Dijon, Auditorium, 22 mars 2016, par l'Ouvreuse
Pygmalion, Julian Prégardien, Raphaël Pichon et Stéphane Degout. Photographie © DR.
Comme les chrysanthèmes tapissent les étals des fleuristes aux approches de la Toussaint, les Passions envahissent les salles de concert, les cathédrales, les basiliques, les églises quand Pâques arrive. Bach doit être le seul à avoir écrit des passions1, puisqu'on ne mentionne même plus le nom du compositeur : le Cantor monopolise les programmes. Toujours, le public abonde.
La Belgique touchée ce matin en son cœur par le terrorisme éclipse les dix ans de Pygmalion qui devaient être fêtés comme il se doit dans une des capitales de la gastronomie. C'est la première de cette Saint-Matthieu qui ira à Cologne et Versailles2 avant de regagner Bordeaux. Avec Julian Prégardien, Stéphane Degout, Maïlys de Villoutreys, Violaine Le Chenadec, Damien Guillon, Lucile Richardot, Samuel Boden, Thomas Hobbs et Christian Immler, une riche distribution, comme les aime. Raphaël Pichon, le contre-ténor recyclé, pape autoproclamé de l'interprétation « historiquement documentée », qui adore pisser au bénitier (on dit maintenant « faire du buzz » rectifie la Comtesse). Alors que la partition ne nécessite que quatre solistes en plus de l'Évangéliste, pourquoi huit ici ? Ces huit suffisaient pour constituer les deux chœurs. Joshua Rifkin3 a démontré que le « coro » était constitué par l'union des solistes. La lisibilité des parties gagnerait à ce choix. Mais ici, le fleuron de Pygmalion est convoqué, qui nous donnera beaucoup de joies. Heureusement, nous n'en sommes plus aux masses chorales à la Mendelssohn… La majesté et la grandeur hiératique que conféraient les chœurs monumentaux et les orchestres symphoniques associés disparaissent au profit d'une intimité, d'une proximité bien vivantes.
La spatialisation de l'ensemble laisse beaucoup à désirer : alors que l'ouverture de la scène de l'auditorium permettait d'opposer les deux ensembles en les plaçant de chaque côté, il opte pour une addition — traditionnelle — qui génère une confusion dans l'écriture. L'écrasante grandeur du chœur d'entrée y perd évidemment en lisibilité. Le cantus firmus (« O Lamm Gottes », écrit sans paroles, pour l'orgue,)4 est chanté par trois voix placées de part et d'autre dans les loges d'avant-scène. Coquetterie gratuite. Comme ce « Kommt, ihr Töchter », qui ouvre la première partie, le « O Mensch bewein deine Sünde gross », qui la ferme, déçoivent : l'orchestre déroule sa pâte pasteurisée sans grand souci des voix, dont la richesse du tissu polyphonique méritait un meilleur sort. Le chef sculpte, force gesticulations, mais oublie les respirations, les oppositions, les contrastes. Les phrasés sont peu clairs. Les phrases s'enchaînent mécaniquement, avec quelques problèmes de réglage (mais ce n'est que la première). L'arioso et le choeur final, syllabique, sont fades. Le manque de relief orchestral est surprenant. Très liées, les basses sont dépourvues d'accentuation. Ennuyeux…
Puisqu'il est question de syllabisme, les chorals liturgiques chantés par l'assemblée des fidèles, sont source de contrastes d'intensité, des moments forts, d'une communion puissante. Leur commentaire marque l'adhésion collective à la narration et au drame qui se joue. Ici, ils sont anorexiques, soignés, travaillés comme des airs, maniérés à l'extrême et ne se distinguent pas du récit dont ils constituent la ponctuation. La difficulté majeure réside dans les choeurs de turba, chœurs d'action, généralement brefs, qui s'enchaînent aux récitatifs dont ils illustrent la narration. Ils sont ici un modèle de précision, de diction, de projection, réactifs, nerveux, puissants et parfaitement réglés. Avec l'Évangéliste, les chœurs de turba sont sans aucun doute ce qu'il y a de plus beau de cette réalisation. Après les réserves émises à plusieurs endroits, cette exceptionnelle qualité est réjouissante.
