bandeau texte musicologie Marseille, 8 novembre 2017, par Jean-Luc Vannier ——

L'Ombre de Venceslao, lumière vive et insolite à l'opéra de Marseille

Thibaut Desplantes (Venceslao) et Ziad Nehme (Rogelio). Photographie © Laurent Guizard.

Lorsque nous découvrons une création, il nous faut, autant que faire se peut, remettre les compteurs critiques à zéro. Se laisser porter par ce que nous voyons, entendons, ressentons. L'ombre de Venceslao, représentée mardi 7 novembre à l'opéra de Marseille, sollicitait tous les registres : musique, chant, danse, théâtre et mime tout en insufflant des réflexions sur la psychologie humaine et la philosophie de la vie. Le domaine politique n'était d'ailleurs pas très éloigné puisque l'action se termine par le coup d'État en Argentine.

Écrite en espagnol par Copi, dramaturge argentin « installé » en France par Jorge Lavelli, l'Ombre de Venceslao fut d'abord créée pour le théâtre en 1999 avant d'être mise en musique par Martin Matalon, auteur par ailleurs de 11 Trames composées entre 1997 et 2011 (Ensemble Mesostics, Tramages, œuvres de Martin Matalon, Philippe Hurel, Bernard Cavanna, Hortus 2014 (HORTUS 104). Et c'est grâce au Centre Français de Promotion Lyrique (CFPL) dont la mission est de découvrir, promouvoir et faciliter l'insertion en milieu professionnel des jeunes artistes lyriques, que cette coproduction, incluant treize établissements lyriques nationaux et internationaux, a été créée à l'Opéra de Rennes en octobre 2016 avant de venir sur la Cannebière.

Estelle Poscio (China). Photographie © Laurent Guizard.

Cinq rôles humains, trois animaux dont un cheval (Germain Nayl), un singe (Ismaël Ruggiero) et un perroquet (voix enregistrée de David Maisse) lequel serait plutôt un drôle de zèbre, et autant de trajectoires erratiques, passionnées, sous les déluges orageux des forêts tropicales jusqu'à la grande métropole de Buenos Aires. Le compositeur s'en explique dans une note : « La trame de cette pièce : les avatars d'une famille du campo profond argentin…où chacun des personnages ira chercher son destin, quelque part ailleurs ». Et de préciser : « Les deux actes et trente-deux scènes que contient cette pièce de théâtre seront tout autant trente-deux mouvements…de longue, moyenne et courte durée, donnant à l'œuvre un rythme formel varié et dynamique ».

Extériorisée, verbalisée, actée ou bien alors suggérée, plus intimiste, la violence de cet opéra se nourrit de cette imbrication des multiples modes de jeux vocaux : ligne chantée, parlato libre, sprechgesang. Sans parler de l'orchestration particulièrement fouillée, mêlant aux rythmes heurtés et saccadés, un quatuor de bandonéons (Anthony Millet, Max Bonnay, Guillaume Hodeau et Victor Villena), des bruits de ville, de nature, d'explosion et de fusillades. Une fougue orchestrale et scénique qui n'est parfois pas sans rappeler celle d'une Lady Macbeth de Mtsensk telle que nous l'avions entendue à Monte-Carlo.  Nous hésitons très souvent entre le rire et les larmes car le frêle instant comique cède instantanément la place à la tragédie. « C'est justement l'ingrédient tragique, nous dit le metteur en scène Jorge Lavelli, qui déclenche son contraire ; il ne peut y avoir d'humour que dans le vertige de la décadence et du malheur ».

Mathieu Gardon (Largui), Thibaud Desplantes (Venceslao), Sarah Laulan (Mechita) et Ziad Nehme (Rogelio). Photographie © Laurent Guizard.

Nous complimenterons sans retenue la direction musicale dont nous devinons bien, dès l'ouverture qui requiert des trésors de vigilance, qu'elle n'est pas le fruit du hasard : Directeur honoraire de l'Orchestre symphonique de Navarre, Ernest Martinez Izquierdo a fondé l'Ensemble Barcelona 216 spécialisé dans l'interprétation du répertoire contemporain de musique de chambre. Outre le fait que sa direction maîtrise suffisamment sa partition pour lui laisser l'espace d'une interprétation personnelle intelligemment transmise à l'orchestre de l'opéra de Marseille, il guide tout aussi précisément les chanteurs, même par temps de brume intense sur le plateau !

Nous serons encore plus laudatifs pour la conception et la mise en scène de Jorge Lavelli (avec la collaboration artistique de Dominique Poulange, la scénographie de Ricardo Sanchez-Cuerda, les costumes de Francesco Zito et les lumières de Jean Lapeyre). Très dynamique, minimaliste mais subtilement créative et méticuleusement agencée, la mise en scène sait jongler avec la puissance des signifiants : en témoignent la scène du viol parmi les draps de lit suspendus à une corde à linge, la voix de la radio qui crachouille le tango ou l'arrivée en gare de Buenos Aires.

Jorge Rodriguez (Coco Pellegrini) et le quatuor de bandonéons. Photographie © Laurent Guizard.

Nous serons nettement plus sélectifs dans les compliments avec la distribution.  Dans le rôle-titre, le baryton Thibaut Desplantes est le plus souvent inaudible : voix rengorgée, faible projection, syllabes étouffées sauf au rare moment de la « mort de la vieille » où son solo devient compréhensible. Estelle Poscio qui interprète China hystérise allègrement son personnage — est-ce une demande du metteur en scène ? — en privilégiant des aigus très fermés qui rendent là aussi la diction incertaine. Mais la soprano suisse meurt sur un suraigu « Ils m'ont tiré dessus » des plus irréprochables. Des compliments sans réserve en revanche pour la contralto (avec une tonalité de mezzo qui l'emporte) Sarah Laulan qui chante admirablement Mechita : voix claire et stable dans les différents registres. Ce n'est sans doute pas le répertoire dans lequel cette lauréate du Concours de Genève 2016 et du Concours International Reine Élisabeth 2014 (3e prix) sera appelée à briller. Mais ce rôle nous donne déjà de beaux aperçus de son talent. Une authentique mention également pour le jeune ténor libanais Ziad Nehme. Son interprétation de Rogelio nous convainc aisément : très belle projection vocale sur scène, diction impeccable (encore un pays —  Le Liban — où l'apprentissage du français revêt certainement plus de significations inconscientes qu'on ne le pense généralement), et surtout un timbre agréable dans les aigus, un peu plus fragile dans les médiums. Nous en reparlerons. Le baryton Mathieu Gardon campe un Largui exemplaire. Sa tendance aux notes hautes interroge néanmoins sur le spectre vocal dans lequel il pourrait lui aussi le mieux se révéler. À signaler le « danseur » Jorge Rodriguez (Coco Pellegrini) qui nous inflige une magnifique leçon didactique de tango, digne d'un one man show.

Interrogatif sur cette œuvre, le public marseillais, pas toujours le plus facile à satisfaire, n'aura pas boudé cette première. Il a même marqué son plaisir par des applaudissements nourris à la chute du rideau. Ravi aussi dans les commentaires entendus à la sortie : « ça bouge à l'opéra de Marseille », disait l'un des mélomanes le sourire aux lèvres. Nous acquiescerons.

 

Marseille, le 8 novembre 2017
Jean-Luc Vannier
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