. Il est intéressant de noter qu'il mentionne même l'existence d’une « police de conformité » au sein de la « machine d'apprentissage collectif. »

Le courant littéraliste ou « musicologique », selon la terminologie de Claudio Arrau, a réussi à imposer sa domination écrasante dans le monde artistique après la Deuxième Guerre mondiale. L'engouement pour l'endoctrinement formaliste, pour l'emploi du jargon technique, pour l'« esthétisme de la barbarie » — exposé par Thomas Mann dans le Docteur Faustus — a contribué à créer une situation dont l'absurdité est mise en relief par un écrivain français qui tenait en grande estime l'Étranger de Camus pour l'utilisation habile de la forme grammaticale du passé composé. La prétention à détenir la vérité ultime s'est démocratisée et la pensée unique est devenue le phare de toute une génération d’« hommes-pour-la-mort, immunisés par nature contre les problèmes de la transcendance et qui s'accomplissent en disparaissant » . Beau programme!

Coup de théâtre, au propre et au figuré. Dans les années 1970, un mouvement alternatif en musique a pu émerger à l'opéra de Zurich où ont été représentés les cycles d'opéras de Monteverdi et de Mozart sous la direction de Nikolaus Harnoncourt.

Le processus de renaissance des chefs-d'œuvre des 17e et 18e siècles de leurs cendres a été mis en action. L'approche co-créatrice d’Harnoncourt et de ses confrères quant à l'interprétation de la musique de Bach, Rameau, Vivaldi, Gluck, Mozart, Beethoven, Schubert, a permis de retrouver l'accès au réservoir d'émotions intenses contenues dans leurs œuvres, de mettre fin à l'entropie de leur sens et de restaurer leur actualité. Ces compositeurs sont devenus, comme par enchantement, nos contemporains dialoguant avec nous par la médiation de l'éloquence rhétorique de leur discours musical.

Mais pour pouvoir finir mon exposé, j'aimerais présenter mon choix personnel et certainement très subjectif d'interprètes et d'interprétations qui m'ont subjugué, surpris ou bouleversé durant l'exercice de mes explorations comparatives des messages artistiques. J'en ai constitué mon petit musée musical dont l'exposition, dans un ordre plus ou moins chronologique, sera numérotée pour éviter toute confusion possible.

1. Sergueï Vassilievitch Rachmaninov : Sonate no 2 de Chopin, Le Carnaval, de Schumann, tous les concertos - symphonies pour piano et orchestre de Rachmaninov. Thaumaturge inégalable et inégalé.

Le jeu dans la troisième ballade de Chopin est étrangement neutre. En revanche, le jeu d'Ignaz Friedman dans cette ballade fascine par sa luminosité. Un bijou! Et les Mazurkas de Chopin avec Friedman sont lumineuses. C'est regrettable que seules 5 Études se sont conservées sous ses doigts.

2. Josef Hoffman : Ballades no 1 et 4, concerto no 1, de Chopin, exécutions cycloniques et exaltantes des sonates de Beethoven, no 14 et 21, « Waldstein », du concerto no 4 de Beethoven. Dans le 5e on voit un vieil homme très malade.

3. Alfred Cortot : Chopin, valses, sonate no 3 (interprétation somptueuse de la même sonate également par Cyprien Katsaris au Carnegie Hall), concerto no 2 (avec Mengelberg) ; Schumann, ses chefs-d'œuvre... Enivrant ! Mais quant aux Études de Chopin, je préfère les écouter avec Hyun Jung Lim, transformées en poèmes émouvants-ou avec Georges Cziffra, supersoniques.

4. Arthur Schnabel : Intégrale des Sonates et concertos nos 3, 4, 5 de Beethoven. Sonates de Schubert en la majeur (D.959), en si majeur, en re majeur et en la mineur (D.845), 2 concertos de Brahms. Interprétations contagieusement effervescentes, ludiques et spontanées. Dans Schubert pas de trace de l'esthétique Biedermaier; on est habitué à entendre des versions efféminées et douillettes. Monumental.

