Fugues, Bouffes du Nord. Photographie © Jean-Louis Fernadez.
Renommé pour ses spectacles de qualité, malgré des subventions en baisse constante (diminuées de moitié en 2010), le Théâtre des Bouffes du Nord (Paris) propose des représentations alliant musique et théâtre, pour le bonheur des mélomanes et des passionnés des arts de la scène. De Shakespeare au répertoire le plus contemporain, les oeuvres sont revisitées par des artistes accomplis et souvent étonnants. Évoquant un palais vénitien en ruines, les matériaux conservés du décor « naturel » confèrent à l'espace une dimension onirique et fantastique. Encadrée par une large voûte de pierre aux tons ocre et beige sale, la scène est dominée par la haute voûte d'une coupole en ferrures ouvragées. À la recherche de lieux à l'acoustique parfaite, cette salle de relativement petite dimension (500 places) possède toutes les qualités requises, d'ailleurs souvent utilisée pour des concerts de musique de chambre. Inaugurée un an après le Palais Garnier (1876), la salle fut baptisée Théâtre Molière en 1904, puis Théâtre des Carrefours après la Première Guerre mondiale. Après Peter Brook, son ré inventeur, sauveteur et directeur depuis 1974, Olivier Poubelle (gérant du Bataclan) et Olivier Mantei (directeur de l'Opéra-comique) ont repris la direction du Théâtre depuis 2008.
Le public du théâtre n'a pas vieilli ! Comparé aux générations fréquentant les concerts classiques, ce constat est évident. Dans la salle comble, les plus de trente ans sont minoritaires, le look « artiste » domine et les spectateurs échangent avec animation avant la célébration attendue. Ne serait-ce pas le public de théâtre qui pourrait amener la jeunesse à la musique ancienne savante ? Lors de la représentation de « Fugue », on ne peut qu'en être convaincu. Par une « Note d'intention » dans le programme, le metteur en scène Samuel Achache précise les inspirations de la pièce, en particulier le titre, la fugue étant musicalement « une forme d'écriture contrapuntique exploitant le principe de l'imitation ». La construction du spectacle exploite le double sens de « la fugue comme fuite, la fugue comme structure ». En effet, même la structure du livret obéit à cette double idée, le texte est organisé comme une œuvre musicale : formelle par des échos, des répétitions, des questions-réponses, des polyphonies de mots ; sémiologiquement avec l'idée de fuite qui touche tous les personnages, cherchant tels des aveugles un sens à leur vie ; philosophiquement par de longs monologues virtuoses ouvrant les portes de mondes existentiels complexes et pourtant si bien racontés ! Polyphonie de la mise en scène également, plusieurs situations évoluant parallèlement, mais en harmonie, avec une construction solide ; discours humoristique sur les langues avec l'incommunicabilité des personnages, l'un tentant de s'exprimer, la mâchoire paralysée par le froid, prononçant « français », les autres le pensant étranger (espagnol) et entendant « José ».
Fugues, Bouffes du Nord. Photographie © Jean-Louis Fernadez.
Outre leur carrière d'acteurs, les six artistes possèdent un bagage musical sérieux (prix de chant au conservatoire pour Émilia (Anne-Lise Heimburger), haut niveau de violoncelle pour Édouard (Vladislav Galard), carrière de musicien de jazz pour Florent Hubert, clarinettiste et saxophoniste. Le percussionniste inventif Thibault Perriard complète ce sextette virtuose aux multiples compétences, enrichissant avec brio leur instrumentarium d'un piano préparé, d'une trompette et d'une guitare classique. La musique naît d'un geste, d'une situation, « quand les mots manquent ou qu'ils ne suffisent pas » (programme), et tous participent activement à cette célébration. Le metteur en scène, Samuel Achache chante et joue également, dans cette pièce survoltée et puissante. Les longs textes des comédiens sont dits avec des voix magnifiquement « placées ». Le corps des acteurs est toutefois leur principal instrument. Avec une grande maîtrise, la comédienne Anne-Lise Heimburger, actrice dramatique (Le Songe de Strinberg) mais aussi humoristique (Tailleur pour dames de Feydeau) hurle débraillée dans sa robe de concert, exprime sa colère et son hystérie existentialiste, mélangeant avec virtuosité son allemand natal et le français. Le spectateur se laisse guider même dans les silences et la non-action apparente, la tension est toujours perceptible, la narration toujours présente.
Anne-Lise Heimburger. Photographie © D.R.
Les acteurs-musiciens offrent au public des pages de musique baroque (Händel, Purcell, Bach), parfois revisitée avec jubilation dans un esprit jazzy, alternativement chantée et jouée au piano préparé, à la trompette, violoncelle, batterie, guitare classique, porte, murs, sable évoquant la neige, borborygmes divers, et voix parlée, chuchotée, projetée, hurlée. On apprécie le silence intense du public durant les moments musicaux – comme un madrigal polyphonique, venu de nulle part, chanté a cappella à mi-voix et développant une harmonie riche et sensuelle –, les rires qui fusent lors de gags désopilants, alternant avec l'émotion des moments plus dramatiques.
« C'est une histoire qui se passe au pôle Sud », le sable blanc à terre évoque les étendues de neige d'une contrée « à mille milles de toute terre habitée » comme écrivait Saint-Exupéry, mais la troupe de comédiens-chanteurs-musiciens emporte les spectateurs bien au-delà d'un lieu géographique précis, à travers les délires verbaux des uns, les prouesses physiques des autres, la voix pure de la soprano répondant à celle plus charnue du haute-contre qui multiplie, dans son rôle de fantôme clownesque et attachant, facéties corporelles et jeu plein émotions : comment, entièrement nu, se fabriquer un costume de bain avec un rouleau de scotch (bonnet compris), devant le public esclaffé, et plonger puis nager le crawl dans une baignoire à la manière d'un champion olympique ? Également haute-contre de talent, Léo-Antonin Lutinier met au service du spectacle ses multiples compétences de danseur et sportif, avec une totale ingénuité. Son personnage est omniprésent sur scène, soit en observateur bienveillant de l'autre monde, soit en fragile humain cherchant « où est la sortie ? ». Si certains critiques ont reproché le « manque de rythme » du spectacle en juillet 2015, ce n'est absolument plus le cas aujourd'hui. Les acteurs possèdent le « sens du rythme » dans toutes les significations de ce terme. On regrettera seulement que le programme ne mentionne pas les influences certaines du spectacle (Fargo, film des frères Coen) et ne précise pas l'origine des textes (les longs monologues en particulier) ni les références des musiques interprétées, particulièrement bien choisies.
Déjà produit en Avignon, le spectacle est visible à Paris jusqu'au 24 février seulement, mais part en tournée (Lyon, Toulouse, Valence, …le 8 mars au Théâtre de Vanves pour les Parisiens). À voir et écouter absolument !
Flore Estang
19 février 2016
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Mardi 9 Juillet, 2024