Romance oubliée. Hermine Horiot (violoncelle), Ferenc Vizi (piano). Œuvres de Dvořák, Schumann, Chopin, Liszt. Collection 1001 notes 2015 (1001NOTES 05).
Le titre donné à ce cédé, repris du titre de l'opus S 132 de Franz Liszt (plage 13) et le graphisme de la pochette nous disent le parti pris. Par « Romance oubliée », le singulier a son importance, entendez « un temps oublié », le singulier a en effet son importance comme dans « à la recherche d'un temps perdu ». On est dans un salon à la Napoléon III, aux tapis épais (poussiéreux et allergisants), avec des meubles cossus anti-Ikéa, des tentures un peu sombres relevant les boiseries, et du velours. Du rouge, du brun. L'ancêtre contre le mur, encadré de bois doré tarabiscoté, évoque la notoriété ancienne de la famille. Les maîtres de maison sont calés dans de vastes fauteuils assez inconfortables, sur le divan peut-être, ou la bergère avec des idées canailles, ou rebelles à l'orientale, assis sur le tapis, ou peut-être eux-mêmes devant leur instrument de musique. Dans l'air flotte une odeur de térébenthine, d'encaustique. N'y a-t-il pas des invités ? Quelque bruit provient de l'office où l'on s'active. Le claquement des sabots des chevaux, le roulement lourd des calèches sur les pavés parviennent des fenêtres entrouvertes, on est en été. Ou bien en hiver, les fenêtres sont fermées, calfeutrées, un feu vif un peu craquant danse dans la cheminée. Non, en fait un poêle émaillé répand une bonne chaleur qui diffuse les effluves de térébenthine, d'encaustique, et la poussière des tapis.Ce n'est pas vraiment de l'histoire, on ne nous transporte pas dans les fariboles d'un temps passé retrouvé, qu'il serait aujourd'hui comme c'était hier. On ne nous demande pas de revivre la modernité du présent des gens passés, on est au contraire dans la nostalgie du temps qui passe. Ce n'est pas de l'histoire, c'est un sentiment, de l'envie. Romance oubliée et tout le temps perdu qui ne se rattrape plus.
Un disque d'époque, parfaitement conçu pour le salon — même Ikéa — équipé d'un bon matériel hifi. On le réécoute avec plaisir.
Le livret qui accompagne le disque est moins qu'indigent. Les musiciens se racontent, disent la nécessité, l'irrépressible envie, l'évidence, de telle ou telle pièce du programme. On en est ravi. Il est rare aujourd'hui qu'on ose dire que les choses de l'art viennent du cœur et des tripes. Mais pour le livret c'est un peu court. Rien sur les œuvres elles-mêmes. Il était un temps, où les musiciens tiraient leur gloire du service qu'ils rendaient humblement (en apparence) au répertoire. On sait comment Glenn Gould devint le géant qu'il fut en voulant disparaître derrière les œuvres. Le conte dit même que plus il se rapetissait derrière ses contrepoints (et devant son piano), plus on ne voyait que lui. Là, les œuvres ont disparu du livret, elles ne sont que prétexte à mettre les interprètes en valeur. Ces derniers étant excellents on ne boudera pas trop ce trop d'ego, ou ce CV posté à une mauvaise adresse.
Le violoncelle de Hermine Horiot, tour à tour les larmes au bord de l'archet, la main sur le cœur, les ouïes affolées, genou à terre, l'âme battant la chamade ou le manche bien dans ses bottes, joue à fond et plus s'il est possible, les émotions de la romance sans paroles, la musique qui déclame sans les mots aussi bien qu'avec les mots, en poussant et épuisant les ressorts expressifs que permet l'harmonie tonale du XIXe siècle, mais aussi une mélodie avide de se rapprocher des accents déclamatoires de la voix, exercice où le violoncelle se montre le plus doué des instruments.
