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Surprenant Nicholas Angelich

Nicholas Angelich. Photographie © Warner Classics.

Dijon, Auditorium, 12 octobre 2016, par Eusebius ——

Étoile du piano contemporain, Nicholas Angelich a illustré, de Bach à Rachmaninov, un répertoire très classique, avec une prédilection pour Liszt et Brahms, dont il a signé une magistrale intégrale. Sa curiosité s'élargit parfois aux compositeurs du xxe siècle. Sa maîtrise technique le hisse au plus haut niveau des pianistes contemporains.

Erato a publié, en avril dernier, son dernier album, intitulé « Dedication », sans doute en raison d'une diffusion promise outre-Atlantique, où est né le pianiste.  Depuis, il donne son programme dans une sorte de marathon, qui permet à de nombreux publics de lui manifester son admiration. En conclusion d'une interview diffusée peu après le lancement1,  à la question de la vision qu'il a des conditions de cet enregistrement, il répond : « Non, ça ne se décrit pas, ça se vit, ça s'écoute et ça plaît… ou pas. »

Sans trop décrire, au lendemain d'un concert qui ne peut laisser indifférent, essayons de discerner ce qui a plu, voire enthousiasmé, étonné, et parfois déçu. Le programme correspond à celui du CD2. Le nocturne en mi♭, opus 55 no 2, est joué avec un lyrisme très retenu, de beaux contrepoints, la conduite des lignes, la liberté sont bien là. Le pianiste donne à la dixième étude en la♭, fantaisie très virtuose, une sorte d'insouciance légère qui nous ravit, stupéfiante de maîtrise technique. La douzième, très célèbre et redoutable « Révolutionnaire », en ut mineur, est emportée, pathétique à souhait, hyper-romantique en quelque sorte. La force, l'éloquence, les déferlements nous emportent, bousculent parfois nos clichés, sans jamais perdre une lisibilité idéale : Nicholas Angelich se hisse au plus haut niveau.

Quoi de plus éloigné de Chopin, qui ne le comprenait pas, que l'univers schumannien ? C'est là que le pianiste, croyons-nous donne le meilleur de lui-même. L'histoire est connue des Kreisleriana, dont les pièces sont inspirées par Kreisler, le Kapellmeister fou, peint par E.T.A.Hoffmann. Comme dans Carnaval, nous retrouvons —  ici en filigrane — Florestan et Eusebius : les huit fantaisies font alterner la violence rageuse,  l'agitation fluide, le fantastique avec  la lenteur fantasmagorique, lyrique, parfois tendre, souvent inquiétante. Exalté, désespéré, ludique, capricieux, tout semble naître de l'instant, sans emphase, limpide. La fin (Sehr rasch, puis Schnell und spielend) est confondante de versatilité, pour terminer sur la pointe des pieds. Le discours est toujours intelligible, avec des progressions subtilement dosées. Le son, la pâte, la légèreté, la sonorité pleine et claire, la beauté plastique, l'intériorité de cette lecture en font une des plus belles que nous connaissions.  Le public, absorbé tout entier, captivé, nous dit son attention : malgré la saison automnale, aucune toux, aucun bruit parasite ne vient troubler ce moment exceptionnel.

Il est toujours malaisé d'écouter l'œuvre qui succède immédiatement (malgré l'entracte) à celle qui vous a proprement emporté. Peut-être est-ce une des causes de ma perplexité à l'écoute de la sonate en si mineur, de Liszt, chef-d'œuvre absolu3. Aucune analyse n'a pu rallier tous les suffrages, tant l'œuvre est complexe, malgré son économie de moyens thématiques4. Dès le lento assai, on s'interroge. Les deux premières noires sont bien là, mais le « point piqué » — essentiel — est étrangement gommé. L'allegro energico suivant, très virtuose, est dépourvu de son caractère grandiose, il semble même parfois laborieux, ce qui relève du parti-pris quand on connaît les moyens superlatifs du pianiste. Déstabilisé, l'auditeur cherche une cohérence. Ce n'est que dans le dolce con grazia que l'on retrouve vraiment Liszt, comme dans les trilles et les traits. L'éloquence, ces ornements ciselés, les déferlements sont remarquables. Le jeu est clair, puissant, sans jamais être grand, voire grandiose. Le souffle fait défaut. Certaines respirations attendues sont tues, ça ne chante pas toujours comme on l'attend.  La palette expressive est large, flatteuse, mais on cherche toujours le sens, malgré certains passages admirables (ainsi, la fugue de l'allegro energico, le lento assai final, accablé). La technique est magistrale, la puissance dramatique et lyrique seulement ponctuelle.

Eusebius
13 octobre 2016

1. Nicholas Angelich compose sa famille de coeur : Liszt, Chopin, Schumann, entretien de Nicholas Angelich avec avec , Culturebox, 20 mai 2016.

2. il était prévu de commencer par la 2e ballade, au lieu du nocturne et des deux études de Chopin.

3. dédiée à Schumann, achevée en 1853, année où Liszt, Wagner, Carolyne et sa fille firent un voyage à Paris. Il est alors installé à Weimar, à l'Altenburg et y attire une foule de célébrités, dont Brahms qui y passa trois semaines cette même année. Ses voyages, son activité permanente de chef d'orchestre n'entravent pas ses capacités compositionnelles et il achève son absolu chef-d'œuvre : la sonate en si mineur. Pour nous faire une idée de sa réception, faisons simplement un retour aux années 60, 1960 évidemment. Horowitz était un dieu, sinon Dieu. Il avait la réputation d'être seul capable d'illuminer cette immense page. Une poignée de grands pianistes s'y aventuraient (Sofronitzky, Guilels, Richter, Cziffra et autres), mais la jouaient rarement au concert. Maintenant, des dizaines et des dizaines s'en emparent, le plus souvent de façon convaincante,  ici même Marie-Claire Leguay en juin dernier, auparavant Igor Tchetchuev en mars 2012. Signe que le niveau de maîtrise technique ne cesse de progresser, comme les records olympiques, toujours repoussés. Mais l'intelligence, la maturité musicales, qui doivent gouverner la réalisation, demeurent de l'ordre de l'immuable, heureusement.

4. Leslie Howard, qui a étudié cette sonate sur le manuscrit autographe, consultable sur le net, nous explique (en anglais) les erreurs fréquemment commises, liées à des éditions fautives ou à des interprétations singulières.

 

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