Opéra de Dijon, Auditorium, 11 mars 2016, par Eusebius ——
Avec Chouchane Siranossian (violon) et Claire Chevallier (piano)
Chouchane Siranossian. Photographie © Tashko Tasheff et Ralf Bauer.
Point ne suffit de tout mettre en œuvre pour une lecture « historiquement informée », avec instruments d'époque (ou copies), avec un respect strict des indications métronomiques pour que l'entreprise aboutisse toujours. En témoigne toute la première partie du concert, consacrée à Ravel. S'il a empli l'Auditorium, le Boléro — pour fidèles que soient les instruments, leur jeu et le tempo — n'est plus que l'ombre de lui-même : précision, phrasés et articulation font défaut pour que la danse soit vivante, le caractère incisif de l'ostinato rythmique a été gommé. On s'ennuie, même à la modulation. La machine ne manque pas de souffle, mais relève davantage du motorisme que de la chorégraphie.
La Rhapsodie espagnole, tout comme Iberia qu'écrit Debussy un an après, sont d'admirables espagnolades. Le Prélude à la nuit est prosaïque, plus pâteux que transparent. Où est la magie ? Où sont la chaleur, la légèreté, la sensualité de la Malagueña et de la Habañera ? De beaux passages dans la Feria, ceux confiés aux bois tout particulièrement, mais on cherche le déhanchement du « très modéré ». Tout ça sent l'apprêt, manque singulièrement de caractère. J'aime le waterzooi1, mais ici, c'est un gaspacho bien relevé que l'on attendait. On ne présente plus Tzigane. Heureusement, Chouchane Siranossian vint. Jeune virtuose accomplie, elle joue sur instruments anciens et archets assortis, avec les techniques appropriées. Son jeu est lumineux, énergique et farouche, avec toute la liberté qui sied à cette pièce. Les cordes de boyau, un vibrato très discret, donnent une couleur féminine, féline aussi, à son propos. Cette extraordinaire prouesse appelle un bis tout aussi magnifique : les célèbres Airs bohémiens de Sarasate, dont Chouchane Siranossian se joue des difficultés avec un sourire amusé : elle excelle à restituer toutes les séductions de cette pièce, malgré un orchestre trop sage (où sont le lyrisme, les épanchements des cordes graves ?). La direction impassible, flegmatique, dépourvue d'exigence de Jos van Immerseel déçoit profondément. On se prend à penser qu'il gaspille son talent à poursuivre et amplifier son entreprise, lui le grand claviériste dont les restitutions au clavecin ou au pianoforte ont été autant de cadeaux.
Claire Chevalier. Photographie © D. R.
Les Nuits dans les jardins d'Espagne ouvrent la seconde partie. Et le doute m'assaille : mes propos assassins seraient-ils infondés ? Même si des déséquilibres sont flagrants dès le début (entre les altos et les ponctuations de l'orchestre), les cordes sonnent bien, et l'entrée du piano est parfaite. L'instrument, un Érard de 1905, a de belles couleurs et s'intègre davantage à l'orchestre, comme le voulait Falla, plutôt que de jouer sa partie en soliste extraverti. Claire Chevallier donne toute sa fluidité à l'évocation des jardins en terrasses des rois maures de Grenade. Les couleurs, les fondus sont là, les tempi retenus confèrent une plénitude singulière à l'ensemble. La Danse lointaine est légère, animée, voire enfiévrée. Le mariage de la harpe, à l'avant-scène2, et du piano nous ravit. Enchaîné3, le rondo final est admirable, l'orchestre semble transfiguré, les cors sonnent comme jamais on ne les avait entendus, ff puis p. Les aigus du piano semblent, eux aussi, une découverte, au timbre très français, aux antipodes du clinquant des pianos modernes. La fin est splendide, avec un engagement manifeste des musiciens. Comment expliquer cette interprétation exceptionnelle après la médiocrité de la première partie ? Échauffement ? Incompréhension de Ravel ? Travail et exigence insuffisants ?
La première Rhapsodie roumaine d'Enesco terminait le concert, et apportait, sinon la réponse, du moins la confirmation des capacités de l'orchestre et du chef d'accéder à une totale réussite. Les bois sont fruités, agiles, bien articulés, les ensembles d'une précision exemplaire. La joie, la liesse sont illustrées avec conviction. Le chef, pour la première fois, se déboutonne : l'aspect populaire, où la danse est omniprésente, le caractère bon enfant, aux couleurs roumaines, les changements de tempi, le beau solo d'alto, tout traduit une aisance et un bonheur communicatifs.
Eusebius
12 mars 2016
1. Potage à base de poulet bouilli avec des légumes, répandu en Flandre et aux Pays-Bas.
2. Quelle justification trouver à disposer les contrebasses, par deux, à chacun des côtés extrêmes du plateau ? Dans le Boléro, les entrées du célesta, repoussé côté cour de l'avant-scène, manquaient aussi parfois de précision…
3. Ce qui conduira le public, qui attendait le 3e mouvement, à ne pas oser applaudir…avant que la pianiste se lève pour saluer.
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Dimanche 25 Août, 2024