musicologie

mercredi 4 avril 2018 —— Jean-Paul Sibille.

Caen sur un nuage…

En musique comme ailleurs, offre et qualité sont telles qu’on n’en fait pas le tour. Ah pauvres mélomanes ! Ô musicologues !… Savez-vous ce que vous perdez à n’avoir pas don d’ubiquité ?

Oyez braves gens : Caen semble portée sur un nuage où débarquent des anges de chair et d’os, dévoilant un horizon himalayen ! Himalaya non pas visible, mais audible. Au fait, quel mot pour l’horizon sonore ? Apprenez que la cité de Guillaume propose des pics vertigineux que gravissent des phénomènes capables d’enchaîner coup sur coup, tel Kilian Jornet (mai 2017), des exploits inimaginables sur le toit du monde… Ainsi soit-elle de Sabine Devieilhe, de retour exceptionnel à Caen. Et ainsi soit-il de la messe en ut mineur (K. 427) de Mozart.

La messe en ut de Mozart. C’est en l’église de La Gloriette, bel édifice classique au chœur baroque, qu’eut lieu l’évènement, un concert caritatif organisé par Florence Devieilhe (la sœur) et l’association ASF Ondine, pour soutenir la recherche médicale sur l’Ondine, une maladie rare. Dirigée par le charismatique Gilles Treille (professeur au CRR de Caen) à la tête de trente musiciens bénévoles (ensemble Opus, Orchestre de Caen, Orchestre régional de Normandie), de deux chorales mixtes (Alma Musica à Caen et Cantabile à Dozulé) et des quatre solistes, Sabine Devieilhe (soprano), Florence Devieilhe (mezzo), Stanislas de Barbeyrac (ténor) et Laurent Chemla (basse) ; le tout servi par la bonne acoustique d’une nef archicomble. La direction de Gilles Treille, toute en nuances et couleurs brillantes dans le Credo et le Gloria — majestueux ma non troppo — donne l’occasion à Sabine Devieilhe d’exprimer sa conviction rayonnante et sa puissance vocale : le virtuose Laudamus prépare l’oreille à l’extase du Credo (Et incarnatus) ! À ce moment sublime la coloratur exerce sa magie sur l’auditoire : entendu, par exemple, après le concert : « le choc musical de ma vie », « on est touché au cœur ! ». Autre étonnement, personnel celui-là : les organisateurs m’ayant demandé le reportage photo de l’évènement, les images révèlent une posture que je n’avais observé qu’en arts martiaux, l'engagement total dans l’action (ici le chant), énergie à revendre, concentration extrême, précision du geste (musical), verticalité du corps et enracinement au sol, pour citer quelques trucs. Voilà peut-être pourquoi elle convient si bien à Mozart !

Justifions tout de même l’analogie de l’Everest : c’était un dimanche, mais, la veille et le jeudi, elle chantait, au théâtre de Caen, Sœur Constance de Saint-Denis du Dialogue des Carmélites de Francis Poulenc, dans une mise en scène d’Olivier Py, et l’avant-veille à Lyon, elle obtenait sa double Victoire de la Musique 2018.

Les Contes d’Hoffmann, d’Offenbach, arrangés par Pierre-Olivier Schmitt, dirigés par Alexandra Cravero, mis en scène par Karine Laleu (ex-assistante d’Olivier Py), une commande de l’Orchestre Régional de Normandie.

Cette édition originale est le fruit de collaborations exemplaires de l’ORN avec la Région. Les lycées des cinq départements contribuèrent au succès de l’opération (CHA-Théâtre, lycées des métiers options coiffure, maquillage, chapellerie, costumes, décors bois, métallerie. Témoignages d’une politique pédagogique, sociale et culturelle exemplaire et, à ma connaissance, unique en France… voire ailleurs.

L'œuvre est relookée par deux designers : l’arrangeur Pierre-Olivier Schmitt pour la partition, et Karine Laleu pour la scénographie. Arrangée pour petit orchestre, la musique prend un allure de modernité, façon Rake’s Progress par l’humour et le comique décalés, en donnant à la harpe, aux vents et aux percussions des rôles quasi virtuels aux côtés des solistes. Et la direction d’Alexandra Cravero veille à ce qu’aucun ne soit dans l’ombre : par-dessus les cordes, le discours est clair et les phrases-clé sont bien audibles, permettant de s’y retrouver dans la complexité des personnages et destins qui s’entremêlent, à dessein, pour induire illusion et magie dans une farce fantastique. Prêtant plus attention aux sons qu’à la scène, se fait alors l’impression d’une musique de film.

