Christoffel David, Ouvrez la tête: ma thèse sur satie. « Répercussions », Éditons MF, Paris 2016 [352 p. ; ISBN 978-2-9157-9472; 22 €].
Voici un livre fort bien écrit, bourré d'idées et d'explorations jusqu'aux marges et au tréfonds des mots, une exception dans la production paramusicienne, y compris universitaire, actuelle.
Les musiciens qui jouent des pièces d'Erik Satie sont étonnés ou amusés, par les indications hors les normes parsemées dans, ou introduisent ses partitions : « avec étonnement », « très luisant », « Postulez en vous-même », « Portez cela plus loin », « Ne sortez pas », « Ouvrez la tête », « Retirez votre main et mettez-la dans votre poche », « à feuilleter d'un doigt aimable et souriant », etc.
On parle alors d'ironie, de drôlerie, d'énigme, de loufoquerie, d'excentricité. David Christoffel quant à lui, dans cet ouvrage issu d'une thèse soutenue en 2011, y étudie une poétique, un champ poétique porté sur les partitions, une signature peut-être, qui fait écho à l'originalité (mais Rossini est également passé par là) des titres des œuvres : Trois morceaux en forme de poire, Aperçus désagréables, Véritables préludes flasques pour un chien, Descriptions automatiques, Embryons desséchés, Vieux sequins et vieilles cuirasses, Trois valses distinguées du précieux dégoûté, etc. Poétique qui irrigue également la prose épistolaire et les nombreux écrits du « maître d'Arcueil » qui ne voulait en aucun cas être un maître d'école.
L'auteur examine l'origine de ces expressions originales et les traditions esthétiques auxquelles elles peuvent se rattacher, montrant que dans la tête d'Erik Satie, on pouvait être sensible au monde sensible : ici le motif du rideau de scène peint par Picasso ; pour les Trois morceaux en forme de poire, la caricature du visage (sa poire) de Louis Philippe en forme de poire, tout comme le fut la typographie de la publication obligée du jugement dans le Charivari. On fait un parallèle entre une caricature de Caran d'Ache et le titre Véritables préludes flasques pour un chien. etc.
On parle aussi du Cubisme, qui déforme et déplace les objets avec des résultats surprenants, des relations entre esthétique musicale et vision sociale.
Il interroge ces notions d'ironie, qui n'est pas nécessairement drolatique, d'excentricité, aussi la musique dans ce qu'elle peut exprimer de ces choses, et en ce qu'elle peut échanger (ou entrer en contradiction) avec les indications du compositeur, que les musiciens estiment être plus des invitations à la liberté que des indications de jeu (pourtant, une atmosphère poétique peut en être une).
Grâce à la belle qualité d'écriture, on suit aisément les décortications fines de David Christoffel, même s'il ne faut pas toujours le faire. Ainsi ces trois pages virtuoses consacrées à l'emploi du mot « dessus » pour « à propos de » dans la correspondance de Satie (« il m'a donné raison dessus cette idée »), comparé à celui de Debussy, où le « dessus » semble être pour l'auteur associé au « dessous », amènent la double conclusion que l'ironie de Satie relève nettement d'un positionnement philosophique, alors que Debussy, contraponctique, relèverait d'une problématique freudienne. On se dit qu'il manque là quelque chose quelque part, même si on compare là des objets incomparables entre eux, porté par le plaisir évident d'aller chercher les idées derrière les idées.
D'autant que le monde de Satie est contraponctique, l'auteur l'évoque par ailleurs, en musique, mais aussi en écriture, par laquelle il s'adresse souvent à lui-même, ou à l'interlocuteur de lui-même qu'il est, pouvant laisser supposer un dédoublement de la personnalité, ce qui est là notre sentiment.
De la même manière, on aurait aimé que les évocations des philosophes (Hegel, Bergson, Marx au passage associé à Auric) soient plus solidement arrimées au procès critique qu'à de courtes citations par ailleurs bien venues.
Un bel exercice digne de l'Université d'avant LRU, pour une grande part mûri hors des départements de musicologie, préparé par de nombreuses communications, et une connaissance étonnante du terrain, auquel l'auteur, vu l'ampleur du questionnaire, a dû revenir maintes fois.
Jean-Marc Warszawski
27 mai 2017
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Mercredi 18 Septembre, 2024