Medée ( Tineke van Ingelgem). Opéra de Dijon, mai 2016. Photographie © Gilles Abegg.
En 1842, Berlioz écrit, dans le Journal des débats : « Médée est restée au répertoire d'un grand nombre de théâtres allemands, et c'est une honte pour les nôtres qu'elle en soit bannie depuis si longtemps »1. On sait combien la version révélée par Maria Callas, en 1953, est éloignée de l'original, puisque c'est l'adaptation allemande de Lachner (1855), traduite en italien en 1909. Si la version italienne demeure la référence, il y eut bien des tentatives de la chanter en français (1986, Garnier, avec les récitatifs de Lachner… traduits en français ; 1995, Martina-Franca ; 1996, Compiègne ; 2011 et 2012, Bruxelles, puis le TCE), avec des succès fort inégaux. La raison est à rechercher dans l'originalité de la partition : ni tragédie-lyrique, ni opéra-comique, elle est un alliage subtil d'une tragédie en vers, où plane l'ombre de Racine2 et de parties musicales amplement développées, enchaînées. Si, de nos jours, tous les chanteurs d'opéra sont obligatoirement des comédiens, comment réunir une équipe qui excelle autant dans la déclamation et le jeu dramatiques que dans le chant ? Le public est-il prêt à écouter une œuvre riche, dense, dont la durée (textes compris) devrait excéder quatre heures ? Le temps viendra, n'en doutons pas.
La production dijonnaise3 est un compromis. Pour maintenir la tension dramatique, Jean-Yves Ruf, à qui l'on doit la mise en scène, fait le choix de réécrire les scènes parlées, avec Stephen Sazio. Heureusement, à la différence de Warlikowski (à La Monnaie), sa langue ne choque ni par le décalage avec celle des textes chantés, ni par des archaïsmes désuets. Le drame qui va se jouer, intemporel, nous parle directement. Pour estomper les possibles ruptures entre le chanté et le parlé, le choix est fait de soutenir discrètement les dialogues à l'orchestre4.
Médée, Opéra de Dijon. Photographie © Gilles Abegg.
À l'heure où les familles recomposées, ou monoparentales, occultent le plus souvent les conflits relatifs aux enfants, Médée nous parle de sa passion dévorante, exclusive. Elle a tout donné à Jason, père de ses deux enfants, pour lui offrir la Toison d'or. Pour lui, elle a tué son frère, sacrifié sa famille, quitté son pays. Seule, avec son bon droit, elle aime toujours Jason, passionnément. Après l'avoir répudiée, il va maintenant épouser la fille de Créon, roi de Corinthe, poussé par l'ambition politique.
La lecture, riche que nous propose la mise en scène permet de suivre l'évolution psychologique de Médée, figure complexe, femme blessée, humiliée, amoureuse totale, à qui l'on reproche ses crimes, commis pour Jason5 et qui choisit le plus abominable d'entre eux pour le conserver, seule, dans la mort. N'oublions pas que les Erinyes, déesses infernales invoquées par Médée, sont aussi les gardiennes de la justice. Nous sommes loin de la Médée furieuse peinte par Delacroix. Cette humanité est propre à chacun des protagonistes. Jason, incertain, dont on n'est pas sûr qu'il n'aime plus Médée, est juste de ton. Créon, impérial se montre le père affectueux de Dircé, éprise de Jason, que sa rivale inquiète. Néris, enfin, suivante de Médée, est particulièrement touchante par son attachement à sa maîtresse et son amour pour ses enfants.
Le décor unique, dépouillé de tout superflu, est constitué d'un cadre, dont les ouvertures pivotantes permettent de varier les perspectives, les éclairages, toujours réussis. Quatre bassins (occultés au finale) essentiels au gynécée-hammam, avec ses vapeurs, deviendront fontaines dans lesquelles on jette des pièces pour se concilier le sort. Un immense moucharabieh ménagera le premier tableau. La beauté visuelle est constante et sert à merveille le jeu dramatique. Les costumes, contemporains avec des rappels de l'antiquité classique ou de l'Empire, sont particulièrement remarquables par leur beauté simple, classique. Seule Médée et sa suivante se distinguent des autres femmes : sombres parmi les blanches.
Médée, Opéra de Dijon. Photographie © Gilles Abegg.
Il n'est pas indifférent que Beethoven ait voué une admiration sans réserve à Cherubini, continuateur de Mozart et de Gluck, et que l'écriture de l'ouverture et des introductions aux deux actes suivants lui servit de modèle. Les générations suivantes ne tarissent pas d'éloges à son endroit6. Sans Médée, sans doute n'aurions pas eu Léonore (Fidelio), ni La Vestale, ni Norma. Cherubini maintient sans défaillance l'expression du chant et des récitatifs à un niveau dramatique exceptionnel, dans une continuité qui rompt avec les numéros enchaînés de façon traditionnelle.