5. Vladimir Sofronitsky : tout Scriabin, Schumann, Études symphoniques, sonate en fa♯ no 1, Fantaisie. Émerveillement perpétuel. Je garde précieusement le souvenir des Feux Follets joués en bis à Moscou, aussi sensationnels qu'avec la sensationnelle jeune Mélodie Zhao.

6. Samuil Feinberg : sa génialité se manifeste dans tout ce qu'il touche : Bach, Beethoven, Chopin (Ballade no 4 !), Scriabine.

7. Willem Mengelberg : Symphonie no 4 de Mahler. Un miracle d'expressivité et de fluidité agogique. Une étonnante symphonie no 6 de Beethoven. Mais le mouvement lent de la 9e symphonie de Beethoven traîne étonnamment en longueur de façon étouffante (comme chez tous les chefs de cette époque). Heureusement, en tant que puissant antidote, l'urgence manifeste de l'inspiration narcotique des interprétations de Mengelberg des œuvres de Tchaïkovskyi, la 4e et la 6e (en 1941), symphonies, l'Ouverture de « Roméo et Juliette », témoignent d'une extrême « verticalité de l'esprit » (selon l'expression d'Alexandre Duguin). Il est peu probable de pouvoir trouver l'équivalent de cette maîtrise unique du temps et de l'intensité expressive de lecture de ces œuvres ou, à titre d'exemple, de La Vie d'un héros de Richard Strauss ( en 1941).

8. Charles Munch : son pouvoir charismatique de séduction et la magie de l'éloquence dramatique de ses interprétations irrésistibles se manifestent pleinement dans la Symphonie fantastique de Berlioz (avec le BSO), dans l'œuvre de Ravel (la 2e suite de Daphnis et Chloé et La valse), La mer de Debussy, ou dans la symphonie no 7 de Bruckner. Renversant.

9. Vladimir Horowitz : la continuité de la magie chamanique, cette fois, dans le domaine pianistique. Interprétations hypersensibles et hypnotiquement ondulatoires, tout en devançant ainsi les spectaculaires conceptions du généticien Peter Gariaev (avec sa théorie de Wave Genetics). Concertos de Brahms, concerto no 3 et sonate no 2 de Rachmaninov, sonate en si majeur (D.960) de Schubert, sonates et concerto en la majeur, no 23 de Mozart. Chefs-d'œuvre d'interprétation d'un ensorceleur qui maîtrisait à la perfection toute la gamme des couleurs orchestrales du piano.

10. Simon Barere : pianiste herculéen. Je peux citer ses cycloniques lectures de la Fantaisie chromatique et fugue de Bach, de la sonate et de la Rhapsodie espagnole de Liszt, du scherzo no 3 de Chopin, Le carnaval de Schumann, le 2e Concerto de Rachmaninov ainsi que le 1er Concerto de Liszt (fulminant). Ces précieux témoignages discographiques ne nous sont parvenus que grâce au dévouement de son fils qui avait réussi à enregistrer plusieurs concerts donnés par Barere.

11. Bruno Walter : l'interprétation magique de la Symphonie no 4 de Brahms avec le BBC Symphony Orchestra. La répétition de la symphonie no 2 de Brahms. L'interview au cours de laquelle Bruno Walter fait la distinction entre les phénomènes musicaux dont l'essence est soit naturelle et organique, soit artificielle, fabriquée.

12. Evgeny Mravinsky : Je n'oublierai jamais le concert donné à Saint-Pétersbourg dans les années 1960, au cours duquel deux symphonies de Chostakovitch ont été dirigées par Evgeny Mravinsky. Après ce concert et à la sortie de la salle, j'ai pu observer tous les auditeurs les yeux noyés de larmes. Il ne me restait plus qu'à suivre cet exemple contagieux conformément aux lois du mimétisme.

