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Genève, Opéra des Nations, 8 mars 2017, par Eusebius ——

Wir armen Leut…,  Wozzeck à Genève

Grand Théâtre de Genève, Wozzeck, d'Alban Berg, mars 2017 à l'Opéra des Nations. Mark Stone (Wozzeck), Jennifer Larmore (Marie). Photographie © GTG / Carole Parodi.

Il est rare de sortir d'un spectacle qui vous laisse sans voix, captivant de bout en bout. Que tout y concoure avec une telle harmonie, une telle efficacité dramatique  une telle émotion vraie. Expérience singulière aussi que celle de ce provisoire Opéra de Nations, tout de bois, offrant un confort acoustique et visuel exceptionnel, le Grand-Théâtre étant en travaux. La proximité est telle que le public est dans la caisse de résonance. Que Wozzeck frappe le sol du pied, et toute la salle le perçoit avec une intensité comparable à un coup de grosse caisse…  Ce Wozzeck nous vient de Chicago, où l'une des figures majeures de la mise en scène1, David McVicar, l'a réalisé la saison dernière pour le Lyric Opera.

Grand Théâtre de Genève, Wozzeck d'Alban Berg, mars 2017 à l'Opéra des Nations. Mark Stone (Wozzeck), Tom Fox (Le docteur). Photographie © GTG / Carole Parodi.

Lorsqu'on évoque le Wozzeck de Berg, c'est évidemment à la musique que l'on pense, au point d'oublier le chef d'œuvre dramatique que constitue le livret, patiemment  rédigé par le compositeur avant qu'il en écrive la première note.  Ce livret, à lui seul, est déjà un chef d'œuvre, concis, toujours juste d'expression bien que savamment construit, d'une efficacité dramatique rare malgré son économie de moyens.  Même si la fable, répétée à l'envi, voudrait accréditer que c'est dans les tranchées que Berg aurait pris conscience de la misère matérielle et morale des  poilus, est contredite par les faits2, il connut de près les conditions de vie de ces pauvres gens envoyés à la boucherie. Toujours la musique est au service de la dramaturgie.  Chaque note, chaque mot est indispensable au tout. Du quasi-bel canto au murmure parlando et à la voix parlée, toute la palette expressive est sollicitée. Est-il écriture orchestrale plus achevée, plus efficace et plus savante ? Est-il un seul ouvrage où la fusion de tous les éléments soit aussi idéalement réalisée ? On peut en douter.

Qui est Wozzeck ? Un pauvre bougre, résigné, soumis, un peu fruste, naïf. Profondément seul malgré Marie et son fils, qu'il aime plus que tout, malgré Andres, son seul ami. « Il porte tout le poids du monde sur ses épaules, tourmenté, opprimé, oppressé », écrit le metteur en scène. L'incompréhension, le désespoir après la trahison de ce qu'il a de plus cher au monde, Marie, le sadisme du Capitaine, du Docteur, du Tambour-major le conduisent au meurtre, puis au suicide. Au centre de l'action, il apparaît comme un comme un être bon, soumis à un environnement malfaisant, le meurtre de Marie est aussi son cri de révolte, suivi de son engloutissement. Si ce n'était grotesque dans ce contexte, on lui ferait crier « nous voulons de l'amour ! »3.  On est loin de certains clichés, bien-pensants, qui nous le présentent comme halluciné, fou, objet d'étude du Docteur.

Grand Théâtre de Genève, Wozzeck, d'Alban Berg, mars 2017 à l'Opéra, des Nations. Tansel Akzeybek (Andres), Mark Stone (Wozzeck), Charles Workman (Le Tambour-Major). Photographie © GTG / Carole Parodi.

La mise en scène, respectueuse du texte et de son esprit, excelle à nous entraîner dans cette spirale inexorable, en fouillant les âmes, en animant les corps jusqu'au dénouement : l'enfant de Franz (Wozzeck) et de Marie, seul à son tour, abandonné par le groupe d'enfants avec lesquels il joue, est condamné à reproduire son destin. Il abandonne le bâton – son cheval – pour prendre la place de son père dans le fardier qui lui permettait de transporter le bois ramassé avec Andres. L'esclavage se perpétue.