Par-delà une finition à parfaire (ainsi telles tenues de hautbois, inégales entre les instruments, dans le « Geduld », des basses et des cordes qui écrasent les solos de violon) des réglages paraissent nécessaires à l'orchestre. Les équilibres méritent une attention particulière. Problème très fréquent de balance : déjà à l'intérieur de l'orchestre, où des cordes et des basses trop sonores amenuisent les bois, ensuite entre l'ensemble et les solistes. Or, le texte de la narration est essentiel et doit être au premier plan. Ainsi, l'Évangéliste, placé en retrait, à côté du continuo, dont les inflexions piano sont parfois couvertes, ainsi les solistes placés latéralement, qui souffrent aussi d'une formation trop bruyante et insuffisamment transparente. Prévu pour être confié au clavecin, le continuo joué à l'orgue écrase les basses et donne une texture dense au son. Le poids des tenues des deux orgues donne une épaisseur pâteuse à l'ensemble. On a un son très homogène, compact là où on attend clarté et transparence.
Un contresens, à ce qu'il nous paraît, l'air « Können Tränen meiner Wängen.. », remarquablement chanté par l'alto, est accompagné à l'orchestre comme s'il s'agissait d'une danse, alors que ce sont les rythmes de la flagellation…on ne comprend pas.
Raphaël Pichon. Photographie © Festival de Saint-Denis 2013.
Chez les Prégardien, on est Évangéliste de père en fils. Après Christoph, l'un des plus beaux6, c'est le fiston, Julian, qui assure la relève. L'émission est claire, sonore, bien timbrée. C'est un conteur né, qui vit intensément le texte qu'il sert, par cœur. La souplesse, la dynamique de son jeu sont admirables. Stéphane Degout est un baryton que l'on aime dans toutes ses prises de rôle. Le Christ qu'il incarne est d'une grande beauté. Cependant, l'autorité, la noblesse ne sont pas toujours perceptibles, faute de graves relevant d'une basse plus que d'un baryton. Les ariosos et les airs sont partagés souvent entre deux chanteurs. Pourquoi ? Damien Guillon, le contre-ténor, valeureux mais peu sonore, aux graves faibles, souffre de la comparaison avec Lucile Richardot, que l'on aurait aimé écouter davantage. Signalons les prestations de Thomas Hobbs, ténor idéal dans cet emploi, et de Christian Immler, tout aussi remarquable.
Raphaël Pichon, longiligne et souple, faisant des ronds de jambe avec les bras, est un homme de main (qui l'eut cru ?), qu'il a fines et démesurément longues, à enchaîner des douzièmes. On dit aussi qu'il a le bras long7. Long comme un jour sans pain, il est capable d'impulser une dynamique, de modeler un phrasé. On l'a connu maniéré, affecté, chichiteux. C'est encore perceptible, mais c'est davantage la conception que la réalisation qui nous laisse quelque peu sur notre faim. Souvenons-nous de Julian Prégardien, des chœurs de turba, admirables, et oublions le reste.
Pichon a l'appétit féroce du lion (de Pygmalion ?) et dévore maintenant Schumann et Wagner (son dernier CD). Où s'arrêtera-t-il ? « Sans pagne, Pichon ! » déclare la Comtesse8, mon inséparable et impudique voisine, en guise de conclusion.
L'Ouvreuse
23 mars 2016
1. Quid de Johann Walter, de Schütz, de Telemann, de Händel, de Graun et tant d'autres ?
2. Mezzo diffusera en direct le concert de Versailles, le 26 mars à 20 h.
3. Son enregistrement de la Messe en si mineur, en 1981, fut à l'origine de débats passionnés, parfois fructueux. On oublie qu'à cette époque Harnoncourt et Leonhardt, tout novateurs qu'ils aient été, n'avaient pas intégré cette dimension.
4. Dans le manuscrit complet (appelé improprement « Altnikol », vers 1744-1748), rédigé avec beaucoup de soin, il n'est question que d'un cantus firmus » joué aux deux orgues et écrit pour eux, sans texte aucun. Le choral « O Lamm Gottes unschuldig » n'a été confié à un chœur que très postérieurement, et les éditeurs ont reproduit depuis cette version, reprise systématiquement malgré les objections des spécialistes.
5. « Il est anormal d'accompagner les récits à l'orgue avec les accords brefs de la version de clavecin » (Chailley).
6. Avec Harnoncourt, puis avec Leonhardt, tout particulièrement.
7. « Lang wie eine Litanei » [long comme une litanie] dit-on parfois de cette Passion.
8. Référence évidente au Mannekenpis.
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Samedi 22 Juin, 2024