Ainsi les deux premiers actes paradoxalement à la fois burlesque et sophistiqué… mais la célèbre barcarolle (acte III), intacte, nous renvoie au XIXe siècle… on nage alors dans un temps indéterminé, romantico-post-moderne (!) qui en ajoute au fantastique.  Cela dit, les solistes aux multiples rôles (en général quatre, sauf celui du poète Hoffmann tenu par le ténor Xavier Mauconduit, peut-être un rien aérien ici) tiennent en éveil, en bons acteurs qu’ils sont aussi ; aiguisés par la présence de deux comédiens aux rôles sur mesure (Ludovic Coquin et Guy Bourgeois). On retiendra Julia Knecht dont la puissante voix coloratur et les jeux scéniques ont focalisé tant l’écoute que les regards (vocalises dignes d’une grande Reine de la Nuit !), incarnant tour à tour la fille-automate Olympia, l’amante Antonia, la courtisane Giulietta, résumées en Stella dans l’épilogue. De son côté Élise Bedenes (mezzo, elle aussi sur scène en carmélite dans le Dialogue) assumait la Muse du poète, la Voix et le conseiller Niklausse, des rôles de tempérance, sagesse et bon sens ; elle ferait une excellente Dorine dans une version lyrique duTartuffe ! Tandis que Julien Clément campe tant un Docteur Miracle, qu’un Coppélius, un Daperputto sarcastique en diable, un Méphisto. Les Contes d’Hoffmann post-modernes, intemporels.

L’autre design est la scénographie sur une dominante blanc-argent (c.-à-d. papier-métal) qui deviendra blanc-rouge au final. Scénographie structurée comme la partition, avec décors métal, bois ou Tylex imitant le papier, cher au poète (lycées de Brionne et L’Aigle) ; costumes un rien déjantés mêlant époques, styles et modes (lycée du Petit-Quevilly), coiffures et maquillages à la Mad Max ou Enki Bilal…

Exigu et visuellement structuré, le plateau oblige à la démonstration d’acteur (par bonheur on ne s’en prive pas !) pour être le bon cadre où s’exerce le théâtre. Et ça n’est, ostensiblement, que du symbole. Grâce à quoi chacun fait voguer son imaginaire au gré de l’œuvre dans laquelle on entre à plaisir. Le talent des designers est là, avec en clin d’œil la dérision de Frankenstein ou de Faust. Un must ! Et le tout pour 13 € à La Renaissance de Mondeville. C’était en mars 2018, du 13 au 24 dans cinq petites villes de Normandie. Qu’attend la Région pour faire jouer ces Contes d’Hoffmann dans ses prestigieuses salles ?

Festival [aspects] 2018. Il faut remonter aux vieilles éditions de ce festival (Crumb ? Bério ? Dutilleux ? Xenakis ?) pour s’être senti propulsé si haut par un compositeur. Au soir du 22 mars, le public (curieux ou mélomanes, musiciens ou gens du CRR) fut mis en orbite stratosphérique par les « visages multiples de l’improvisation » selon Thierry Escaich, coiffé d’une casquette de prof. Il rappelle que l’impro, vieille et universelle comme l’humanité, est présente plus souvent qu’on croit dans la musique écrite, citant quelques exemples ; puis explique diverses techniques, demandant qu’on lui donne quelques notes, un thème connu, une cadence, etc. À propos de copie — en dessin aussi on apprend en copiant, et même du plagiat —, il emmène le public dans une vertigineuse leçon de liberté. « Il ne faut jamais, dit-il, s’enfermer dans un thème, un style, un auteur ou un genre… « donnez-moi 5 ou 6 compositeurs pour qu’on entende autant de variantes d’un thème à la manière de… ».

On propose Chopin, Stravinsky, Messiaen, Bach, Duparc et Gerschwin. Après quelques secondes il fait un thème qu’il interprète immédiatement « façon Chopin » et qu’il développe quelques minutes avant de laisser Stravinsky, puis les autres, s’exprimer. Je dis bien s’exprimer ! Sa virtuosité et sa liberté sont telles que ce ne sont pas simplement des pages de Chopin qui s’égrènent (bien sûr inconnues), mais elles le sont par un lauréat du Concours Chopin ; et de même avec Stravinsky lors d’un Concours Reine Élisabeth, de même au Concours Tchaïkovsky : il y a chaque fois la profondeur, l’imaginaire, le langage et le style… voire l’énergie de ces phares de la musique occidentale. Subjugués, on se regarde les yeux écarquillés : que se passe-t-il ? Puis vient non pas du Gerschwin, mais (nous sembla-t-il) Gerschwin lui-même… comme étaient d’ailleurs invités Chopin, Messiaen et consort ! Quelque chose d’incroyable, d’ordre médiumnique (?) s’est passé, une intersession venue d’ailleurs. En tous cas du littéralement inouï ! l’auditoire est médusé face à un génie musical… qui est néanmoins humain, simple et abordable. Aucun chichi social. Ce qui le rend encore plus grand. C’était à l’auditorium de l’ESAM – École Supérieure des Arts & Médias de Caen.

