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Dijon, Auditorium, 28 janvier 2017, par eusebius ——

Ivresse des sommets, avec Thomas Bauer dans Schubert

Thomas Bauer et Jos van Immerseel.

On ne présente plus ni Winterreise, ni Schwanengesang, tant les propositions de ces deux cycles abondent au concert comme au disque. Rares sont les grands barytons qui ne se les sont appropriés. Tout a été dit, pense-t-on en arrivant au concert, quelque peu blasé par la pratique et une mémoire encombrée de références. La lecture qu'en proposent Thomas Bauer et Jos van Immerseel va démentir et bousculer tous les a priori. On se souvenait ainsi d'un Winterreise, donné par les mêmes, il y a quelques années (enregistré simultanément par Zig-Zag). Comme pour les grands crûs, il fallait du temps pour qu'ils révèlent tout leur corps, leur équilibre, tout leur bouquet, tous leurs arômes, leur longueur en bouche. Le temps de la dégustation est venu, soyons-en sûrs.

Le Voyage d'hiver chante la sombre marche d'un amant à qui chaque événement rappelle un amour malheureux et trahi. Les deux cahiers de Winterreise sont très dissemblables, écrits à huit mois de distance, le second manifestement ésotérique1. Le désespoir métaphysique qui le sous-tend n'est pas fortuit : Schubert, accablé de violents maux de tête, sort de l'hôpital, où il semble avoir été soigné pour la syphilis. Ce soir, Jos van Immerseel marquera la suspension entre les deux parties, bienvenue, et en profitera pour reprendre l'accord de quelques notes du médium de son piano-forte.

Le parti-pris d'austérité est manifeste. Aucune mise en scène, pas d'éclairage changeant, la force de l'expression musicale suffira : l'attention auditive et visuelle concentrée sur les deux interprètes ne sera distraite par aucun élément superflu, même par la toux rarissime et étouffée d'un public captivé. Dès le début de Gute Nacht, on est surpris par le relatif déséquilibre entre l'instrument (copie d'un piano-forte de Christopher Clarke) particulièrement grêle, et le chant, déséquilibre amplifié par les dimensions d'une salle de 1600 places. Cela impose une écoute d'autant plus intense, pour permettre de percevoir combien est riche la partie pianistique2. Passé le moment de surprise, l'oreille s'habitue très vite à ce chant dont l'accompagnement, quelle qu'en soit la richesse, n'est que l'écrin, le commentateur. N'oublions jamais le Fremd bin ich…  (étranger je suis) qui ouvre le cycle, car nous ne sommes pas encore dans le drame. La marche pesante a commencé, avec la subtilité de son dernier couplet, dont la majorisation s'estompe vite. D'emblée, c'est la totale soumission au verbe qui frappe. La poésie gouverne. La déclamation, chantée, murmurée telle une confidence, parlando, jusqu'au paroxysme du cri désespéré, est plus présente que jamais, souvent proche du récitatif dramatique. Cette lecture radicale impose aux deux interprètes — complices de longue date — une connivence parfaite : la souplesse, le débit, les suspensions, l'accentuation, les progressions, tout semble naturel, bien que relevant du grand art. Thomas Bauer se régale du texte qu'il vit intensément, cisèle, colore avec raffinement, tout à tour enjoué, insouciant, grave, résigné, obstiné, accablé, révolté et désespéré. Le piano-forte de Jos van Immerseel n'est pas en reste : la conduite des modulations, les traits figuralistes, tout est bien là, plus vrai que jamais. Ainsi, suprême simplicité, intensité et profondeur se conjuguent pour donner une nouvelle vie à ces chefs-d'œuvre. Aucun des vingt-quatre Lieder ne laisse indifférent. Quelques sommets : Le vol paresseux de Die Krähe (la corneille) va conduire le chant, legato,  à s'amplifier magistralement, à mesure que la mort s'approche ; Der Wegweiser confirme cette marche inexorable « sur la route dont nul n'est revenu ». Le joueur de vielle, Der Leiermann, le plus dépouillé, le plus humble, nous plonge dans un désespoir infini.

Malgré son caractère relativement artificiel3 Schwanengesang constitue en quelque sorte une réplique de Winterreise. Aucun lied ne laisse indifférent, encore une fois. De l'interprétation de ce soir nous retiendrons la mélancolie et les inflexions singulières de Ständchen, la célèbre « sérénade », rêveuse, nocturne à souhait, puis l'agitation tumultueuse, violente et oppressante de Aufenthalt. Ce sont bien toutes les douleurs du monde que porte Atlas, dont l'intensité dramatique nous émeut. Après l'insouciante Fischermädchen, Die Stadt, lugubre, angoissée, sinistre avec ses rapides arpèges qui irisent la surface immobile de l'eau. Sans omettre le fabuleux Doppelgänger, où l'émotion confine à la folie. Pour terminer, Die Taubenpost, fin convenue, heureuse, d'un drame dont nous avons été les témoins, les confidents : l'atmosphère en est enjouée, badine, primesautière. On ne peut y croire, mais on sort heureux, conscients d'avoir vécu un moment d'exception, où le temps a été suspendu.

On connaît les qualités de Thomas Bauer dans le lied, dans la musique baroque — il excelle dans Bach — mais aussi à l'opéra.  A-t-il vécu plus intensément le message qu'il nous délivre ce soir ? On peut en douter, tant la force du propos est extrême. L'auditeur est témoin d'une confidence sincère, du récit d'un de ses frères, presqu'impudique, bouleversant, de la plus infime nuance — on pense à un duvet flottant dans l'air — au cri véhément, brûlant comme de la lave en fusion. Chant et piano-forte relèvent d'une forme d'évidence, naturelle, dont la charge émotionnelle relève du miracle.

Eusebius
29 janvier 2017>
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1. Fréquemment, nous avons déploré que les auditeurs n'aient pas accès au texte, essentiel, de la partie vocale.  « Si le texte n'est pas compris, le but du lied n'est pas atteint » (Irène Joachim à Roland-Manuel, 1950). Ce soir, nous sommes comblés avec un programme de salle, exemplaire, où les poèmes allemands et leur traduction nous sont offerts. Merci  à Stephen Sazio, auquel le public est redevable. Signalons aussi que Jacques Chailley réalisa l'analyse la plus pertinente de Winterreise, publiée par Leduc en 1975 (collection « au-delà des notes »), dont la lecture est vivement conseillée.

2. La balance — souvent artificielle — réalisée par les ingénieurs du son lors de la gravure d'un enregistrement nous conduit à oublier ce paramètre.

3. Le recueil fut constitué par l'éditeur Haslinger en 1829, à partir de deux groupes homogènes de Lieder, sept sur des textes de Rellstab, six sur des poèmes de Heine, et le dernier de Seidl, sans relation aucune aux précédents.

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