Hermine Horiot y met le paquet à plaisir, dans les légatos glissés bien appuyés, les maniérismes assumés, les effets de gorge, une certaine emphase théâtrale, sans jamais sortir du beau son maîtrisé, pas même dans les climax fougueux. Pas de trivialité. À force d'écouter — c'est bien agréable —, on se dit qu'on aimerait bien ici ou là sortir de la poésie et de la belle esthétique, sentir le salé des larmes, de la douleur qui fait mal, entendre quelques grincements, enfin de la contradiction, de l'ambiguïté, un peu de vulgarité.
Nous avons déjà apprécié Ferenc Vizi aux côtés de la violoniste Elsa Grether, dans les sonates d'Ernest Bloch, un disque au programme plus risqué que celui-ci. Le monde de la musique de chambre devrait s'arracher ce pianiste qui arrache.
La réussite de ce disque tient aussi aux œuvres de son programme. La poignante Romance oubliée, à l'origine un Lied avec piano composé en 1844, Les pleurs des femmes, sur un poème de Karolina Karlovna Pavlova (1807-1893), puis mis au piano seul quatre ans après, puis vraiment oubliée dans le fonds de l'éditeur Simon, qui la ressort en 1880 après quarante années de sommeil, la réédite un an plus tard revue par le compositeur, lui aussi âgé de quarante années en plus. Cette pièce existe pour piano seul, avec alto, violon ou violoncelle, de toute manière le passage du Lied au piano seul a conservé la structure de la mélodie accompagnée, une partie chantante, une partie accompagnante et légèrement concertante, très consensuelle, fusionnelle comme aux premiers jours de l'amour.
La sonate pour violoncelle et piano opus 65 de Chopin, 4e et dernière œuvre de musique de chambre du compositeur, lui a demandé trois années de travail, avec beaucoup d'hésitations et de ratures, mais le chef-d'œuvre est au rendez-vous, tant par l'écriture contraponctique virtuose et l'harmonie complexe, la diversité expressive, le dialogue entre les instruments, et une évolution certaine du style, tirant vers les collègues allemands. Œuvre de la rupture ?
Les trois belles romances, pleines d'amour et de musique, cadeau de Noël pour son épouse Clara, sont composées en 1849 par Robert Schumann. elles sont à l'origine pour piano et hautbois, elles sont publiées par Simrock également pour les clarinettistes et les violonistes.
Dvořák a composé sa sonatine — piano et violon — pour ses enfants Otilie qui a quinze ans et Antonín âgé quant à lui de 10 ans. Une œuvre qui doit être techniquement jouable et compréhensible par eux, en espérant qu'ils auront encore du plaisir à la jouer au long de leur vie. Le compositeur séjourne alors aux États-Unis et confie à cette œuvre quelques-unes de ses impressions.
Symétriquement à la Romance oubliée qui clôt l'enregistrement, c'est le très beau « Waldesruhe » de Dvořák, extrait du recueil Des forêts de Bohème. Après le succès des Danses slaves pour piano à quatre mains de 1878 (opus 46), l'éditeur berlinois Fritz Simrock revient à la charge. Dvořák lui répond qu'il est très difficile de faire deux fois la même chose. En 1881, il lui livre dix courtes pièces sous le titre générique de Légendes (opus 59), pour piano à quatre mains, un genre très en vogue. Deux ans plus tard, il propose une chose encore une fois différente : des impressions poétiques inspirées par les promenades qu'il affectionnait faire dans la forêt de Bohème.
Jean-Marc Warszawski
30 mars 2015
1. Antonín Dvořák, Waldesruhe (Lento e molto cantabile). 2-.5. Antonín Dvořák, Sonatine opus 100 en sol majeur (Allegro risoluto, Larghetto, Molto vivace, Allegro). 6-8. Robert Schumann, Trois romances opus 94 (Nicht schnell ; Einfach, innig ; Nicht schnell). 9-12, Frédéric Chopin, Sonate pour violoncelle et piano opus 65 en sol mineur (Allegro moderato, Scherzo, Largo, Finale allegro). 13. Franz Liszt, Romance oubliée, S. 132.
Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil, ☎ 06 06 61 73 41.
ISNN 2269-9910.
Vendredi 31 Mai, 2024