Thierry Escaich au petit auditoprium du CRR de Caen. Photographie © Jean-Paul Sibille.

Ce fut d’abord (23 mars) l’Office Imaginaire du 1100e anniversaire de l'abbaye de Cluny, axé sur des réminiscences modernes de chant grégorien (Duruflé, Alain, Escaich) ou d’anciens chœurs mixtes remaniés (Langlais, Vierne) parfois profanes (Messiaen, Dowland, Escaich) : une version sonore du Musée Imaginaire d’André Malraux. Escaich aux orgues de Saint-Pierre de Caen, ouvre d’un introït, pour orgue et percussions, audacieux, puissant quoique subtil et rythmé. D’intenses émotions suivent avec la participation du violoncelliste Henri Demarquette et du magnifique chœur mixte Sequenza 9·3. Ainsi le lumineux Kyrie de Jehan Alain (orgue, violoncelle, chœur féminin), la sérénité dramatique du Flow my tears de Dowland (3 solistes, violoncelle) et le poétique Night’s bird d’Escaich (chœur mixte, violoncelle). Deux impros de l’organiste en solo, élevées et imposantes comme gros un nuage d’orage, et deux chorals de Bach (BWV 1 et 61, chœurs mixtes & orgue). Le concert se termine par l’extraordinaire Exultet (chœur mixte, orgue, percussions et piano) d’Escaich, une sidérante et courte pièce spirituelle où s’épanouissent trois professeurs du CRR et le groupe Sequenza 9·3.

Le lendemain, musique de chambre… froide ! Brrr… Les Lettres mêlées de Thierry Escaich (violon, violoncelle et piano), sont des « rétros courriers » envoyés à Brahms, Bach et Bartók, hommage-imitation du fameux B.A.C.H. du Cantor, définissant les notes d’un thème, lesquelles vont se mixer et défaire pour aller vers d’imaginaires danses hongroises ; des belles lettres respectueuses et esthétiques, fraîches comme il faut pour être expédiées dans l’au-delà. Le nocturne du compositeur invité (violoncelle et piano) médite un vortex lugubre et glacé où s’échangent les rôles, tempi et climats pour aboutir, à rythmes convulsés, dans ce que les Normands appellent « chauffer dans la noirceur » ! Une sorte d’antithèse de l’Adieu du Chant de la Terre de Mahler, semblant dire « laissez là toute espérance »… Mais curieusement, on l’écoute sans éprouver le blues, presque rassuré par l’harmonie.

Après quoi vient le trio avec piano de Maurice Ravel, fonctionnant comme les Lettres mêlées avec phrases et rythmes croisés ou parallèles, puis réduction d’un thème. Atmosphère un rien mystérieuse avec sa dose de magie. Pièces rares confiées au Trio Karénine : P. Kouider (piano),  F. Robillard (violon) et L. Rodde (violoncelle) à la précision d’orfèvre, au raffinement d’un étoilé Michelin.

Par sa cohérence et son originalité, ce programme semble l’analogue musical du Château des destins croisés d’Italo Calvino, ou des Histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poe.

Concert final [aspects] 2018. On ouvre l’appétit avec des Variations gothiques, pour flûtre et trio à cordes, genre sauce aigre-douce sur un subtil feuilleté modal ionien-Renaissance ; études impressionnistes, pour piano solo, autre curiosité du chef Escaich, sandwich proustien submergeant d’harmoniques  un grégorien lointain servi dans une palette composit : iode fugitive, petite queue de poisson, lumineux croustillant au Sauterne. Vient la succulente fantaisie ciselée de Grégoire Rolland, élève du maîtree, De roche et d’argent, pour clavecin princeps et 9 instruments, inspirée par une grotte chinoise renommée ; Visions nocturnes, pour soprano, clarinette, piano et quatuor à cordes), un poème symphonico onirique d’après La descente de croix du peintre baroque Pierre Paul Rubens, puis Chorus, pour clarinette, piano et quaturo à cordes, à nouveau de Thierry Escaich.

À nouveau transporté « là haut », on découvre de riches paysages sonores, des pièces montées exotiques, mêlant rythmes anciens et couleurs profondes aux idées lumineuses ou aux citations imaginaires. Jamais l’oreille n’est heurtée par cette Musique coulant de source, réconciliant nombre de sceptiques à la Contemporaine et ses dissonances, sa chaleur et sa Liberté. Chapeau.

plume 4 Jean-Paul Sibbille
4 avril 2017

 

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Vendredi 6 Avril, 2018