Quant aux autres grands impacts artistiques des interprétations de Mravinsky, je pourrais mentionner notamment la 4e symphonie de Brahms et la 8e Symphonie de Chostakovitch (2 vidéos) bouleversantes avec les enregistrements effectués et sauvegardés grâce aux inlassables efforts et à la persévérance éclairée du musicologue russe Andrey Zolotov.

D'autres expériences marquantes : Prokofiev, la symphonie no 6 avec Mravinsky ou la 5e symphonie de Chostakovitch avec Leonard Bernstein et le Philharmonique de New York.

13. Dmitry Bashkirov : Concerto in fa♯ de Scriabine, concerto pour la main gauche de Ravel, sonate en fa mineur no 3 de Brahms, Fantaisie de Schumann, Visions fugitives de Prokofiev. Tous ces enregistrements témoignent de la personnalité fascinante et singulière du jeune Bashkirov.

14. Julius Katchen : Concerto no 2 de Rachmaninov, tout Brahms. concerto de Grieg pour piano et orchestre. Un testament. Extrêmement émouvant.

15. Carlos Kleiber : Il suffirait de se familiariser avec la seule vidéo de la polka Unter Donner und Blitz, de J.Strauss, enregistrement d'un concert à Tokyo en 1986, pour arrêter définitivement son choix du trésor indispensable pour la vie sur une île déserte (ou dans un bunker).

En revanche, en ce qui concerne les œuvres plus prestigieuses, il serait alors indispensable de se tourner vers les vidéos avec les symphonies de Mozart (nos 33, 36), de Brahms (no 2), de Beethoven (nos 4 et 7) et vers l'opéra de Strauss (cette fois, Richard) « Rosenkavalier » (version munichoise).

Je reste convaincu que Carlos Kleiber a été un extraterrestre.

16. Une synergie singulière se dégage de la communauté d'idées d’Andreas Staier et du Concerto Köln dans les concertos pour piano de Mozart. Le Concerto no 17 en sol majeur (K.453) est particulièrement vibrant.

Ces lectures rafraîchissantes se détachent du lot des interprétations un peu convenues et sans épice. Cette dernière remarque ne pourrait évidemment pas se rapporter aux tonifiantes et vibrantes exécutions par Lili Kraus ou Dmitri Bashkirov.

17. Roger Norrington : Personnalité majeure et emblématique d'un chef d'orchestre dont les interprétations en règle générale détrônent aisément toutes les versions précédentes des mêmes œuvres, en les rendant anachroniques. Sous sa direction, les symphonies de Beethoven retrouvent la véhémence et l'intensité expressive originelles. Tout esprit de pesanteur et de dilatation du discours est soumis à l'évacuation et au dépoussiérage. Il faut également faire remarquer qu'avec quelle maîtrise s'effectue la fusion entre l'énergétique impulsive beethovénienne et le raffinement du relief du chant lyrique dans les moments de relaxation. Les démons de retenue et de modération sont résolument exorcisés.

Sous la direction de Norrington, les symphonies de Bruckner refleurissent et récupèrent leur respiration naturelle et la fluidité de l'allure, ce qui n'atténue point la démesure et la virulence des oppositions abruptes des états d'âme antinomiques. Les interludes symphoniques de Wagner — prélude de Tristan et ouverture des Meistersinger — sont littéralement tirés de leur sommeil profond, se dérident et se délectent à l'évidence de ce traitement innovant, inspiré et créatif.

Les lectures de symphonies de Mozart, Mahler et Tchaïkovski (no 6) regorgent d'idées nouvelles et revigorantes. Et la tension dramatique et poignante de la progression inexorable et continue du récit narratif linéaire des Passions selon saint Jean de Bach éblouit par la puissance expressive et l'unité du discours tout au long du déroulement de l'œuvre.

