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Dijon, Auditorium, 20 janvier 2017, par l'Ouvreuse ——

Le rêve américain par le quatuor Tana

Le quatuor Tana. Photographie © D. R.

Après l'amertume et le sentiment de dégoût laissé par l'investiture du nouveau locataire de la Maison-Blanche, il fallait bien trouver un antidote, le moyen de se réconcilier avec l'Amérique qu'on aime, ouverte au monde, inventive, multiculturelle. Je suis donc allée écouter les Tana dans un programme riche et audacieux, qu'on risque de devoir appeler d'ici peu le rêve américain tant les perspectives d'un cauchemar nous guettent.

Cage pour commencer, avec Four,  version de dix minutes, précise le programme. De petits fragments, alignés sur une feuille, laissent une grande liberté aux musiciens1.  Le quatuor fonctionne de façon homophone, dans un climat très doux, contenu. De longs accords trouvent une forme de résolution brève, suivie d'un long silence. Ces suspensions nous tiennent en haleine. On pense au vol d'un oiseau qui, de quelques coups d'ailes, s'élèverait pour se laisser ensuite porter par l'air et le silence. Une beauté éthérée, évanescente. L'ensemble, après échange des parties, dépouillé, d'une théâtralité hiératique, nous entraîne à cent lieues des aboiements du nouveau Duce.

D'Elliot Carter, son cinquième quatuor à cordes, de 1995. Chacun des instruments, tour à tour, joue un trait, une séquence, un élément qui s'intégrera ensuite au discours. Le silence, qui entrecoupe les interventions, prend, de ce fait une valeur équivalente à ce que nous écoutions auparavant. Rarement, il aura été musique à ce point. Le propos suggère une conversation, souple, courtoise, puis très animée, aux interjections fortes. De belles envolées lyriques aussi, bien que brèves. Si  certains motifs, ou certains procédés sont repérables et leur retour identifiable, il est clair que Carter dépasse les modèles convenus. Ici,  tout le quatuor joue en harmoniques, là en pizz : le travail sur le son permet à Carter de créer une grande variété de climats. Manifestement une œuvre exigeante, achevée, personnelle d'un maître du quatuor.

Si je n'avais pas lu les œuvres au programme, je me serais interrogée à propos de la pièce suivante. Le chant au violoncelle, accompagné de formules arpégées, fluides, par ses comparses, avec des harmonies simples, voire simplistes, séduit, mais interroge. Un gag, une plaisanterie de potache ? Certes ce n'est plus tout à fait du Schubert, mais on n'en est guère loin, en infiniment moins intéressant. Un embryon congelé d'un épigone du maître a-t-il été décongelé2 ? Peut-être un coup de Senneville. Vous savez, le compositeur-arrangeur de Richard Clayderman, producteur de sirop pour demoiselles romantiques.  Six mouvements enchaînés qui sont autant de poncifs indigestes. Arrangement pour quatuor à cordes de la musique réalisée pour le film Mishima de Paul Schrader, c'est de la musique faisandée. J'avoue n'avoir pas vu le film. Peut-être remplit-elle son rôle avec le  support visuel. Mais privée de cette narration, elle s'effondre comme de la gélatine Haribo. Fort peu pour moi. Le Kronos l'a enregistrée pour Nonesuch, dès sa création, en 1985. Quels que puissent être les interprètes, elle demeure sans intérêt. J'oubliais de vous dire qu'il s'agissait d'une œuvre de Philip Glass, que l'on a connu plus inspiré.

Pour finir, une pièce de Steve Reich WTC 9/11, en relation étroite avec le 11 septembre3. Œuvre forte, où le quatuor va se conjuguer à deux autres — enregistrés — et à des échos, verbaux, authentiques, de ces attentats. Comme à l'accoutumée, le violoncelle double la voix enregistrée. La durée des trois mouvements correspond exactement à l'intervalle entre les deux impacts, est-il expliqué4. Le temps n'a plus de sens. Le troisième mouvement, sorte de déploration modale, sur des thèmes hébraïques, des thrènes très émouvants, pourrait se poursuivre sans que l'attention et l'émotion se relâchent.^

La gravité du propos, comme de l'actualité appelait le silence. Cependant, pour répondre aux acclamations du public, les Tana reprennent… le premier mouvement du quatuor de Phil Glass, que je ne veux plus entendre ! Quand je vais raconter ça à la Comtesse, grippée, j'imagine ses regrets, mais aussi son émoi, ses réparties (Tana…gras ?).

Le quatuor Tana, maintes fois récompensé, s'illustre brillamment dans le répertoire contemporain. Sa maîtrise, la perfection de sa technique, ses couleurs nous ravissent. L'indépendance du jeu de chacun et leur travail collectif, leur fusion sont exceptionnels.

L'Ouvreuse
22 janvier 2017
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1. moindre que celle que laissait Boucourechliev avec sa série d'Archipels, à la fin des années 60.

2. comme Hibernatus, ou comme L'homme à l'oreille cassée d'Edmond About ?

3. Enregistrée par les Tana, dans le cadre de leur intégrale Steve Reich,  pour le label Megadisc Classics.

4. Toutes les œuvres étaient présentées avec clarté et humour par Antoine Maisonhaute, le premier violon. On comprend mal que l'acoustique si fine de l'auditorium, qui permet de percevoir la moindre inflexion pianissimo de tel ou tel instrument, n'autorise pas la compréhension de la voix parlée, sans micro, au-delà du dixième rang.


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