Un dispositif très simple, de deux rideaux bas, parallèles, permet de modeler l'espace au gré des scènes. Les changements peuvent s'effectuer durant les interludes, et seules, deux suspensions marquent les entractes, puisque l'ensemble est enchaîné, renforçant la puissance dramatique. Le large cadre scénique est dominé par un imposant monument aux morts, supportant le cadavre d'un soldat mort au combat, rappel bienvenu du contexte historique de l'œuvre. Un minimum d'accessoires, réalistes ou fantaisistes (le fardier de Wozzeck, l'équipement technique du cabinet du docteur, dont une monstrueuse loupe, le véhicule du Capitaine) permettent de caractériser chaque tableau, de façon juste et belle. Les ombres chinoises (le défilé conduit par le Tambour-Major) ont  des airs de déjà vu, mais n'en sont pas moins efficaces4. La dimension fantastique est toujours  sensible, avec les obsessions de Wozzeck, nourries de ses aliénations sociales plus que mentales. Cette mise en scène, pleinement aboutie, est appelée à devenir une référence majeure.

L'Opéra des Nations a-t-il jamais mieux porté son nom ? La distribution (neuf nationalités et un chanteur d'origine turque ) est de haut vol.

Grand Théâtre de Genève, Wozzeck, d'Alban Berg, mars 2017 à l'Opéra des Naions. Mark Stone (Wozzeck). Photographie © GTG / Carole Parodi.

Mark Stone, impressionnant baryton anglais5, campe un Wozzeck profondément humain, simple et pathétique : « Le sadisme des autres le plonge dans la démence » (McVicar). Cette prise de rôle est bouleversante par sa vérité, servie par les moyens vocaux et dramatiques idéaux. Jennifer Larmore (Marie) qui sera de nouveau Lulu en mai, à Rome, est une âme simple, au caractère bien trempé. La voix est souple aiguisée, tranchante, colorée. Andres est confié à l'excellent Tansel Akzeybek, ténor allemand d'origine turque. Le chant est solide, bien conduit, au timbre clair. Nos trois persécuteurs sont remarquables, par leur engagement vocal et leur vérité psychologique. Charles Workman (le Tambour-major), est un ténor américain,  dont la puissance vocale, l'intelligence, la clarté du chant, alliée à un réel talent de comédien, donne toute sa mesure à ce coq de village, prétentieux et belliqueux.  Le Capitaine est confié à Stephan Rügamer, ténor allemand rarement entendu hors de Berlin, qui sera de nouveau le Capitaine à l'Opéra de Paris en avril-mai 2017. La voix autoritaire sait se faire insinuante, perverse. Quant au Médecin, Tom Fox, il est superbe d'autorité vocale, et de suffisance. Dana Beth Miller est Margret. La mezzo américaine impressionne, que ce soit dans le sprechgesang de sa première intervention, ou dans le chant de la seconde. Les deux Apprentis, comme le Fou ne sont pas en reste : la distribution est sans faiblesse aucune. Les chœurs, y compris le finale des enfants, s'intègrent idéalement à la trame musicale. Quant à l'Orchestre de la Suisse Romande, galvanisé par la direction de Stefan Blunier, il donne le meilleur de lui-même. En grande formation postromantique qu'il s'agisse des effets de masse, de blocs comme des illustrations intimes, chambristes, on est tenu en haleine. La force dramatique, les couleurs surprennent. Les interludes sont des joyaux, particulièrement le dernier, en ré m, avec une direction très détaillée, de superbes modelés, une progression, bien qu'attendue, d'un effet stupéfiant.

Une soirée inoubliable par sa force, par sa vérité pour un ouvrage exceptionnel, qui parle à chacun de nous.

 Eusebius
10 mars 2017
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1. Il monte Tristan ce mois-ci au Wiener Staatsoper ;

2. Il resta trente jours cantonné à Bruck, une crise d'asthme l'éloigna du front ;

3. La belle Hélène, d'Offenbach ;

4. Sandrine Anglade avait usé du même procédé, pour la même scène, dans sa mise en scène de Wozzeck  (Dijon, Opéra, mai 2015) ;

5. Il passera à Eisenstein (de La Chauve-souris, de Johann Strauss) à Cardiff aussitôt après cette production.

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