18) Hyun Jung Lim : C'est à l'âge de 20 ans que Chopin a composé ses deux concertos pour piano et orchestre, Prokofiev son concerto n 1, Chostakovitch sa première symphonie. Et c'est à l'âge de 24 ans que Hyun Jung Lim a enregistré pour EMI-Warner le cycle de toutes les sonates de Beethoven, démonstration éclatante de sa personnalité unique. Une espèce de secousse sismique de magnitude 10 sur l'échelle de Richter dans le monde de la musique ; un véritable chef-d'œuvre d'interprétation de ce monument de l'héritage musical de la part de cette magicienne du piano.

Dans cet enregistrement, Hyun Jung Lim réussit à s'identifier en co-créatrice avec l'esprit visionnaire et psychotonique de Beethoven, chargé d'émotions extrêmes et vibrantes, frénétiques et sublimes, à ressentir profondément l'urgence explosive d'inspiration qui habitait le compositeur et s'en inspirer à son tour. Désormais, c'est devenu une version de référence qui explore toute la palette expressive de cette musique de manière extrêmement suggestive et galvanisante. Une sorte de pendant pianistique des prodiges d'interprétation des symphonies de Beethoven par Roger Norrington.

Parmi d'autres joyaux d'interprétation de l'immense répertoire de Hyun Jung Lim, je pourrais évoquer les concertos nos 1, 2 et 3 de Rachmaninov (avec Pablo Gonzalez), joués de manière divinement incisive et frémissante, avec un vortex d'émotions comprenant de puissantes charges électriques, expérience euphorisante. Le dynamisme du déferlement farouche du flux passionnel atteint son paroxysme dans les grandioses Études-Tableaux de Rachmaninov. Et la vulnérabilité expressive de sa Vocalise n'a encore jamais été mise en lumière de façon à ce point communicative et hypnotisante. Les lectures des Ballades et de la barcarolle de Chopin sont lumineuses et celles de concertos de Mendelssohn (no 1), de Liszt (no 1), de Prokofiev (no 3) foudroyantes. J'aimerais aussi signaler la traduction artistique suprêmement inspirée du concerto no 2 de Brahms.

Le CD avec Ravel/Scriabine possède en quelque sorte les propriétés protéennes de transformation ingénieuse des caractéristiques de l'hédonisme polychrome en celles de l'exubérance volcanique. Sensibilité enflammée, à fleur de peau.

Quant à l'interprétation par Hyun Jung Lim du Clavier bien tempéré de Bach, elle s'impose comme un tour de force spectaculaire. Dans sa monographie sur Bach, Gilles Contagrel met l'accent sur le « témoignage de la puissance expressive des œuvres instrumentales de Bach, que l'on a plus tard tenues et pratiquées comme de fastidieux exercices techniques ». Il existe aussi des témoignages enthousiastes de contemporains de Bach sur « la vélocité, la vivacité et la légèreté » de son jeu en tant qu'instrumentaliste, sur les qualités suggestives et évocatrices de son imagination artistique. Hyun Jung Lim d'évidence vise à réactualiser les aspects expressifs et émouvants de ces poèmes pleins d'esprit imaginatif, contenant toute une gamme d’états émotionnels : joyeux, assombris, affirmatifs, mélancoliques, extatiques. Cette interprétation rend enfin justice à cette œuvre magistrale si souvent estropiée et dévirilisée dans d'innombrables versions « calvinistes ». Bouleversant.

19. J'aimerais encore mentionner trois étonnantes créations récentes qui frappent par leur beauté saisissante et l'engagement artistique des solistes dans ces œuvres: The Protecting Veil de John Tavener interprété par Steven Isserlis au violoncelle, le Styx, un des chefs-d'œuvre de Giya Kancheli avec à l'alto Yuri Bashmet et l'envoûtant Come in de Vladimir Martynov avec Tatyana Grindenko au violon. Un vrai déferlement d’images musicales d'une beauté nostalgique et rayonnante.

Alexandre Rabinovitch-Barakovsky
août 2015

 

 

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Jeudi 25 Janvier, 2018