La direction de Nicolas Krüger est vigoureuse, énergique et donne toute sa dimension dramatique à l'ouvrage. Elle traduit remarquablement l'atmosphère tragique de l'action, et excelle à construire et enchaîner ces progressions qui nous emportent littéralement. Le 3e acte nous bouleverse. L'ODB (Orchestre Dijon Bourgogne) a-t-il jamais mieux joué ? Lisibilité, transparence, clarté, couleurs, tout est là. Les modelés, la souplesse des phrasés sont admirables.
À plusieurs reprises, l'orchestration de Cherubini en appelle à tel ou tel instrument soliste7 dont le dialogue avec la voix est d'une grande séduction. Les chœurs, très sollicités vocalement et dramatiquement, ne sont pas moins dignes d'éloges.
Médée © Cleveland Museum.
Pour chacun des interprètes, il s'agit d'une prise de rôle. Médée, certainement l'un des personnages les plus exigeants de tout le répertoire, est chantée par Tineke van Ingelgem. Révélation que cette jeune cantatrice qui réussit, pour son premier grand rôle une performance extraordinaire. Le public ne s'y trompe pas qui lui réservera de longues ovations, méritées. Jason, Avi Klemberg, est un beau ténor, pleinement engagé (à noter un léger malaise à la dernière, qui ne compromettra pas la poursuite du drame), partagé entre l'ambition et l'attachement qu'il porte toujours à Médée. Ses deux duos avec Médée sont admirables. Le timbre encore vert de Magali Arnault Stanczak (Dircé), s'il surprend, n'altère pas réellement la prestation. Les suivantes de Dircé (Dima Bawab et Léa Desandre) ne sont pas moins brillantes et le trio initial nous ravit. Frédéric Goncalves est un superbe Créon, voix solide, ronde, remarquablement articulée, noble. Autre excellente surprise, Yete Queiroz (Néris), promise sans doute à des emplois plus valorisants : le beau timbre, le soutien de la ligne, le modelé et l'articulation séduisent.
Le dernier ouvrage lyrique de la saison dijonnaise atteint ici des sommets.
Eusebius
23 mai 2016
1. (Critique musicale, vol. 5, p. 68), donc, bien avant que Lachner ne transforme la version française, avec des récitatifs de sa main.
2. La tragédie d'Hoffman est directement inspirée de Sénèque et d'Euripide, à la différence du livret de la Médée de Marc-Antoine Charpentier, qui passe par Thomas Corneille. Son édition originale ne comporte pas moins de 45 pages. Le livret fut décrié par Fétis, mais vaut le détour : d'une langue pure, d'une écriture néo-classique pleinement aboutie, il mérite plus que du respect. On le trouve aisément sur le net (attention, la copie de l'édition originale que propose Google a simplement sauté plusieurs pages, hélas). Signalons aussi qu'avant Médée, Stratonice, de Méhul, et La Caverne, de Le Sueur, renonçaient au récitatif traditionnel en mêlant dialogues parlés et récitatif accompagné.
3. déjà promise à Rouen début 2018.
4. « J'ai demandé à un créateur son d'imaginer des atmosphères en partant de la musique de Cherubini, comme si l'on utilisait la résonance… » (Jean-Yves Ruf).
5. « Acculée, exilée, chassée, elle quittera la pensée apollinienne qu'elle appelait de ses vœux pour descendre dans des méditations chtoniennes, de celles, sourdes et obscures, qui ne trouvent plus de frontières, qui osent transgresser les limites du pensable » Jean-Yves Ruf.
6. Brahms déclare « Médée, que nous autres musiciens reconnaissons comme le sommet de l'art lyrique ». Wagner la qualifiait de « grandiose ». Auparavant, une polémique est rapportée par Clément (p.447) : Le journal le Censeur avait inséré le jugement suivant sur cet ouvrage : « la musique, qui est de Cherubini, est souvent mélodieuse et quelquefois mâle, mais on y a trouvé des réminiscences et des imitations de la manière de Méhul. » Dans un beau mouvement d'enthousiasme, Méhul lui répondit : « O Censeur, tu ne connais pas ce grand artiste. Moi qui le connais et qui l'admire, parce que je le connais bien, je dis et je prouverai à toute l'Europe que l'inimitable auteur de Démophon, de Lodoïska, d'Elisa et de Médée n'a jamais eu besoin d'imiter pour être tour à tour élégant ou sensible, gracieux ou tragique, pour être enfin ce Cherubini que quelques personnes pourront bien accuser d'être imitateur, mais qu'elles ne manqueront pas d'imiter malheureusement à la première occasion. Cet artiste justement célèbre peut bien trouver un Censeur qui l'attaque ; mais il aura pour défenseurs tous ceux qui l'admirent, c'est-à-dire tous ceux qui sont faits pour sentir et apprécier les grands talents. MEHUL. »
7. la flûte dans l'air de Dircé, le hautbois dans celui de Jason, le basson dans le duo avec Néris. Cherubini a retenu la leçon de Haydn et de Mozart et nous donne là des airs concertants exceptionnels.
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Mercredi 21 Août, 2024